Opinions - 17.03.2015

Autorité quand tu ne nous tiens plus!

Autorité quand tu ne nous tiens plus!

L’autorité, c'est-à-dire la capacité de commander, de décider, de s’imposer à autrui et de se faire obéir est souvent remise en cause par des mouvements sociaux. Elle est ce qui permet à chacun d’assimiler les interdits fondamentaux liés à la sociabilisation, de rationaliser et de moraliser les rapports sociaux. Une autorité bien fondée grandit et amène le respect. Mais on parle partout de la "crise de l'autorité". Tout le monde cherche l'autorité perdue. Mais de quoi parle-t-on ? S’agit-Il de l'autorité "coup de bâton" ? Point trop n’en faut ! L'autoritarisme a toujours été une tentation des sociétés humaines, ce danger qui nous guette de basculer très facilement vers l’excès. L'autorité perdue que l'on essaie de récupérer peut vite conduire au retour de l'autorité "coup de bâton". Dans le Contrat Social, JJ Rousseau ne remet pas en cause l’existence de l’autorité en soi. Il en discute l’emploi qui en est fait sa légitimité et les abus possibles. Soit cette autorité va reposer sur l’usage de la force et de la coercition et la possibilité de se maintenir au pouvoir grâce à ce moyen, soit elle va reposer sur un consensus social qui se résout par une absence d’objection ou par la reconnaissance. Le fait que l’autorité ait disparu ou presque du monde moderne nous incite à poser le problème. La crise de l’autorité est constante et toujours plus large et plus profonde puisqu’elle s’est étendue aux domaines de l’éducation et de l’instruction dans lesquels l’autorité a toujours été acceptée comme une nécessité naturelle manifestement requise. Sa légitimité a toujours été incontestée. Mais voyons un peu tout cela!

Dans son étymologie, le mot "autorité" (du latin ‘’auctoritas’’, rattaché à la racine ‘’augere’’), signifiait à l’origine "augmenter". Cela suggère que la valeur de l'autorité est accentuée par une morale infaillible empreinte d’humanité. L’autorité est un potentiel altruiste et orienté vers le dehors et celui qui la détient sur un groupe est à même d’en augmenter ses connaissances, son bonheur, son travail, sa sécurité. Il a en fait une fonction de développement, de croissance et de grandissement du groupe. La véritable autorité est celle qui grandit et valorise celui sur lequel elle s’exerce. C’est ce qui explique que le mot "auteur" dérive de cette autorité-là. En tant qu'auteur, il se porte garant de ce qu’il dit ou fait, il l’assume et en est responsable, son fait, sa création étant destinés au bien-être de tous. Et si un livre, un cours, une leçon, des décisions, une oeuvre, un acte sont bons, ils tendent à valoriser leur destinataire. L’auteur d’un bon livre augmente le savoir, le divertissement ou le bonheur de son lecteur, un bon enseignant celui de ses étudiants. Mais dans tous les cas, l’accès au savoir, la maximisation de l’intellect, le divertissement passent nécessairement par une disponibilité, de bonnes dispositions et une ouverture d’esprit qui s’accompagne d’une totale réceptivité. Il faut savoir recevoir la science qui est dispensée et non pas seulement en consommer les effets. La réceptivité est une forme de sagesse qui ouvre la porte de la connaissance et de la compréhension.

Il est indéniable que l’éducation et l’instruction sont des droits fondamentaux de l’Homme. Mais l’accès à l’instruction et l’exercice de ce droit ne se fait pas par la force ni par les armes qu’elles soient physiques ou verbales.

