La laïcité en question
«Est-il difficile, voire impossible de penser la laïcité, ou encore de l’appliquer, dans un espace politique et culturel différent, quand il est «admis » qu’elle est, et reste une exception française, ou encore européenne,occidentale?»
Ainsi commence l’ouvrage qui vient de paraître aux éditions de L’Harmattan, Penser la laïcité dans les pays arabes, de la renaissance arabe à nos jours. C’est une version remaniée d’une thèse de Doctorat de Belkacem Benzenine, soutenue en 2008 à l’université Charles de Gaulle Lille III.
Instituée en France dès 1905, la laïcité est de nouveau dans l’air du temps. Après avoir animé dans la rue ‘l’esprit de janvier’, elle sera bientôt dans l’école en attendant sa fête officielle, décembre prochain. Conscient des difficultés que pose un tel sujet, à l’interprétation particulièrement délicate, l’auteur se veut prudent:
«Qu’il soit donc bien entendu qu’il n’est pas question de prendre position sur le plan politique, idéologique et ou religieux. Nous considérons que la tâche et le but du présent travail consistent, à partir d’une lecture critique des idées et des faits, dans la mise en lumière d’une conception arabe de la laïcité, et dans la compréhension de ce lien complexe entre le politique et le religieux.» (p.28)
L’enjeu est de taille,mais en appréhendant cette question à partir d’une approche politique et sociologique comme une étude critique d’un vaste débat entre penseurs et ulémas arabes, l’auteur, docteur en philosophie politique, n’est pas sans savoir «qu’il estillusoirede saisir les idéeset les écritssur la laïcité,l’islam et le monde arabedans leur globalité …» (p.17), aussi décide-t-il de
limiter le champ de son étude en ne s’attachant qu’aux penseurs arabes dans la mesure où leur approche a été dans l’ensemble, indirecte mais significative.
Son travail se compose de quatre grands chapitres. Dans le premier, ‘Formes d’émancipation de la pensée laïque’, il est question de l’impact des réformes introduites dans l’empire ottoman (tanzimat), et en Egypte par le vice-roi Muhammed Ali, dans le sillage de la Nahda. L’impulsion imprimée pour la première fois par ce mouvement culturel à la notion de laïcité se fonde non plus sur la religion mais sur l’identité nationale, l’histoire et l’influence de l’Occident. En effet, d’après l’auteur, la sécularisation a commencé à l’ère de la Nahda:
«La question de la laïcité dans la pensée arabe tient tout d’abord à une critique des conditions sociales et politiques des sociétés arabes. Dans l’œuvre monumentale des penseurs de la Nahda, période charnière dans l’histoire du monde arabe, l’idée de laïcité se révèle appartenir à une construction historique qui a ses raisons et ses fondements. La laïcité trouve donc ses raisons, dès le début du XXe siècle, dans une situation marquée par le déclin culturel et politique.» (pp.23-24)
Et l’auteur d’opérer dans ce premier chapitre un retour dans le passé pour suivre la genèse de l’idée de laïcité et son cheminement dans les pays arabes en commençant, bien entendu, par l’Egypte et ses fameux réformateurs comme Tahtawi, ‘Abduh, Quasim Amin, Mansour Fahmy, Taha Hussein, etc…
Toujours dans ce premier chapitre, l’auteur note à propos du Maghreb:
«Pour les élites maghrébines de la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle le contact avec les élites réformistes du Moyen Orient et les relations qu’elles nouent avec les administrateurs français ainsi qu’avec les orientalistes, ont contribué à leurengagement dans un processus de sécularisation. Les élites maghrébines ont participé à un mouvement de renouveau de la culture arabe tel que Mohamed Bencheneb, Bensmaïa, El-Medjaoui, Khayr al-din et Ibn Abi Dhiyaf l’ont illustré…» (p.99)
Parlant de ce dernier,Belkacem Benzenine écrit :
« En sa qualité d’historien et d’homme politique chargé des réformes, Ibn Abi Dhiyaf, très influent auprès du gouvernement tunisien, considère que tout changement politique passe par la sécularisation politique et économique ». (p.86)
Dans le second chapitre intitulé ‘La laïcité comme valeur de la modernité’. l’auteur s’étend longuement sur deux aspects sous lesquels s’est présenté le débat portant sur l’idée de la séparation du politique et du religieux. Le premier aspect est centré surla modernité et le second sur le nationalisme, dans la mesure où ces deux concepts sous-tendent fortement la ligne directrice de la pensée arabe à propos de la question de la laïcité.En rapport avec ce problème, l’auteur définit la modernité comme un concept qui « ne s’entend qu’à partir d’une volonté qui se veut l’expression du changement des structures sociales et culturelles. » (p107)
Dans le troisième chapitre, ‘Califat, pouvoir et système islamique’, l’auteurdéveloppe les raisons politiques et sociales ayant conduit à la limitation du champ religieux et la perte de plus en plus sensible de son influence.L’abolition du Califat en 1924 a donné lieu à de vives discussions sur le rapport entre le politique et le religieux. Pour illustration, et avant de s’étaler longuement sur les théories d’al-Banna et de Sayyid Sabiq, l’auteur cite successivement des penseurs très influents comme le Libanais Rashid Rida, disciple de ‘Abduh et sa conception du Califat « comme riposte à la pensée laïque » (p.173) et Ali Abderraziq, figure proéminente du courant moderniste égyptien des années 1920, et auteur du célèbre L’Islam et le fondement du pouvoir.
Le quatrième et dernier chapitre,’Les enjeux de la laïcité aujourd’hui’, est consacré à « la solution laïque », à « la religion d’Etat », à la réticence de certains penseurs et enfin à « la mise en lumière » d’une conception arabe de la laïcité.
Mais, faut-il le préciser ? Le débat n’est pas tranché pour autant et il n’est pas près de l’être. L’attitude de certains intellectuels tunisiens vis-à-vis de ce problème le prouve. L’idée de la laïcité et de la sécularisation ne cesse de les interpeller. Le professeur Khaled El Manoubi, pour ne citer que lui, s’est interrogé récemment :
« Comment… oser proclamer que l’islamisme politique est antinomique par rapport à la sécularisation? C’est que l’européocentrisme a tendance à contester aux hommes non européens de souche de pouvoir rallier la modernité ». (‘L’inconsistance du clivage laïcs-islamistes dans les pays arabes en transition démocratique’,La Presse de Tunisie du 10/02/2015)
Ainsi donc,dans la mesure où la laïcité, selon cet intellectuel, « n’est qu’un cas particulier du processus de la sécularisation imposée par le capitalisme depuis cinq siècles », on peut également s’interroger, toujours en rapport avec la laïcité, sur la modernité elle-même. N’est-ellepas, tout simplement, un concept relatif, accaparé par les pouvoirs publics et les politiciens, variant au cours des siècles selon les normes fixées surtout par les puissances dominantes, et non pas, comme l’affirme Belkacem Benzenine l’expression « d’une volonté de changement » ?
Belkacem Benzenine, Penser la laïcité dans les pays arabes, de la renaissance arabe à nos jours, L’Harmattan, Paris, 2015.
Rafik Darragi