Une lettre ouverte au ministre de l’éducation, au syndicat et aux parents
L’éducation représente sans ambigüité l’arme la plus puissante qu’un pays puisse posséder pour assurer sa pérennité et sa prospérité. Pour être efficace, le secteur de l’enseignement doit avant tout attirer des enseignants de qualité et fortement motivés. Une profession qui n’attire pas les meilleurs éléments se voit rapidement confrontée à la problématique de recrutement et, dans les pires scénarios, à l’extinction. Qu’est ce qui peut contribuer à l’attractivité de l’enseignement ? La recherche traitant de cette question fait état d’un ensemble de conditions dont les salaires, l’accélération de carrière, les conditions matérielles de travail, les modalités de recrutement des enseignants, la pertinence de la formation initiale, la présence et la qualité de la formation continue, le nombre d’élèves par classe et le statut social/prestige de l’enseignant. Quelles sont les recommandations ? Il est, entre autres, conseillé de conserver des critères de recrutement élevés, d’inclure des stages très tôt lors de la formation initiale, de rendre un minimum de formation continue obligatoire et de la faire corréler avec la progression de carrière, d’associer les enseignants aux réformes et de développer la recherche action pour les rendre de vrais professionnels comme c’est le cas des pays qui dominent le palmarès des évaluations internationales (ex. PISA). De manière générale, la Tunisie est en situation de grand retard à tous ces niveaux, ce qui rend l’enseignement peu attractif. Cette profession n’offre pas un modèle de carrière dynamique pour attirer les bons éléments. La formation est défaillante, les promotions sont quasi inexistantes, les salaires progressent peu et plafonnent vite, l’investissement professionnel (innovation et résultats) n’est pas récompensé. Pleins de pays de L’OCDE ont mis en place des politiques de revalorisation de la profession d’enseignant pour la rendre plus attractive et la Tunisie ne doit pas faire exception. Quand on leur demande qu’est-ce qui peut augmenter l’attractivité de l’enseignement, les enseignants de l’OCDE répondent « un salaire plus élevé ». Ils énumèrent aussi des facteurs comme «le nombre d’élèves par classe » et «un niveau plus élevé de qualification ». La réponse citée en premier choix ne surprend guère surtout dans les conditions socio-économiques de nos jours et c’est justement ça que les enseignants du secondaire réclament. Comme leurs confrères du monde entier, les enseignants tunisiens ont embarqué dans une lutte pour améliorer leurs conditions de travail. Quelles sont les conditions de travail des enseignants tunisiens ? Ont-ils raisons d’exiger une amélioration de la situation et ont-ils choisi les meilleures stratégies de négociation?
Trois grands critères nous permettent de répondre aux deux premières questions, à savoir la rémunération, le nombre d’élèves par classe et le nombre d’heures de travail par année. Les enseignants du collégial et du secondaire touchent 930DT par mois au début de leur carrière ce qui équivaut à 1.3 fois le PIB par habitant. Si et seulement si l’enseignant parvient à devenir professeur principal (ce qui dépend grandement des inspections peu régulières et peu structurées), il augmente son salaire de 270dt le ramenant ainsi à 1.5 fois le PIB par habitant. Les enseignants les plus payés dans les pays de l’OCDE (ex. portugais et espagnols) gagnent de 2.0 à 2.1 fois le PIB par habitant après 15 ans d’expérience. Ce sont les enseignants norvégiens et suédois qui ont la rémunération relative la moins élevée avec des rapports de 1.0 et 1.1. À première vue, les enseignants tunisiens semblent être dans les normes. Cependant, un aspect important des conditions de travail des enseignants tunisiens vient nuancer la réponse, à savoir le nombre d’élèves qui leur sont confiés. Alors que la taille moyenne des classes du premier cycle du secondaire est de 23 élèves dans les pays de l’OCDE, cette taille grimpe de façon significative pour dépasser 30 élèves dans les classes tunisiennes. Il va sans dire que le nombre d’élèves par classe détermine la lourdeur de la tâche de l’enseignant. Par exemple, le nombre d’heures passées pour corriger les examens d’une classe de 23 élèves n’est certainement pas le même que celui dont l’enseignant a besoin pour corriger une classe de 35 ou 40 élèves. Du coup, l’enseignant tunisien se voit grandement désavantagé. Il est à rappeler que l’enseignant norvégien ou suédois qui gagne moins que l’enseignant tunisien a des classes qui ne dépassent pas 15-16 élèves. En d’autres termes, la rémunération relativement faible de cet enseignant est compensée par des conditions de travail favorables. Tout calcul fait, si l’enseignant tunisien se retrouve face à au moins 30 élèves par classe alors que son confrère suédois enseigne des classes de 15 élèves, il doit gagner le double du salaire de ce dernier le ramenant à 2 fois le PIB par habitant (i.e., 1400dt). Ceci est le cas de l’enseignant coréen dont le salaire annuel maximal ($80.000 US) dépasse le PIB par habitant de plus que 2 fois et qui enseigne à des classes de 34 élèves. Ce même enseignant jouit d’une formation initiale de qualité, d’une formation continue et d’un encadrement accru, des conditions quasi-inexistantes en Tunisie. Une telle analyse nous montre que les demandes des enseignants sont légitimes surtout qu’ils enseignent un nombre d’heures qui ne s’éloigne pas de la moyenne d’heures qu’un enseignant du premier cycle du secondaire dans les pays de l’OCDE est tenu de donner, soit 665 heures. En fait, si l’enseignant tunisien enseigne un minimum de 18 heures par semaine pendant 37 semaines, il accumule à la fin d’une année scolaire 666 heures. En résumé, différents facteurs contribuent à démontrer la légitimité des demandes d’augmentation des salaires faites par les enseignants du secondaire en Tunisie.
