La normalisation au service de la qualité universitaire
À l’ère des technologies éducatives, l’e-Learning est l’un des modèles innovants qui, avec les normes éducatives, permet à l’Université de s’inscrire dans le cycle de la modernité et des démarches qualité qui ont transformé le monde de l’entreprise. Quel état de l’art dans le contexte éducatif tunisien ? Quelles sont les améliorations qui pourraient être apportées aux modèles existants?
La normalisation de l’e-Learning est un enjeu majeur de la société mondialisée de la connaissance mais c’est une notion (ou plutôt un ensemble de notions) difficilement perceptible par le grand public (et même par le public cultivé). C’est une question dont on sait d’expérience qu’elle peut aussi être difficile à faire comprendre par des universitaires. Notons d’ailleurs que ce sont les entreprises, notamment les secteurs professionnels ayant une grande exigence de qualité de la formation qui ont été historiquement les pionniers de la standardisation de l’e-Learning et qui, une décennie plus tard, ont éprouvé le besoin que leurs contenus d’enseignement et leurs plates-formes puissent se normaliser pour dépasser les standards incompatibles ou difficilement inter-communicants et pouvoir regrouper ou syndiquer leurs ressources de formation.
Ces grands pionniers des années 90’ sont l’aéronautique (AICC) l’armée américaine puis l’OTAN, les grandes banques puis les grandes universités du monde qui y ont vu des avantages considérables de coûts et de temps grâce à l’interopérabilité et la réutilisabilité des ressources.
En termes simples, de quoi s’agit-il ?
Si nous prenons le cas classique de l’intercompatibilité des logiciels de traitement de textes, il y a deux décennies un texte saisi sur un ordinateur donné avait fort peu de chance de pouvoir être facilement récupérable dans un autre environnement. Dans le meilleurs des cas, on pouvait récupérer un texte dont de très nombreuses lettres étaient transformées en signes cabalistiques « à » devenant « U## », « œ » mais aussi « ç » se voyant substitué « %&20 », etc...
De plus, les fonctions de mise en page, les notes en bas de page, la possibilité de générer une table des matières étaient absolument impossibles à récupérer d’un système sur un autre. Cette incompatibilité était non seulement insupportable pour l’utilisateur de base, mais elle rendait quasi impossible le développement d’un environnement d’échange entre des logiciels de traitement de textes. A l’évidence, la normalisation des formats d’échange entre les applications a rendu possible le développement de nouvelles formes de partage, de mutualisation et d’échange de données entre des communautés de pratiques hétérogènes.
En fait, l’intercompatibilité ouvre des horizons nouveaux, permet à des entreprises et des institutions concurrentes mais aussi complémentaires de développer des bases et des infrastructures en commun sans cesser pour autant de rester concurrentes ou tout simplement différentes. C’est, en fait, la logique de codéveloppement solidaire qui caractérise aujourd’hui les grands acteurs de l’industrie informatique du logiciel comme Microsoft et Apple. Chacun produit ses propres modèles et formats de données, sauf qu’ils fonctionnent toujours selon les mêmes spécifications normatives qui garantissent l’interopérabilité de leurs produits.
Prenons un autre exemple du domaine de l’e-Learning et des TICE (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Éducation). Supposons qu’une entreprise (ou une université) se regroupe avec une autre. Toutes les deux avaient, au préalable, développé des ressources d’enseignements, chacune dans son environnement propre. Quand elles se regroupent et qu’elles veulent bien naturellement partager leurs contenus de formation, elles rencontrent les pires difficultés pour associer et unifier les logiques de conception de leurs ressources de formation, de leurs systèmes logiciels de notation, de leurs systèmes annuaires etc. Leurs bibliothèques de ressources pédagogiques fonctionneront sur des bases de données documentaires non compatibles, etc.
Ces deux exemples traduisent le type d’enjeux que cherchent à résoudre les experts normalisateurs de l’ISO regroupés dans un sous comité 36 (ISO-IEC JTC1 SC36) chargé de la normalisation des technologies éducatives. Ils cherchent aussi à s’entendre par consensus pour que les différentes universités du Monde, les systèmes scolaires de tous les pays, les modes de fonctionnement de la formation professionnelles dans toutes les entreprises de tous les continents et dans toutes les langues puissent conserver leurs spécificités linguistiques, culturelles, disciplinaires, professionnelles et pourtant créer de la synergie et de l’échange.
En quoi consiste la normalisation en éducation ?