Dans le domaine éducatif on assiste depuis de nombreuses années à une baisse des niveaux d’instruction et de performance depuis l’école primaire jusqu’au supérieur. L’une des causes est très certainement cette absence de réceptivité. Une autre est institutionnelle et relève sans doute aucun des instances de décision. Le savoir est considéré par les pouvoirs publics comme une matière à consommer rapidement comme si les institutions d’éducation et d’enseignement étaient des fast food, des Mac Donald du savoir. Il y aurait donc mal bouffe de la connaissance. Le système de l’enseignement de base tout comme celui du secondaire et surtout le système LMD ont ruiné toute le fondement épistémologique du pays. (Épistémologie étant entendue comme l’ensemble des méthodes de production, de communication et de consommation, de diffusion du savoir). Elle a sacrifié sur l’autel d’une réforme malheureuse toute une frange de la jeunesse du pays avec a la clé, une médiocrité pathologique et pathétique. A tous les niveaux, ce n’est pas la connaissance elle-même qui est valorisée mais le contrôle continu et répétitif qui est devenu une obsession. Des devoirs surveillés, des examens à ne plus savoir où donner de la tête. Les élèves et les étudiants n’ont même plus le temps d’assimiler ce qui leur a été communiqué. Tout le temps et toutes les énergies sont consacrés à l’organisation de devoirs de contrôle devoirs de synthèse, tests de connaissance, partiels, devoirs surveillés, à répétition. Les élèves sont devenus des machines enregistreuses qui ingurgitent un ensemble de donnée pour les régurgiter dans des copies alors que les enseignants sont devenus des surveillants correcteurs. Et bien sûr cela se répercute sur les notes et les résultats mais aussi et surtout sur la formation puisque une fois l’épreuve passée il ne reste aucune trace de ce qui a été appris durant la période de révision. Il s’opère un véritable formatage des cerveaux de ces têtes blondes pour un nouveau cycle.

Dans un autre registre, on m’a toujours appris que La frustration était une expérience indispensable et salutaire au développement de l’Homme : pour vivre en société, il doit apprendre à renoncer à la satisfaction immédiate de tous ses désirs. Surtout en matière éducative, dans un système où l’examen reste un outil de contrôle de compétence, la part du succès est à mettre sur le même plan que le risque d’échec et ils doivent tous deux être intégrés et acceptés comme étant de probabilité égale. Il n’y a pas un droit catégorique et indiscutable à la réussite tout comme l’échec n’est pas la fin du monde. La seule donnée fiable à prendre en considération est le mérite et la conscience. Mettre une mauvaise note ce n’est pas un crime quand elle est justifiée et objective. Il faut garder à l’esprit qu’amour et autorité sont compatibles : l’un découle même de l’autre. En effet, c’est parce que le maître aime son disciple qu’il lui fixe des interdits ou lui inflige des frustrations, pour sa réussite future, son bien-être. On apprend beaucoup de ses erreurs lorsqu’on les admet. Mettre des barrières sur un chemin initiatique semé d’embuches, c’est aussi aider celui qui l’emprunte à avancer : un chemin balisé est toujours rassurant, l’étudiant gagnera en confiance et sera mieux préparé pour son autonomie à venir. Sans autorité pour sanctionner ses fautes, il pourrait aussi se sentir négligé, abandonné, livré à lui-même sans points de repère. Le facteur essentiel de l’autorité est la communication : une interdiction pure et simple, une mauvaise note sans explication, n’a aucun sens pour celui qui en est l’objet, elle est donc inutile, voire nuisible, pouvant être perçue comme une sanction ou comme discriminatoire et injuste. L’échec a également des vertus éducatives. Il est important d’expliquer clairement, simplement, le pourquoi de telle ou telle chose. Mais encore faut-il que le dialogue soit possible et que l’autre soit ouvert à la discussion. Les enseignants eux même ont subi ces règles et n’en sont pas morts. C’est un passage obligé qui est posé par la société et l’institution dans un souci de cohérence, et l’autorité implique que tous nous appliquions les règles imposées par le système.

A un autre niveau, notre pays a fait sa révolution mais ne l’a pas encore totalement intégrée et dépassée. La population est en révolte permanente contre tous les rouages de l’institution étatique envers lesquels il n’a plus confiance. Aujourd’hui la mode est à la contestation et l’insoumission à l’autorité. L’insubordination et la désobéissance est la norme, surtout depuis qu’un certain ministre de l’éducation nationale en 2011 a commis l’erreur de déclarer dans les média télévisés que les élèves ne devaient plus avoir peur de rien ni de personne. Et donc cela a été considéré comme aussi valable contre l’école et les enseignants. C’est ce qu’a vécu l’enseignement secondaire et c’est ce que vivent certaines institutions universitaires maintenant.