Le syndicat a-t-il choisi les meilleures stratégies de négociation?
Suite à une série de tentatives pour arriver à un terrain d’entente qui n’engendre pas une rupture des cours, le syndicat a décidé de boycotter la semaine bloquée et de ne pas faire les évaluations trimestrielles. Durant ces négociations, dont l’objectif initial était l’amélioration des conditions de travail des enseignants en général, la discussion a pris une tournure bien spécifique. La rémunération est devenue le centre, voire le seul point, de négociation (du moins c’est ce qui transparaissait des comptes rendus des deux côtés). Le moment de la grève et l’objet de la crise n’ont pas joué en faveur des enseignants. L’annulation des examens a créé beaucoup de tension chez les élèves et les parents qui se sont sentis piégés et désespérés. La fixation sur la question de la rémunération a fait en sorte que les enseignants paraissaient moins patriotiques au vu de la crise économique que vit le pays. Comme démontré ci-haut, différents facteurs contribuent à la définition des salaires et toute négociation de la rémunération doit se faire en lien avec ces différents facteurs. L’amélioration des conditions de travail des enseignants n’avait pas à se faire par une augmentation salariale uniquement. En plus de demander une compensation monétaire raisonnable compte tenu des circonstances atténuantes et qui à elle seule n’améliore pas les conditions de travail des enseignants, les enseignants auraient pu négocier le ratio élèves/enseignant et l’accompagnement des élèves à besoins particuliers (ex. troubles d’apprentissage). Une approche qui démontrerait que le souci des enseignants n’est pas uniquement monétaire aurait donné une meilleure appréciation de la crise des enseignants. Les tunisiens remettent de plus en plus en cause l’efficacité de l’école publique en question. Le taux élevé de l’absentéisme des enseignantsest à l’origine d’un grand désarroi. Les parents reprochent le manque de compétences de certains enseignants et la grande corruption qui entoure l’évaluation des apprentissages. Bien que les enseignants ne soient pas les seuls responsables de ces problèmes, ils ne peuvent pas nier leur part de responsabilité. Pour remédier à cette situation, ils auraient dû négocier l’introduction de la formation continue pour parfaire et mettre à jour leurs pratiques enseignantes tout en attachant l’augmentation des salaires à cette formation. En d’autres mots, il fallait envisager une augmentation des salaires qui soit conséquente à la formation continue. Il fallait aussi envisager de faire corréler les primes professionnelles avec les résultats scolaires. Pour réduire l’inflation des moyennes scolaires, il était tout à fait envisageable de demander des examens nationaux qui permettent d’évaluer de façon plus objective les acquis scolaires des élèves et d’identifier les enseignants les plus performants. En plus de contribuer au diagnostic des vrais besoins/problèmes des élèves tunisiens sans, toutefois, adopter une attitude de sanction, un tel mécanisme peut déboucher sur une nouvelle approche quant à l’octroi des primes professionnelles. L’effort et l’investissement de l’enseignant dont les élèves obtiennent des résultats remarquables se verront récompensés, incitant les autres à faire mieux. Bref, les modalités de valorisation de la profession enseignante et notamment de la rémunération auraient dû être multiples pour démontrer la bonne foi des enseignants et pour passer le message que les parents ont besoin d’entendre : « nous assumons notre part de responsabilité et nous agissons en conséquence ». Je tiens à signaler ici que le ministère et les parents sont autant responsables de la dégradation de la qualité de l’éducation que les enseignants, sinon plus.