De nombreux enseignants ont peur de la normalisation car ils croient que ce sont leurs cours et leur façon propre d’enseigner qui sont en cause et qu’ils seront forcés de rentrer dans un moule pédagogique unique. Si le fait de normaliser les TICE devait aboutir à normaliser leur pédagogie et le contenu même de leurs cours, alors leur peur serait justifiée car l’action d’enseigner est fondamentalement un acte de socialisation qui fait appel à des processus cognitifs, psychologiques, culturels, linguistiques autant chez l’enseignant que l’apprenant. Il serait difficile, voire impossible, de confiner ces interactions dans des modèles de comportements prédéfinis.
Or, le domaine de l’e-Learning est loin d’être réduit à un ensemble de liens sociaux et cognitifs entre un formateur et des apprenants. Il est désormais question de dispositifs technologiques, de plates-formes logicielles, d’environnements numériques de travail dans lesquels l’outil technologique, les processus d’apprentissage et les contenus d’enseignement sont utilisés selon les principes de l’interopérabilité, de la réutilisabilité et de la mutualisation.
Les normes et standards technologiques ont toujours été les garants de cette interopérabilité qui a conduit à des innovations considérables d’intégration et de convergence dans les domaines des technologies et des télécommunications. Le m-Learning (mobile Learning), c’est à dire le fait d’introduire le téléphone portable dans l’e-Learning, est l’une des formes de cette convergence qui a permis l’intégration d’un grand nombre de normes divergentes (télécommunications, Ondes FM, Vidéo, Wap, SMS, MMS, Internet etc.) dans un seul boîtier aussi minuscule que le téléphone portable.
La normalisation des TICE, une question de gouvernance pour le Sud
Au delà de la simplification des modes d’échange et de partage des ressources, la normalisation dans le domaine de l’éducation, devient aujourd’hui un secteur stratégique économiquement et culturellement important. Plus d’une trentaine de pays (majoritairement du Nord) sont représentés actuellement au sein du sous comité 36 pour discuter des normes e-Learning à venir. Rappelons que l’e-Learning fonctionne majoritairement à base de standards imposés par les industriels et non à base de normes de juré (des consensus). Le sous-comité 36 a été constitué suite aux craintes de voir les industriels du marché de l’éducation imposer leurs façons de faire dans le monde.
L’objectif des experts du SC36 est de parvenir à des consensus normatifs capables de traduire autant que possible leurs particularismes identitaires et de défendre leurs intérêts stratégiques (technologiques et économiques). Le constat, après 10 ans de travaux et de débats intensifs, traduit une divergence profonde des points de vue et une progression lente vers des accords difficiles à atteindre sur des aspects très complexes d’ordres techniques, culturels et linguistiques. Si les enjeux paraissent à première vue non évidents, ils sont pourtant d’un poids très conséquent pour les parts des marchés mondiaux des technologies éducatives et pour le rayonnement culturel et linguistique des acteurs les plus influents dans ce domaine.
Ce qu’il y a de particulier et de regrettable à la fois dans ce chantier stratégique international, est sans doute l’absence quasi totale des pays en développement (certains sont toutefois inscrits mais ne participent jamais). Pourtant, toutes les directives internationales pour la lutte contre la fracture numérique, toutes les conventions internationales et tous les programmes d’aide au développement stimulent les pays émergents à une participation active dans ce genre d’initiatives internationales. Une fois de plus, la mondialisation évoluera sans la participation des pays du Sud qui risquent de se faire surprendre par des règles auxquelles ils n’auront pas contribué.
La Tunisie risque ainsi d’être rapidement soumise au fait accompli d’une série de normes produites au Nord face auxquelles la communauté universitaire sera contrainte de s’aligner comme c’est le cas actuellement avec le système LMD. Les acteurs de la formation en Tunisie ne pourront plus désormais prétendre la victimisation face aux pays développés dans la mesure ou un certain nombre de nos enseignants-chercheurs tunisiens sont directement impliqués dans les instances de normalisation et dans des pratiques pédagogiques normatives depuis au moins une dizaine d’année.
Il est grand temps, à mon sens, que la Tunisie prenne part à cette dynamique en cours pour marquer les acquis de la mondialisation par ses propres valeurs et ses propres caractéristiques identitaires. La normalisation des TICE est l’un de ces acquis. Elle est la seule chance pour que des petites universités et des disciplines comme les lettres, moins stratégiques que la recherche médicale ou la chimie, puissent continuer à pouvoir être visibles mondialement selon une logique moins impérialiste que le « classement de Shanghai ».