Cela fait plus de trois semaines que la Faculté de droit et des sciences politique de Tunis est à l’arrêt suite à la grève des étudiants des licences en droit. Mais surtout elle est la proie de véritables hooligans qui ne sont même pas étudiants et qui y trouvent une occasion d’y passer leur rage. Ces derniers jours, la Faculté a vécu un enfer et des faits inacceptables de la part d’étudiants à l’encontre de l’institution qu’elle représente et surtout à l’encontre de ses enseignants ont été commis. Des enseignants ont été agressés verbalement et dénigrés dans leur statut et dans leur travail ou violentés dans leur personne. Calomnies, insultes, agressions physiques ou verbales, menaces de mort même ont été à maintes reprises proférées. La majorité silencieuse est prise en otage par les meneurs du mouvement qui les empêchent d’accéder aux salles d’examen puisqu’ils ont décidé unilatéralement un boycott des épreuves. Ils ont instauré une atmosphère de peur et nous rejouent à leur façon des scènes que l’on croyait réservées au cinéma. La situation a atteint un point de non-retour avec une confrontation ouverte avec les professeurs. Le corps enseignant de la faculté est excédé au-delà du supportable surtout face à la passivité des instances de tutelle et à leur indifférence manifeste lorsqu’elles ont été saisies du problème. Ils ne se rendent pas compte du fait que ce qui se passe dans cette institution peut se généraliser si on ne prend pas les devants pour endiguer le phénomène et couper la tête du mouvement tant qu’il est encore temps. Pour que l’autorité fonctionne, une répartition des rôles entre les institutions les services et les structures est indispensable. C’est normalement aux instances tutélaires de poser les limites, aux enseignants de les rappeler. La passivité du ministère est un aveu d’impuissance et de crainte devant des étudiants qui empêchent et refusent toute conversation et toute tentative pour les raisonner. Aussi faut-il aujourd’hui frapper fort pour rétablir l’ordre des choses. Donner un coup pour désenrayer la machine indépendamment des dommages collatéraux certains.

D’une manière générale, notre époque méconnaît gravement l’importance des limites dans l’éducation. La situation décrite en est un exemple. C’est un phénomène qui est triste mais qui est une réalité partout à travers le monde. Les limites, les interdits, qui sont indispensables à la construction d’un individu sont bousculés et contestés. Cela remet en cause tous les principes civils tels que la liberté. Un individu sans limites n’est pas " libre ", car il est l’otage de ses pulsions, et il n’est pas " heureux ". Il vit dans l’angoisse et est livré à lui-même, n’ayant pas d’autre guide que sa satisfaction immédiate. S’il veut quelque chose, il le prend. S’il n’est pas content, il frappe ou il casse. Cette situation peut sembler agréable à court terme, mais elle est toujours grave et onéreuse de conséquences à long terme et cette personne qui n’apprendra jamais à s’en mettre lui-même pourrait tomber dans des extrêmes comme la délinquance ou l’autodestruction.

