Opinions - 06.04.2015

Jean Daniel : Avec les Tunisiens

 Jean Daniel : Avec les Tunisiens
« Pour la première fois, un chef d'Etat d'un pays fier nous demande de l'aide. Nous avons dit oui », écrit Jean Daniel dans l’Edito sous le titre de « Avec les Tunisiens », publié dans le dernier numéro du Nouvel Observateur. Edito.
 
Nous avons décidé de nous mobiliser en faveur de la nouvelle démocratie tunisienne. Pas seulement pour répondre à l'"appel au secours" du président de la République Béji Caïd Essebsi (à paraître dans "l'Obs" ce jeudi 2 avril), un appel qui ne va pas sans un parfum de fin du monde parce que le retour de l'obscurantisme se fait sentir dans tant d'endroits. Les Tunisiens sont en effet loin d'être les plus menacés par la grande cohorte de tous ceux qui croient pouvoir trouver leur salut dans le crime.
Sans doute et contrairement à ce que nous avions cru, comme après toutes les révolutions, la régression est arrivée d'une manière qui n'a pu être éradiquée. Mais avant le déconcertant attentat du Bardo, la Tunisie n'était pas encore sur le chemin du redressement économique et social. Le président Essebsi a oublié d'en tenir compte en répondant aux questions assez rudes d'un confrère, convenant qu'il y avait de plus en plus de chômeurs et de miséreux, ajoutant que la prostitution et la drogue n'y étaient pas introuvables, notamment dans le Sud, cette région que les bourgeois et les dirigeants les plus charitables ont toujours délaissée. C'était aussi cela en effet notre belle, douce et limpide Tunisie. Par quel désir de protection secret avons-nous réussi à ne pas le voir ?
On ne pense pas – et c'est un drame sans pareil – y voir revenir bientôt le tourisme de masse, qui est la principale ressource du pays. Le désastre économique est certainement la cause pour laquelle le président fait son appel. Ce qui pourtant l'a fait se résoudre à user de ce moyen spectaculaire, c'est l'apparition du phénomène terroriste religieux comme nouvelle et miraculeuse furie de purification et de pouvoir. Il y a des années que l'on suit son parcours depuis l'Afghanistan, l'Irak ou la Libye jusque dans tous les pays avoisinants.
La Tunisie au cœur des débats de l'islam et de la démocratie
Nous avons publié la semaine dernière un grand reportage sur l'attentat au Musée du Bardo, signé Céline Lussato. Nous publions cette semaine une profession de foi exclusive du président de la République tunisienne. Comme nous en avions fait la promesse, nous nous engageons à ses côtés. C'est un ami. Mais c'est surtout le serviteur d'une cause immense, dont les répercussions peuvent être considérables, car toutes les régions du pays sont aujourd'hui en péril. L'économie s'est effondrée d'un coup, et partout les immigrés et émigrés se croisent dans des conflits meurtriers.
En attendant l'arrivée d'une aide suffisamment massive et universelle, les nouveaux objectifs de ce grand combat politique demeurent. La Tunisie s'est placée au cœur des débats de l'islam et de la démocratie. J'ignore si nous autres journalistes pourrons servir à quelque chose, mais il me paraît impossible de ne pas tout faire pour que la hardiesse démocratique, au demeurant grandement animée par les femmes, continue de pointer la nécessité de la libération. La réforme de l'islam, grâce à elles, avait pris un fulgurant élan. On avait déjà intégré dans la Constitution la liberté de conscience, c'est-à-dire la possibilité de croire ou de ne pas croire dans les rites que l'on a choisis.
J'écris pour qu'on ne se décourage pas et pour qu'on recommence à mobiliser les bâtisseurs. L'aide doit être considérable pour que le terrorisme, après avoir été contenu, ne recommence pas à devenir contagieux. En tout cas, les Tunisiens doivent savoir qu'ils ne sont pas seuls, et nous devons savoir, nous, le leur montrer.
 
Contre-révolutions et radicaux de la foi
Et nous avons perdu deux grands amis français musulmans, pour qui le débat sur le rapport du monde arabe et de la démocratie n'avait pas de sens. L'un, Mohammed Arkoun, était né en Kabylie, l'autre, Abdelwahab Meddeb, en Tunisie. Le premier s'était consacré à un moment particulier de l'islamologie, c'était un puits de science sur la période allant du VIe au XIIe siècle. Le second était un intellectuel moderne, producteur d'une émission sur France-Culture. Arkoun a rapidement rejoint les grands "réformateurs de l'islam". Une énorme tâche que de savoir pourquoi l'islam n'a pas eu de Luther ou de Calvin. Un problème qu'abordaient déjà Maimonide et Averroès, tous deux originaires de Cordoue, à la belle époque de l'Andalousie. Se posait déjà la question des rapports entre la raison et la foi. Déjà il y avait des interprétations totalement libérales du Coran.
Il faut bien comprendre que toutes les contre-révolutions arabes sont venues des radicaux de la foi et de la fidélité réinterprétée au Coran. Notons que cela n'est pas particulier à l'islam. Pour tous les juifs ultra-orthodoxes, Jérusalem ne saurait être amputée de la moindre parcelle de terre parce qu'elle a été donnée par Dieu, lequel a exigé qu'on veille à la conserver. Dans cet esprit, tout compromis est une compromission, toute négociation est un péché. C'est pourquoi on dit que c'est une illusion de penser qu'on pourra convertir des hommes de foi qui sont radicaux. On n'a aucune "Raison" à leur opposer puisqu'ils sont rendus inaccessibles par leur foi. C'est contre ce principe au nom duquel les gardiens de la foi organisent toutes leurs cités autoritaires que les démocrates se révoltent aujourd'hui. Nous sommes avec eux.
Jean Daniel