Une occasion de leadership pour la Tunisie
C’est justement sur cet aspect spécifique à l’enseignement à distance et aux normes qui le régissent qu’un bilan d’étape serait important pour la Tunisie afin de sonder sa progression dans ce domaine en concordance avec les orientations internationales. Si notre pays accuse plus de retard dans l’adaptation de ses acquis en e-Learning par rapport à ces orientations, le risque encouru serait l’obsolescence rapide de ces acquis, l’isolement et le déphasage de ses initiatives par rapport à un référentiel e-Learning universel et commun. Pour être plus clair, l’expérience tunisienne en enseignement à distance, traduite entre autres, par le biais de structures académiques comme l’Université Virtuelle Tunisienne (UVT) devrait s’inscrire plus fortement dans la dynamique mondiale de la normalisation qui présente un enjeu primordial pour les milieux spécialisés de l’enseignement, de la recherche, de la technologie et du développement durable.
La question actuelle est de savoir si le cadre tunisien en matière d’enseignement à distance est au même rythme d’évolution que dans d’autres pays développés, (voire en développement). Pour répondre, il n’y aura aucun mal à admettre que nous ne sommes pas encore en mesure de rivaliser avec les géants mondiaux de la FOAD (formation ouverte et à distance) ni d’être à la tête du club des pères fondateurs ! La Tunisie vient juste de se lancer dans ce monde virtuel de l’éducation dans lequel les autres pays sont déjà engagés depuis des décennies. Il s’agit à ce stade d’une question de sensibilisation, d’information et de veille sur ce qui se passe dans un domaine dans lequel la Tunisie a choisi de s’inscrire. Suivre les expériences d’autrui permettrait peut-être de prendre des raccourcis, de capitaliser des acquis et d’éviter des contretemps, bien que cette stratégie ne soit plus d’actualité de nos jours à cause de la vitesse vertigineuse des changements technologiques et socio-économiques.
L’expérience de la FOAD en Tunisie a atteint, je présume, un degré de maturité acceptable dans sa première phase d’évolution ; celle de la formation des formateurs et de la démystification du concept de l’e-Learning. Une deuxième phase en pleine effervescence vise actuellement la numérisation des contenus pédagogiques pour les dispenser sur Internet. C’est justement à ce stade particulier qu’une réflexion s’avère nécessaire pour préparer la phase suivante, celle de la qualité académique. Un bilan d’étape ou un état des lieux est nécessaire pour définir les termes de conformité par rapport à ce qui se fait dans le cadre de la dynamique internationale de l’e-Learning : comment peut-on évaluer l’initiative tunisienne concernant la numérisation des contenus pédagogiques ? Quel impact aura-t-elle sur l’environnement éducatif national ? Répondra-t-elle aux exigences de qualité et aux avantages habituellement reconnus de la numérisation des ressources pédagogiques comme l’interopérabilité, l’échange, la réutilisabilité ?
A priori, il serait inapproprié de prétendre que le monde éducatif tunisien développe aujourd’hui des contenus pédagogiques qui répondraient à ces critères de qualité. Que manquerait-il à l’initiative tunisienne pour s’inscrire dans l’optique de ces valeurs ajoutées de l’e-Learning ? A mon sens, l’un des critères de qualité à ne pas négliger à ce stade d’évolution, est sans doute le facteur de l’interopérabilité des ressources et des procédures dont la standardisation et la normalisation pédagogique sont les meilleurs garants. C’est une condition sine qua non pour progresser vers des modèles pédagogiques innovants comme les environnements numériques de travail, les bureaux virtuels, les universités numériques et thématiques… en définitive, vers des offres de formation compétitives de qualité internationale.
Partout ailleurs, dans les pays développés, il faut bien l’admettre, les chantiers normatifs de l’enseignement, de l’éducation et de la formation foisonnent (manifestations scientifiques, formation des formateurs, publications, projets, recherche etc.). Quelques pays émergents emboîtent le pas bien que modestement. Bref, la nouvelle vague de l’e-Learning est sur le point de prendre une allure de marée face à laquelle il faudrait être bien préparé.
Je présume en conclusion, que la Tunisie, via ses structures compétentes comme l’INNORPI et l’UVT et avec le concours des structures universitaires et des autorités nationales et régionales (e.g. l’Alecso) devrait agir rapidement pour mettre en place au moins une stratégie de veille via le SC36 afin d’anticiper les effets globalisants de cette évolution. L’objectif serait double : d’une part le renforcement des expériences nationales et régionales par un alignement sur un référentiel international du domaine de l’e-Learning; et d’autre part, jouer un rôle précurseur de relais pour la région du Maghreb et pour le monde arabe dans un domaine de pointe aussi récent dans lequel la Tunisie a tout intérêt à s’inscrire assez vite.
(1) Mokhtar BEN HENDA
Université La Manouba ; Université de Bordeaux 3
Délégué aux normes e-Learning du SC36 et chairman du SC36/WG1