Les limites entre éducateurs et élèves ou étudiants ou encore disciples sont indispensables et doivent toujours être préservées et quand elles sont détruites, être restaurées. Ce sont elles qui vont permettre que chacun sache : D’abord qui il est et que les problèmes ne se règlent pas à coups de poings ou par les armes mais par le dialogue et la parole, même et a fortiori dans les cours d’écoles, des lycées et des universités. Ensuite quelle place il a par rapport aux générations et l’ordre social : L’étudiant n’est pas l’enseignant. Il n’a pas à commander et à régenter la vie de l’institution. Il n’est pas investi d’une compétence de décision comme il ne peut être l’ami et le confident de ses professeurs ou n’a pas à leur parler comme à des copains. Par rapport à l’interdit, il faut que l’étudiant comprenne que les enseignants ne sont pas à leurs ordres. Cela implique donc le respect d’une hiérarchie implicite, le respect de la vie de chacun et le respect de moments et de lieux : on ne fait pas ce que l’on veut quand on veut où on veut, on ne mobilise pas sous des prétextes fallacieux les foules et l’opinion. Enfin comprendre les règles du monde dans lequel il vit : On ne peut pas faire n’importe quoi, on n’a pas tous les droits, on ne peut pas tout avoir. Et quand on veut parvenir à quelque chose, il y a toujours un prix à payer : on ne devient pas un grand sportif sans s’entraîner, on ne réussit pas à l’école sans travailler et passer des examens.

Au demeurant, il est fondamental que tous comprennent et se rappellent que ces règles n’ont pas été inventées pour " embêter " les élèves et les étudiants, qu’elles ne leur sont pas réservées, que les enseignants y ont eux aussi été soumis, parce que le monde fonctionne ainsi. Mettre ce type de limites ne fait pas plaisir certes et fait souffrir car il prive l’individu d’un plaisir immédiat. Mais on ne se construit pas sans cette souffrance-là. Mettre des limites a pour but de permettre de comprendre ce qu’est la loi dans la société. La loi n’appartient à personne et chacun y est soumis. Elle est ce que l’on respecte et évite ainsi de s’enliser dans des conflits sans fin. Freud mettait la tâche d’éduquer – avec celle de " gouverner " et de " psychanalyser " – au rang des " impossibles " et il n’avait pas tort. Il n’y a pas de recettes pour savoir si une décision, une mauvaise note, une sanction sont justes ou injustes mais il y a des repères ou des faisceaux d’indices qui permettent une appréciation raisonnable.

Il était un temps pas très lointain où le savoir était affaire d’élites et où l’instruction relevait presque de l’ordre du privilège. On entrait dans l’enseignement comme on entrait dans les ordres et dispenser la connaissance était de l’ordre du sacerdoce. Il ne serait venu à l’esprit d’aucun disciple de contester les maîtres ou de faire montre d’insolence et d’indiscipline. Dans les années 1950 les châtiments corporels étaient encore pratiqués et malgré cela, les disciples se sentaient favorisés par le sort de pouvoir accéder au savoir. Mai 1968 est passé par là et on a pu faire des réformes utiles pour humaniser l’institution éducative et établir d’autres rapports entre les enseignants et les disciples. L’époque sombre de la pédagogie tortionnaire est révolue. Enfin, le système a permis l’expression des humeurs ou des états d'âme et d’une certaine individualité. Le disciple moderne est passé par des crises d’opposition et de révolte. Ces périodes essentielles au développement et à la réforme du système éducatif se sont fondées et se fondent normalement toujours sur le dialogue, la négociation, la patience et l’imagination. Mais aujourd’hui les faits démontrent que ce n’est plus cela. Souvent, cela relève de l’ordre du caprice. La tentation de céder est grande : fatigue, manque de temps, peur du regard d’autrui… Pourtant, c’est en ne cédant pas que les enseignants jouent leur rôle d’éducateur et en assument la responsabilité sans brutalité. Là, les limites ont été dépassées, une sanction s’impose, pour peu que l’on garde à l’esprit qu’elle doit avoir un sens. Il est important que les étudiants comprennent que leurs actes sont répréhensibles quand ils le sont. Mais la punition doit être immédiate, pour que soit établi et identifié le lien de cause à effet. La punition elle-même est éducative quand elle n’est pas violente, disproportionnée, humiliante. Elle permet à toutes les parties prendre du recul, de se calmer, de réfléchir à leurs actes, pour au final se sentir plus léger.

Mais il faut dire aussi que ce que ressentent les enseignants actuellement ce n’est pas autre chose que du désarroi. Tout se dégrade et il y a un refus de l’autorité scientifique des maîtres. Toute institution est contestée, tant dans la structure qu’au fond. On oublie que ceux qui choisissent l’enseignement le font généralement, non pas pour s’enrichir, car aucun enseignant n’a fait fortune jusque-là par leur fonction, mais par vocation.

