Il y a 50 ans, le discours qui a failli changer le cours de l'histoire au Proche-Orient
Il y a 50 ans, Bourguiba entamait un périple historique et à maints égards inimaginable aujourd’hui, par sa durée (8 semaines), le nombre de pays visités (Egypte, Arabie Saoudite, Jordanie, Koweit, Liban, Iran, Turquie, Grèce et Yougoslavie) et celui des personnalités tunisiennes qui accompagnaient le président (une soixantaine). Un épisode méconnu de notre histoire dont on a retenu surtout le discours d'Ariha. Les jeunes générations que le triste spectacle offert aujourd'hui par l'Assemblée des représentants du Peuple et la classe politique d'une manière générale désespère ont tout intérêt à s'acquitter de ce devoir de mémoire, car ce périple peu commun constitue une page de leur histoire dont ils n'ont pas à rougir, bien au contraire.
En 1965, Bourguiba avait 62 ans. Il avait mené à bien le processus de décolonisation dans son pays. L’autonomie interne, l’indépendance, la proclamation de la République, l’évacuation militaire puis agricole. Après le putsch manqué de décembre 1962, il a certes réduit au silence l'opposition, « concentré entre ses mains autant sinon davantage de pouvoirs que le Bey et la résidence générale réunis n'en avaient», mais il a transfiguré son pays, consacré le tiers du budget de l'Etat à l'enseignement, accordé leurs droits aux femmes et mis le pays sur les rails du progrés. Grâce à lui, notre pays jouit d'un prestige immense. Léopold Sédar Senghor, le président-poète du Sénégal a reconnu lors de l'une de ses visites en Tunisie qu'il qualifiait de « pélérinage aux sources de l'africanité » : « quand un ministre vient me demander conseil à propos d'une question épineuse, je lui reponds : voyez si les Tunisiens ont eu le même problème et inspirez-vous de leur démarche». Neuf ans après l'indépendance, Bourguiba commence à se sentir à l’étroit dans sa petite Tunisie et pense que le temps est venu de faire profiter les peuples arabes de ses conseils et de son expérience. Le 16 février 1965, il s’envole vers ce "Machrek" compliqué dont il n’avait jamais apprécié l’impulsivité des dirigeants. N'avait-il pas reproché à plusieurs reprises aux Arabes « leur propension à fuir devant les faits réels », d’où « le profond et large abîme entre ce qu’ils souhaitent et la réalité dans laquelle ils vivent ».
«L'Allemagne n'en mourra pas»
Première étape : le Caire, cœur battant du monde arabe, qui l’avait si mal reçu au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Il faut dire que les rapports avec l'Egypte depuis l'indépendance n'ont jamais été un long fleuve tranquille. Nasser avait pris le parti de Salah Ben Youssef dans son conflit avec Bourguiba. Mais après les évènements de Bizerte, en 1961, les relations entre les deux pays se sont nettement améliorées, si bien que le président égyptien fut invité aux festivités marquant l'évacuation de la base en 1963. Deux ans plus tard, c'est au tour de Bourguiba de se rendre au Caire. l’accueil est chaleureux, enthousiaste même. On lui déroule le tapis rouge. Nasser ne le quittera pas d’une semelle : il accompagne son hôte à l’université du Caire où il est fait docteur honoris causa, lui rend visite à l’ambassade de Tunisie au Caire, ce qu’il n’avait jamais été fait avec un président étranger avant de coprésider avec lui un meeting à Assouan. La veille, on apprend que l’Allemagne fédérale a reconnu Israël et lui a livré des armes ainsi qu'une aide financière consistante. Le discours de Nasser est entièrement consacré à cette affaire. Devant une foule hystérique, il annonce, en représailles, la rupture des relations diplomatiques avec Bonn, appelle les pays arabes à suivre son exemple et dénonce la duplicité de l’Allemagne et sa pusillanimité face aux Israéliens avant de donner la parole à son hôte dans l’espoir qu’il enchaînerait sur le même registre. C’était mal connaître Bourguiba. Il a toujours pensé « qu’un dirigeant ne devait jamais suivre son peuple, mais le précéder ». Il l’avait prouvé par le passé en appelant les Tunisiens, pourtant favorables aux forces de l’axe, à appuyer les alliés pendant la deuxième guerre mondiale, puis à se contenter de l’autonomie interne pour ensuite réclamer l’indépendance. De tous les leaders de ce qu'on appelait alors le Tiers-monde, il est le seul à n'avoir pas fait "le pélérinage" à Moscou, ni à sacrifier à l'anti-américanisme ambiant, pressentant une fin sans gloire d'un système qui portait en lui les germes de sa propre destruction. Dans un silence de mort, il s'attachera à faire voler en éclats l’argumentaire de son hôte : « Il faut comprendre l’Allemagne a-t-il déclaré en substance. Elle nourrit un complexe de culpabilité vis-à-vis des juifs. Elle est soumise à de très fortes pressions de la part des Etats Unis et des autres pays occidentaux. Pourquoi chercher à tout prix à l’humilier. Quant aux relations diplomatiques, il y a une centaine de pays qui ont reconnu et entretiennent des relations avec Israël, allons-nous rompre avec eux. « De toutes les façons, concluait-il, l’Allemagne n’en mourra pas ».