Un message à toutes les parties concernées
Personne ne peut nier les efforts louables du ministre de l’éducation et de son gouvernement, mais ceci ne nous empêche pas de pointer les erreurs de jugement commises durant cette crise pour les éviter les prochaines fois. Personnellement, je crois que la négociation n’était pas limpide. Une atmosphère de non confiance entre les deux parties concernées a régné durant une très bonne partie de la crise. On a même eu droit à des attaques publiques de part et d’autre. Bref, la crise a trop duré et aurait pu avoir des conséquences graves. Les parents/élèves auraient pu se tourner contre les enseignants et la situation aurait été à jamais irréparable. Un autre scénario dans lequel les parents se mettent du côté des enseignants est aussi envisageable car les enseignants sont avant tout des parents. En fait, c’est ce qui s’est passé en Colombie britannique (Canada) pas plus tard que septembre 2014. Suite à une grève dans laquelle le ministère a misé sur la durée de la grève pour monter une opposition publique aux enseignants, un mouvement provincial en appui à l’école publique et aux droits des enseignants à de meilleures conditions de travail vit le jour et a forcé une négociation rapide. Une ratification de la convention collective des enseignants a eu lieu et les enseignants ont eu gain de cause.
Les efforts du syndicat pour valoriser les enseignants ne sont pas moins louables et n’étaient pas exempts d’erreurs de jugement. L’ère où l’état fut l’ennemi du travailleur est bien derrière nous. Les syndicats des pays développés sont en relation de collaboration avec les décideurs. On n’a qu’à voir les résultats qu’a donnée une telle collaboration en Suède, en Alberta (Canada) et en Israël qui vient de vivre une réforme majeure de son système éducatif (voir la réforme nouvel horizon) en grande partie grâce à une collaboration étroite avec le syndicat. Une telle implication valorise le statut social de l’enseignant et ajoute à son prestige. Il faut laisser de côté les attitudes de confrontation et d’entêtement non raisonnables dont les coûts peuvent être très élevés. Durant cette crise, plusieurs parents ont commencé à envisager le recours à l’école privée. Ceci aurait pu être le début de la fin de l’école publique que les enseignants essaient de protéger. L’économiste Milton Friedman l’a bien expliqué quant il a dit « seule une crise - réelle ou perçue – crée un véritable changement. Quand une crise se produit, les mesures qui sont prises dépendent des idées qui sont dans l’air… jusqu’à ce qu’est impossible politiquement devienne inévitable politiquement ». Un tel scénario a eu lieu à Chicago (États-Unis) en 2012. Suite à un bras de fer entre le maire Rahm Emanuel et le syndicat des enseignants au sujet du prolongement de l’année scolaire et de l’augmentation des salaires, les grèves ont donné lieu à la plus grande fermeture d’écoles publiques de l’histoire des États Unis. Cinquante quatre écoles ont été fermées pour les remplacer par des « charter schools », des écoles gérées par des administrateurs privés tout en étant subventionnées par l’état. Les enseignants qui travaillent dans ces écoles sont moins payés que leurs confrères de l’école publique, font plus d’heures et sont rarement syndiqués.
Les élèves et leurs parents ont subi un stress sans précédent à cause de cette crise, mais il ne faut en aucun cas laisser cet incident entacher la relation élèves-enseignants. Maurice Tardif, un professeur des sciences de l’éducation, explique que l’enseignement est une profession de relations humaines qui exige un grand investissement personnel et affectif à ses membres. Un enseignant qui se sent délaissé par « son objet de travail » (l’élève et son parent) n’a pas de raison pour s’investir. Il deviendra un simple exécuteur vide de tout sens d’implication et de devoir. Tâchons à ce que ceci n’arrive pas. Les parents sont indirectement touchés par la précarité des enseignants. Dan cette même veine, Tardif affirme que « précarisation du travail enseignant et échec scolaire sont les deux face d’une même médaille, celle de la détérioration grandissante des conditions d’enseignement et d’apprentissage au sein de l’école publique ».
Il est évident que les trois parties concernées (le ministre, le syndicat et les élèves/parents) ont toutes commis des erreurs de jugement et qu’un échange d’excuses et une période de conciliation s’imposent. L’éducation en Tunisie périclite à grande vitesse. Tout le monde reconnaît l’urgence de la restructuration et de la revalorisation de ce secteur. Il paraît peu probable qu’une telle réforme puisse arriver dans un climat de surenchères et de manque de confiance de part et d’autre.
Ahlem Ammar