Où est le respect que l’on doit au savoir ? Les enseignants sont accusés du pire sans aucun scrupule de la part des accusateurs, ni la moindre preuve réelle des faits reprochés. De simples accusations que l’on lance pour en voir les effets et voir si cela accroche ou pas. Des mensonges sont déclarés dans les médias par des gens qui se prétendent étudiants et qui sont la médiocrité même, et parfois qui n’appartiennent même pas à l’institution universitaire. Toute une campagne de dénigrement et de diffamation est menée contre la faculté à laquelle j’appartiens sans aucun fondement que la catastrophe des résultats des devoirs de contrôle continu. Le corps enseignant a été le premier à reconnaître le caractère inadapté du système et il s’attèle quotidiennement à essayer d’en atténuer les effets pervers et de défendre les intérêts des étudiants.

Un système éducatif en crise, des élèves et des étudiants démotivés, des parents démissionnaires, des professeurs à bout de nerfs. Voilà un tableau pessimiste régulièrement repris lors des bilans par les médias. Mais quels sont les griefs des enseignants ? D’abord une non-reconnaissance de leur fonction. Beaucoup ont le sentiment de n’être que des machines à produire du savoir, des rouages d’une mécanique archaïque mal lubrifiée. Elèves, étudiants, parents, diplômés et même les ministres de l’Education et de l’enseignement supérieur n’ont aucune considération pour eux, les rendant responsables des mauvais résultats, des échecs et du chômage. Ensuite, les parents manquent d’autorité. Toutes les valeurs de base, respect de l’adulte des ainés et des institutions, obéissance, travail, persévérance ne sont plus transmises par les familles. Les éducateurs se retrouvent face à des classes de dictateurs mal élevés, non autonomes et persuadés que le monde tourne autour d’eux. Pour enseigner, l’éducateur est obligé d’incarner le représentant de l’ordre, le gendarme et de faire la police dans sa classe.

Il y a aussi l’inquiétude imposée par la violence dans les établissements. Certains élèves et étudiants rejouent en classe les violences dont ils sont les spectateurs dans leur famille, dans la cité, dans la société ou au cinéma. Ils pensent qu’ils n’ont aucun avenir professionnel garanti, et les enseignants ont du mal à canaliser la rage qu’ils éprouvent vis-à-vis d’un système socio-économique défaillant et dont ils se sentent exclus. Mais il ne faut pas baisser pas les bras. Etre enseignant, c’est une grande responsabilité ; ils sont là pour leur apprendre les règles sociales mais aussi pour leur redonner confiance en la vie ce qui constitue un travail de tous les instants au jour le jour. Mais encore faut-il une certaine dose de respect et d’acceptation.

Les parents doivent comprendre l’importance de leur implication dans la scolarité de leurs enfants et doivent exercer une autorité parentale réelle et effective, qui par les temps qui courent est bien malmenée. La parole peut et doit permettre de restaurer la confiance entre professeurs et parents, et de décider d’actions communes pour aider les enfants à redonner du sens à leur scolarité et à se réinvestir dans leurs études. Pour cela, les rectorats devraient faire leur part du travail et mettre en place des groupes de paroles et de rencontre.

