Mustapha Tlili : La Tunisie à l’heure du besoin *
L’attentat terroriste contre le musée national du Bardo, près de Tunis, qui coûta la vie à vingt-et-un touristes étrangers, ne visait pas seulement des vies humaines ou l’héritage culturel du pays, mais bien la Tunisie elle-même. Cette volonté de mettre à genoux la seule démocratie séculaire d’un monde arabe qui n’a jamais connu la démocratie – à l’exception du Liban, si l’on tient compte de son système de partage des pouvoirs – continuera malheureusement, étant donné le contexte actuel.
La responsabilité de cet attentat ignoble a été immédiatement revendiquée par « l’État islamique », bien que le gouvernement tunisien ait identifié comme responsable une cellule de militants aux allégeances diverses, y compris au groupe extrémiste salafiste « Ansar al-Sharia ».
Parmi les interrogations soulevées par cet attentat, dont l’objectif premier était de porter atteinte à l’identité tunisienne, on ne peut occulter celle qui touche à la réalité difficile d’un monde arabe submergé par une vague islamiste extrémiste sans précédent.
Parallèlement à cette idéologie archaïque qui ne cesse de se développer, il faut aussi souligner le financement du terrorisme par des sympathisants dans les pays pétroliers du Golfe. Et il faudrait ajouter à ce cocktail explosif qui ébranle le monde arabe, la politique américaine de la « Guerre contre le terrorisme ». Nous savons aujourd’hui que cette politique fut un échec pour l'Occident. Pire: ses conséquences ont été désastreuses pour les populations arabo-musulmanes et l’équilibre des forces dans leur région.
Face à des enjeux si graves, l’Occident se retrouve à la croisée des chemins et doit prendre des décisions capitales, tant en ce qui concerne le Moyen Orient que l’Afrique du Nord. Il s’agit pour les leaders occidentaux de déterminer en premier lieu et vite si la jeune démocratie tunisienne mérite d’être sauvée.
Faut-il encore le rappeler: le bilan démocratique est une catastrophe dans l’ensemble de la région, et cela de l’Iraq à la Libye, en passant par la Syrie et le Yémen. Même l’Égypte, après une brève lueur d’espoir, est retombée dans l’autoritarisme. Tout démontre que la région n’est pas prête pour l’émergence de la démocratie. Les populations de la région qui ont survécu aux mutilations physiques et morales de la « Guerre contre le terrorisme » et du « Printemps arabe » n’ont-elles pas dans ces conditions le droit d’aspirer à un minimum de stabilité et avoir l’opportunité de déterminer par elles-mêmes leur chemin vers la liberté ?
Des mesures audacieuses en faveur de la Tunisie, notamment par les États-Unis, sont nécessaires. De telles mesures pourraient avoir des effets cruciaux. Si les chefs d’états occidentaux parviennent à percevoir la nouvelle démocratie comme une lumière au sein d’un espace politique arabe plus que sombre, ils reconnaitront l’importance de fournir au pays une aide vitale pour éviter son effondrement face aux assauts des extrémistes. Si par contre ils choisissent de manifester un intérêt de pure forme à l’encontre des réalisations de la Tunisie, le risque est que le gouvernement démocratiquement élu de M. Béji Caïd Essebsi échouera. Si ce scénario venait à se produire, ses conséquences seraient tragiques pour tous.
En sauvant la Tunisie, le Président Obama et le Congrès américain ont la possibilité de faire amende face aux échecs politiques et militaires des États-Unis dans le monde arabo-musulman, notamment depuis les guerres d’Irak et d’Afghanistan. A cela s’ajoute la chance, peut-être, de tempérer le jugement de l’histoire sur l’ensemble des initiatives géopolitiques américaines du début du siècle, en particulier la politique néfaste de la « War on Terror » du président Bush.
Dans cette quête occidentale de la rédemption, les réalisations politiques de la Tunisie devraient être jugées comme étant d’autant plus importantes qu’elles ne sont pas le produit d’une intervention militaire américaine, mais bien le fruit d’un consensus national interne.
Il faut bien rappeler en effet que la démocratie séculaire tunisienne tient largement de facteurs culturels, dont le caractère pacifique du peuple tunisien ; l’existence d’une classe moyenne forte ; la reconnaissance juridique et pratique de l’égalité hommes-femmes ; le respect pour l’éducation, et, surtout, la pratique d’un Islam modéré dans un cadre social imprégné de tolérance à tous les niveaux.
Les conditions essentielles à toute expérience démocratique – conditions qui font parties de l’identité même tunisienne – n’existent pas dans le reste du monde arabe, contrairement à l’espoir suscité par ce que l’on a communément appelé le « Printemps arabe » et qui s’est vite révélé n’être qu’une illusion.
En janvier 2014, trois ans après l’immolation de Mohamed Bouazizi, l'assemblée transitoire tunisienne adopta la nouvelle constitution du pays. Dans cette assemblée et jusqu’aux élections de l’automne dernier, les islamistes détenaient la majorité, et en ont profité pour tenter de faire adopter des politiques allant à l’encontre même de ce qu'est la Tunisie. L’opposition moderniste a su résister avec succès aux assauts du parti Ennahda et sa volonté déclarée d’instituer un système de gouvernement théocratique basé sur la Charî'a.