Quelques heures plus tard, il s’envole pour Jeddah. Mais les foules égyptiennes n’ont pas attendu son départ pour mettre à sac l’ambassade de Tunisie au Caire ainsi que la résidence de l’ambassadeur, Mohamed Badra, le quotidien Akhbar El Youm titre « bouclez-là, Bourguiba», alors que le propagandiste en chef du régime, Ahmed Saïd abreuve d’insultes Bourguiba le traitant de « fou dangereux », de « super espion » de « judas », sur les ondes de la radio Sawt El Arab, une station dont on a peine à imaginer aujourd’hui l’influence (néfaste) qu’elle a exercée sur « les masses arabes » dans les années 50 et 60. Même le grand Heykal se joint à la curée : « soit il est fou, soit il a partie liée avec l'Amérique ». La lune de miel entre Tunis et le Caire aura été de courte durée. A peine quatre ans. Et c'est de nouveau, la guerre des ondes, les campagnes de presse et la rupture des relations diplomatiques.
Bourguiba, un empêcheur de penser en rond
Si l’étape saoudienne s’est déroulée sans histoires, celle de Jordanie est très mouvementée. Visitant un camp de réfugiés à Jéricho (Ariha), le 3 mars 1965, il découvre « un spectacle indescriptible » qui lui fait prendre conscience « des responsabilités que les pays arabes n’avaient cessé d’assumer depuis la « nekba ». Au sommet de son art, « le combattant suprême » improvise un discours d’une cinquantaine de minutes qui met le monde arabe sens dessus-dessous. On ne compte plus les tentatives d'attenter à sa vie. Baghdad et Damas refusent de le recevoir parce qu’ils ne pouvaient pas assurer sa sécurité.
Qu'a dit Bourguiba de si grave pour mériter tout ce tollé ?
Il propose le retour à «la légalité onusienne«, au plan de partage de 1947-48, tout en mettant en garde son auditoire contre les proclamations enflammées et grandiloquentes. «S’il apparaît que nos forces ne sont pas suffisantes pour anéantir l’ennemi ou le bouter hors de nos terres, nous n’avons aucun intérêt à l’ignorer, ou à le cacher», ajoute-t-il. «Il faut le proclamer haut. Force nous est alors de recourir, en même temps que se poursuit la lutte, aux moyens qui nous permettent de renforcer notre potentiel et de nous rapprocher de notre objectif par étapes successives. La guerre est faite de ruse et de finesse. L’art de la guerre s’appuie sur 1’intelligence, il implique une stratégie, la mise en œuvre d’un processus méticuleusement réglé.
«Peu importe que la voie menant à l’objectif soit directe ou tortueuse. Le responsable de la bataille doit s’assurer du meilleur itinéraire conduisant au but. Parfois, l’exigence de la lutte impose contours et détours.
«Il est vrai que l’esprit s’accommode plus aisément de la ligne droite. Mais lorsque le leader s’aperçoit que cette ligne ne mène pas au but, il doit prendre un détour. Les militants à courte vue pourraient penser qu’il a abandonné la poursuite de 1’objectif. Il lui revient alors de leur expliquer que ce détour est destiné à éviter l’obstacle que ses moyens réduits ne pouvaient lui permettre d’aborder de front. Une fois l’obstacle contourné, la marche reprend sur la grande route qui mène à la victoire.