Nous assistons, depuis le début du troisième millénaire, à l'avènement d'un nouvel étudiant, né du développement et de la vulgarisation des technologies, la génération de l’Ordinateur individuel, d'Internet et du téléphone mobile et d’autres moyens de communication, du tout connecté. L'usage intensif du texto pour converser prend de plus en plus le pas sur la parole. La question des limites ne se pose plus de la même façon aujourd’hui avec le numérique qu’il y a quelques années avec le gestuel. Tous ces développements dans la société ont affecté et bouleversé les rituels, l’ordre et le sens moral. On assiste à l'établissement d’une génération acculturée et sans repères moraux qui a peu à peu bousculé le rapport à l'autorité et le rapport au savoir. Parents et professeurs ont le sentiment d'avoir perdu leur crédibilité dès lors que, face à eux, la jeunesse tient entre ses mains un monde entier dans une petite boite. Ils manipulent un clavier ou mieux un écran qui semble leur obéir au doigt et à l’oeil et vivent sur une présomption de compétence posée par la manipulation. Il y a vingt ans, lorsqu’un enseignant entrait dans un amphithéâtre, il présumait que ses étudiants ne savaient pas et il leur apportait le savoir. Les étudiants étaient là pour apprendre. Désormais, il a devant lui des gens qui ne savent pas, mais qui pensent tout savoir du moment qu’il y a Wikipédia ou encarta qu’ils peuvent compulser sur leur ordinateur portable ou sur leur ‘’Smartphone’’ à propos des questions qui sont traitées dans le cours. L’étudiant croit tout savoir sur tout et que ses enseignants n’ont plus rien à lui apprendre ou à lui apporter. Ils ne sont là que pour le diplôme, un certificat qui doit leur servir de laisser passer vers l’emploi. Le principe de réalité est battu en brèche et l’on veut réinstaurer celui du plaisir total de la prime enfance. Avec internet, tout le monde est avocat, tout le monde est médecin et l’on conteste les décisions des juges, des avocats, des médecins, des enseignants par l’argument : ‘’j’ai vu sur internet que…’’. Il y a une désacralisation de l’autorité comme institution ou système de hiérarchisation sociale et d’ordonnancement. L’autorité et le respect ne s’obtiennent plus par la peur mais nécessite la création d’un nouvel environnement de confiance. Autrefois, un spécialiste après avoir fait de longues études et construit son expérience professionnelle pouvait présumer que son interlocuteur ignorait tout du domaine dans lequel il oeuvrait. Aujourd'hui une personne, avant d'aller voir le médecin, cherche sur Internet des informations concernant ses symptômes, pour tenter de poser soi-même un diagnostic. Le médecin a perdu l'autorité qu'il détenait par la présomption d'incompétence que fait peser sur lui son patient. L’enseignant pareil vis-à-vis de ses étudiants.

De nos jours, pour peu qu'il ait navigué sur un site, l'étudiant, le patient, le consommateur, ou même l'enfant peut avoir l’illusion d’en savoir autant sur le sujet traité que le maître, le médecin, le directeur, le journaliste ou l'élu. Nous disons que l'autorité est en crise parce que nous passons d'une société disciplinée, verticale, à une société transversale où l’approximatif est érigé en valeur, avec un nivellement par le bas, notamment grâce aux réseaux sociaux ou à la télévision réalité où ce que l’on ne dit pas ou ne fait pas ouvertement est écrit ou fait. Le danger réside dans la remise en cause systématique des limites et de perdre les repères de la distinction entre les règles et les limites négociables dans le temps et dans l’espace et les règles et limites non-négociables. Les relations sociales parent-enfant, maître-élève, État-citoyen... sans cesse remises en question, sont à reconstruire, mais encore faut-il qu’il y ait dialogue et que l’on puisse déterminer par le dialogue de nouvelles bases.

La démocratie du savoir a aboli le respect des Sages et les limites naturelles. La seule autorité qui pouvait s'imposer fondée sur la compétence et le talent, ne le peut plus du fait que tout le monde se croit compétent en tout et que si on a des lacunes ou des limites c’est de la faute de l’autre. Si on a de bons résultats c’est toujours grâce à nos efforts et l’on s’en attribue infailliblement le mérite, mais si nos résultats sont mauvais si l’on échoue, si l’on a de mauvaises notes c’est parce que l’enseignant n’a pas fait son travail ou parce qu’il ne sait pas enseigner ou n’est pas pédagogue. Si on ne guérit pas du jour au lendemain, c’est le médecin qui est mauvais. Si on perd une affaire, c’est de la faute de l’avocat ou parce que le juge est corrompu. L’autorité personnelle permet de s’imposer au jugement, à la volonté, au sentiment d’autrui. Elle est propre à l’individu et réside dans sa personne et dans l’image qu’il renvoie. Quand on fait preuve d'autorité, il faut savoir se faire écouter, mais aussi savoir expliquer le pourquoi, être décidé à augmenter et valoriser autrui dans sa condition et à laisser toute autorité coercitive au vestiaire car elle n’a plus cours. Si l’on n'est pas investi de cette autorité-là, ce n'est pas la peine de devenir député, professeur, président, voire parent. L'autorité actuellement comprise, doit être une forme de fraternité sans promiscuité qui vise à tous nous augmenter et nous valoriser. Dans le monde moderne c'est ça la démocratie ! Telle que recomposée et redéfinie.