Les dernières élections présidentielles ont été universellement saluées pour leur transparence, leur équité et leur civilité exemplaire. Le vainqueur, le Président Béji Caïd Essebsi, prêtant serment, a affirmé son engagement de respecter et de défendre la nouvelle constitution séculaire.
Les terroristes islamistes qui ont frappé quelques semaines plus tard au musée du Bardo ne pouvaient ni imaginer, encore moins accepter un avenir tunisien aussi lumineux fondé sur des valeurs universelles. Le succès de la Tunisie en tant que démocratie libérale est catégoriquement incompatible avec leur interprétation perverse, absolutiste, presque nihiliste de l’Islam.
On peut imaginer ce que sera la suite : les islamistes extrémistes ne cesseront pas leurs attaques contre ce qu’ils nient avec force et par la violence, tant que la Tunisie n’a pas déclaré son allégeance à cette forme archaïque de l’Islam, incompatible avec les principes fondateurs de la démocratie moderne, c’est-à-dire, les principes des Lumières basées sur ce que mon professeur à la Sorbonne, le philosophe Paul Ricoeur, appelait « l’herméneutique du soupçon », en d’autres termes, le pouvoir d’interprétation de la raison critique appliquée à nos croyances et à nos textes.
Au carrefour des décisions au cœur duquel se retrouve aujourd’hui l’Occident, les États-Unis ont un rôle de premier plan à jouer. Il s’agit de savoir comment le gouvernement américain peut aider au mieux la Tunisie dans cette heure de besoin. L’appel téléphonique du Président Obama au Président Essebsi au-lendemain de l'attaque du Bardo doit certainement être apprécié. Néanmoins, les circonstances demandent plus que de simples mots de sympathie. Il est primordial que le président américain prévoit une visite officielle en Tunisie dans les plus brefs délais afin de s’adresser au parlement nouvellement élu et d'affirmer solennellement au peuple tunisien qu'il appartient au groupe des alliés stratégiques des États-Unis, sur la base d’un des principes fondateurs de la diplomatie américaine : la croyance aux valeurs et intérêts démocratiques.
Dans cette stratégie de soutien à la démocratie, il est également indispensable que M. Essebsi, à l’occasion de sa première visite officielle aux États-Unis, puisse s’adresser au peuple américain à travers le Congrès. Il serait en outre de grande importance que les États-Unis offrent à la Tunisie un soutien économique, financier et militaire beaucoup plus conséquent que le montant dérisoire de l’ordre de 61 000 000 dollars inscrit dans le budget américain actuel. Cela tiendrait compte du contexte économique du pays, marqué par les coups portés par les terroristes à l’industrie du tourisme qui se retrouve dorénavant prisonnière de leurs menaces.
La Tunisie vient d’émerger de quatre années de mauvaise gestion économique et financière, sous la houlette du parti Ennahda qui dirigeait le gouvernement de transition. Une conférence de donneurs, qui inclurait les grands pays occidentaux, fournirait en partie une réponse efficace aux besoins économiques de la jeune démocratie. A ce moment critique de son histoire, la Tunisie a besoin d’actes concrets et non de mots symboliques, afin de lutter contre les terroristes salafistes déterminés à paralyser son économie en effrayant les touristes et investisseurs étrangers.
Le secteur sécuritaire tunisien reste pour sa part aussi vulnérable. Un soutien à la modernisation des équipements militaires ainsi que des outils du renseignement est fondamental, puisque le gouvernement tunisien doit faire face à une frontière libyenne post-Kadhafi poreuse et dangereuse, ainsi qu’à pas moins de 500 combattants de retour de l’État islamique qui planifient de nouvelles attaques terroristes contre la démocratie tunisienne. Une coopération plus efficace entre les communautés du renseignement américaines et tunisiennes devrait être mandatée par le Congrès.
La coopération en matière de sécurité doit aussi s’étendre aux pays de l'OTAN. Il est clair que les djihadistes de l'État islamique visent autant l'Europe, une région multiculturelle, que les pays de la Méditerranée, refuge facile pour ce nouveau type de terroristes qui se font aisément invisibles parmi les populations locales.
On estime à près de 2 500 le nombre de tunisiens se battant dans les rangs de l'État islamique à ce jour, animés par une vision erronée de l’Islam. Ces agents de la terreur représentent, sur le court comme sur le long terme, une menace pour la démocratie séculaire tunisienne. Faut-il attendre une autre tragédie comme celle du Bardo pour contrer la menace ? L’Occident a autant à perdre que la Tunisie face à la montée de l’extrémiste religieux au sein du monde arabe. Les attentats de Paris en janvier dernier l’ont démontré, s’il en était besoin. L’Occident et la Tunisie se battent ensemble pour les même idéaux.
Mustapha Tlili
(*)Traduit de l'original anglais par Verlaine-Diane Soobroydoo. Cet éditorial est d'abord paru dans le New York Times du 23 mars 2015
Mustapha Tlili est romancier, fondateur et directeur émérite du Centre pour les dialogues de l'Université de New York, et chercheur distingué au East West Institute à New York