«Plus d’un leader arabe s’est trouvé dans l’impossibilité d’agir de cette manière. Pourtant, notre défaite et l’arrêt de nos troupes aux frontières de la Palestine prouvent la déficience de notre commandement. L’impuissance des armées à arracher la victoire malgré l’enthousiasme des combattants était due à ce que les conditions de succès n’étaient pas réunies».
Israël, une Sparte des temps modernes
Bourguiba est tout entier dans ces propos : gradualisme, réalisme, courage et clairvoyance. L'étape de Beyrouth lui permet de préciser sa pensée lors d'une conférence de presse mouvementée : «Les réfugiés sont entretenus à la fois dans des espérances chimériques et des haines stériles. Si je suis mal à l’aise dans la haine, ce n’est pas seulement parce que je méprise ce sentiment, mais parce que chez les Arabes, il empêche toute action lucide. C’est un alibi à l’inaction. On crie, on injurie, on lance des imprécations et on a ensuite l’impression de s’être délivré d’avoir accompli sa tâche». Il parle de pragmatisme, de réalisme». Un journaliste l'apostrophe : «le réalisme consiste à tenir compte du fanatisme des foules». C'était aussi la position de la plupart des dirigeants arabes de l'époque : « Je suis votre votre chef, donc je vous suis». La politique selon les leaders arabes consiste à suivre la foule : vox populi, vox dei. Le peuple a toujours raison.
Tenus aujourd’hui, les propos de Bourguiba auraient été l'évidence même. En 1965, c’est un pavé dans la mare des certitudes. Bourguiba est ici parfaitement dans le rôle qui a toujours été le sien : un agitateur d'idées, un empêcheur de penser en rond, n'hésitant pas à prendre son auditoire à rebrousse poil , à fâcher, à désespérer même. Il a bien saisi la psychologie des foules arabes. Elles aiment les gens qui les font rêver, non ceux qui les font réfléchir. C'est la civilisation du verbe, le verbe qui tient lieu d'alibi à l'inaction, pour reprendre son expression. C'est cette mentalité qu'il a cherché à combattre au cours de son périple. Son objectif étant de provoquer un sursaut chez des Palestiniens dorlotés par des années de promesses jamais tenues.
Ce périple aurait pu marquer un tournant dans le conflit arabo-israélien. Mais Israël qui faisait figure de victime s'est révélé sous son vrai jour : un pays belliqueux, une sorte de Sparte des temps modernes. Après un temps de latence, les dirigeants israéliens minimisent la portée du discours de Bourguiba, expriment leurs doutes sur sa sincérité. Mais Abba Eban, son ministre des affaires étrangères, finira par jeter le masque : « mettre en oeuvre les résolutions de 47-48 reviendrait à essayer de reconstituer un oeuf dont on a fait une omelette il y a 18 ans». C'est un non catégorique aux propositions de Bourguiba. Mis en danger de paix, Israël s'en sort sans trop de dégâts. Il sera sauvé par les Arabes par leur refus des propositions qu'ils n'ont même pas pris la peine d'examiner, alors que le monde s'est montré plus réceptif à ses vues (en deux mois, Bourguiba aura accordé quarante interviews aux journaux occidentaux, selon Samuel Merlin). Un journaliste israélien commente : «une fois de plus Israël a été tiré d'une situation délicate grâce au manque de finesse politique des Arabes».
Ah, si on avait écouté Bourguiba !
«Ah, si on avait suivi Bourguiba», s'est écrié un jour Loti Kaddoumi, compagnon de lutte de Yasser Arafat, on aurait sans doute fait l’économie de tant de guerres et de malheurs ». Mais l’histoire ne se fait pas avec des « si ». Curieusement, 50 ans après, aucune étude sérieuse sur ce pan de notre histoire n'a encore vu le jour en Tunisie. Seul un journaliste... israélien, Samuel Merlin lui a consacré un livre de 500 pages, aujourd'hui épuisé (1).
En quittant la Cisjordanie, Bourguiba avait averti les Palestiniens : si vous continez dans cette voie, vous en serez dans vingt ans, au même point. Il était trop optimiste. Cinquante ans et deux guerres meurtrières après, les Arabes en sont à revendiquer non plus le retour aux frontières de 47, de 67 ou de 73, mais celles des accords d’Oslo en 93, sans grand espoir d'être entendus.
(1) Samuel Merlin, Guerre et paix au Moyen-Orient, édition Denoël Paris 1969
Hedi Béhi