Les besoins de formation de la population croissent sans que le système éducatif traditionnel, dont les ressources ne peuvent augmenter indéfiniment, soit en mesure d'y répondre convenablement. Aussi les demandeurs se tournent-ils vers les nouvelles techniques de l'information qui offrent de vastes perspectives à cet égard quand elles sont bien employées. Combinant l'écrit, l'image et le son, et mettant en oeuvre des procédés d'interactivité, les informations et l’information semblent simplifiées et accessibles à tous, ce qui nuit, au lieu de la renforcer, à l'efficacité pédagogique des produits d'enseignement. Les concepteurs de produits multimédias ont parfois tendance à avoir une approche superficielle du sujet traité qui casse l'attention des utilisateurs (étudiants ou lecteurs) peu enclins à l'effort et incite au ‘’zapping’’. L'utilisateur, sollicité tout au long de son parcours par une multitude de propositions connexes et de liens hypertextes, est forcé de n'accorder aux informations déroulées devant lui qu'une attention flottante. Un apprentissage du bon usage d’internet comme instrument de pédagogie reste à inventer et surtout à répandre pour que les nouvelles techniques de l'information deviennent un outil de formation efficace et qui puisse être commodément évalué. Ce n’est que dans ces conditions que ces nouvelles techniques pourront avoir une influence réellement positive sur le renforcement du potentiel éducatif de notre société, et en fin de compte sur la démocratisation du savoir.

Sur le plan culturel, on observe parfois que la maîtrise des nouveaux outils suppose de la part des utilisateurs la capacité intellectuelle ou culturelle de gérer la consommation et la circulation des informations, de repérer les contenus utiles, de ne pas les substituer aux références ordinaires et de ne pas se restreindre à un usage ludique. Le système scolaire se voit attribuer un nouveau rôle de développement des structures mentales et culturelles nécessaires à l'utilisation des techniques de la société de l'information et de susciter dans ce domaine l'appétit de savoir. Celui qui tape sur son clavier doit être conscient de ce qu’il fait. Il cherche des informations comme quand il ouvre un dictionnaire ou une encyclopédie, sans que cela confère une exclusivité de la connaissance et l’illusion du savoir immédiat. Cela reste du domaine des spécialistes et des éducateurs et l'élément moteur de toute démarche pédagogique et éducative. Le rôle de l'école doit rester tout à fait primordial en ce qui concerne la généralisation de l'usage de ces techniques et leur contribution à la démocratisation du savoir. L'idée se répand que l'accès des institutions éducatives à des enseignements sous une forme multimédia familiariserait les élèves et étudiants au maniement de cet outil et contribuerait à l'amélioration des performances du système éducatif et à la réduction du fossé que l'évolution " naturelle " risque de creuser entre les participants à la société de l'information et les autres. Mais il ne faut pas perdre de vue les vertus du papier et de l’écriture manuelle sur l’intelligence et le savoir-faire. La plume et l’encrier continuent d’avoir leur droit de cité à côté du clavier et du tout tactile. L’oral et l’écrit sont une chose qu’aucune frappe ne pourra remplacer sans provoquer l’aliénation mentale.

Mardi 17 mars 2015
Monji Ben Raies
Universitaire
Enseignant et chercheur en droit public
A la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis