Confessions d’un substitut du procureur de la République
Tenir une discussion avec M. Sofiène Sliti, premier substitut du procureur de la République près le tribunal de première instance de Tunis, tient de la gageure. Homme très occupé, il l’est réellement. Ses trois portables sonnent à tour de rôle. L’un est dédié aux affaires terroristes. Il reçoit des appels de partout à travers le pays. L’autre est confiné à son rôle de porte-parole du Parquet près du Tribunal de première instance de Tunis.
Il y répond aux interrogations des journalistes. Il s’y prête d’ailleurs de bonne grâce et toujours avec une indéniable disponibilité. Seul son portable familial est resté silencieux. C’est qu’il n’a pas de vie familiale, nous explique-t-il. Mobilisé de 8h du matin à 20h, il lui arrive presque quotidiennement de rentrer chez lui avec ses dossiers sous le bras, sur lesquels il va plancher jusqu’à une heure du matin. Dix mille affaires sont traitées tous les ans par ce tribunal, soit une bonne proportion de l’ensemble des affaires examinées par le système judiciaire tunisien. Ces affaires vont des simples différends entre voisins ou les conflits sur le partage des héritages aux infractions plus graves à caractère criminel comme l’homicide ou autres.
Il nous montre la pile de dossiers qui encombre son bureau: «Ce sont ceux collectés en une journée», nous confie-t-il. Le Parquet de Tunis compte, aux côtés du procureur de la République, 17 substituts. « Nous sommes en sous-effectif», nous précise-t-il. Il estime que la masse de travail pourrait mobiliser beaucoup plus de magistrats. «Au moins vingt-cinq substituts sont nécessaires», juge-t-il. Pour les juges d’instruction, ils sont 31 dont 10 pour le pôle financier. C’est également peu, au vu de la masse de travail. Lui seul, de par ses fonctions en relation avec les affaires terroristes, est exempté de la permanence. Tous les autres s’y plient à tour de rôle. A partir de 18h, l’un parmi eux est réquisitionné pendant une semaine pour s’occuper des affaires survenant la nuit. Il peut être réveillé à tout moment. En cas de crime ou de forfait grave, il doit d’ailleurs se transporter sur les lieux pour faire les constatations d’usage. Mais comme ses autres collègues, il doit être à son bureau le lendemain matin à 8h30. C’est une contrainte sans compensation ni matérielle ni en journées de repos.
Les conditions matérielles sont parfois déplorables (les photocopieuses et les appareils de télécopie ne sont disponibles que dans quelques bureaux), les ressources humaines manquent (des juges d’instruction ne trouvent pas parfois de greffiers pour prendre des notes), mais la justice est quand même rendue. Les magistrats travaillent d’arrache-pied. Parfois sans contrepartie matérielle à la mesure des efforts consentis.
Un pôle judiciaire des infractions économiques et financières dépend de ce même tribunal. Le Parquet peut s’autosaisir de dossiers de sa propre initiative. Il suffit d’un article de presse, d’une interview à une chaîne de télévision pour ouvrir de son propre chef un dossier. Ainsi a-t-il ouvert récemment une enquête sur le blanchiment d’argent suite à la publication des documents Swiss Leaks sur les comptes d’hommes d’affaires tunisiens à la banque HSBC.
Si pour les affaires ordinaires, le tribunal de Tunis est saisi de celles ayant lieu sur son territoire géographique, il a compétence sur les affaires liées au terrorisme ayant lieu sur tout le territoire de la République.
En effet, en vertu de l’article 43 et de la loi n°2003-75 en date du 10 décembre 2003 relative au soutien des efforts internationaux contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent, «le tribunal de première instance de Tunis est seul compétent pour connaître des infractions terroristes.»
A la question que beaucoup se posent : pourquoi les prévenus parfois dans des affaires terroristes sont relâchés après avoir été appréhendés par les forces de l’ordre, il répond : «Le juge prend ses décisions sur la base de faits et de dossiers. Seul le droit prime à ses yeux. Le juge cherche la preuve de l’inculpation comme il cherche la preuve de l’innocence. C’est de cette interaction que naît la vérité judiciaire ».
Qu’en est-il du pôle des affaires terroristes dont la mise en place a été annoncée par le gouvernement ? Il est en cours d’installation, nous précise-t-il. Cela prendra encore quelque temps. Mais cela ne va pas alléger le travail du ministère public près le Tribunal de Tunis. Car le pôle dépendra de ce tribunal. En plus, celui-ci mobilisera quatre substituts près cette juridiction. A notre question concernant le retard constaté dans l’achèvement de la procédure d’instruction des affaires terroristes, M.Sliti nie tout retard. «Sur les 97 dossiers en cours, le Parquet a pris des ordonnances de renvoi devant le tribunal sur 93 affaires». Il reste à fixer les dates des procès, ce qui ne saurait tarder, affirme-t-il.
Dans l’instauration de la justice, le Parquet joue un rôle majeur. Selon le Code de procédure pénale, «le procureur de la République représente le ministère public. Il est chargé de la constatation de toutes les infractions, de la réception des dénonciations ainsi que des plaintes des parties lésées».
Personnage-clé dans la hiérarchie judiciaire, le chef du Parquet «défend les intérêts de la société et veille à l’ordre public. Il effectue en plus un travail de prévention et applique la loi dans l’intérêt des citoyens. Il analyse du point de vue du droit les plaintes et les dossiers qui lui sont soumis». C’est le Parquet qui reçoit les plaintes, qualifie les infractions, demande les compléments d’enquête, ou l’avis d’experts. C’est lui qui décide des suites à donner soit le non-lieu, soit l’inculpation des prévenus. C’est lui qui décide aussi la détention préventive ou le maintien en liberté. Accusateur public, c’est dans le sens que son seul souci est l’intérêt public qu’il faut le prendre. Car, comme tous les juges, il prend ses décisions en toute conscience. Pour lui, seule la loi prime.
En prenant congé de lui, on ne pouvait s’empêcher de lui demander si dans ses fonctions contre le terrorisme il disposait d’une sécurité spéciale. M. Sliti hausse les épaules. «On s’en remet à la volonté d’Allah», nous répond-il, fataliste, dans un sourire.
Raouf Ben Rejeb