News - 06.04.2015

Tribune de Béji Caïd Essebsi sur L’Obs: "L'exception tunisienne" face à la terreur

 Tribune de Béji Caïd Essebsi sur L’Obs: "L'exception tunisienne" face à la terreur

A la veille de sa visite en France, le président Béji Caïd Essebsi appelle, dans une tribune publiée par le Nouvel Observateur, à la solidarité entre nos peuples. S’employant à mobiliser le soutien nécessaire au pays, il écrit : « Il m'arrive tous les jours de me demander quel serait ce point d'appui qui m'aiderait à lever le monde avec la Tunisie ». Pour BCE, « c'est la relation entre Orient et Occident qui se joue dans notre pays. Si nous voulons faire de la Méditerranée un trait d'union, et non une frontière, un espace d'échanges et non un cimetière pour des jeunes poussés au suicide sur des embarcations de fortune ; si nous voulons épargner à nos jeunes, d'une rive ou de l'autre, la tentation apocalyptique dans nos villes ou dans les déserts "daechiens", nous devons prendre conscience que la paix ne peut être envisagée que de manière solidaire ».

Sa conclusion est nette : « Le chantier démocratique largement entrepris dans notre pays a besoin d'être consolidé économiquement dans la sauvegarde de nos intérêts réciproques. Face à la terreur, en plus de la fraternité des âmes et des armes, il est impératif de répondre par un projet commun. Dans ce combat pour un destin en partage, où il n'y aura que des gagnants, la France est un partenaire primordial ». Tribune

Le bon grain de la liberté a su trouver dans le terreau tunisien le ferment pour germer et prospérer jusqu'à proclamer, à l'adresse du vaste monde, qu'il l'a emporté, jusqu'ici, face à l'ivraie. Certes, les mauvaises herbes n'ont pas pour autant disparu, ni renoncé à vouloir étouffer cette jeune pousse encore novice en contexte arabe.

La récente attaque du Bardo illustre cruellement cette réalité. Elle visait notre démocratie, notre économie et notre tradition d'hospitalité légendaire. Les noms des victimes tombées sur notre sol ont été inscrits sur une stèle implantée sur l'esplanade du Bardo pour être ainsi mêlés, à jamais, à notre mémoire nationale.

Cette jeune pousse de la liberté est entre de bonnes mains. Elle est courageusement protégée par la volonté acharnée de tous les Tunisiens qui font honneur au fameux poème de Chebbi, emblème de notre hymne national : « Quand le peuple vient à choisir la vie, le destin ne peut que s'y plier ! »

Nous l'avions illustré lors de notre combat d'émancipation nationale. Nous avions choisi la vie, en commençant par le respect de la vie en elle-même, pour nos compatriotes, mais aussi pour nos adversaires et néanmoins, à l'époque, oppresseurs. Les dirigeants du mouvement national, Bourguiba en tête, considéraient que la liberté acquise par et dans le sang ne pouvait que s'y noyer et que, accrochée au bout du seul fusil, elle en deviendrait irrécupérable pour un futur Etat que nous voulions, dès l'origine, et à demeure, indiscutablement civil.

Ce moment du passé de notre épopée nationale peut-il éclairer l'"exception tunisienne" d'aujourd'hui au regard du paysage chaotique que connaissent les autres pays du "printemps arabe"? Sans aucun doute.

Le "modèle tunisien"

Préférer les petits pas aux sauts dans le vide, privilégier le pragmatisme à l'aventurisme, la négociation à l'affrontement, la modération aux surenchères, la raison au fanatisme, tels sont les principes qui ont guidé notre long processus de libération nationale. Je demeure convaincu que ces choix ont contribué à forger notre caractère national, depuis toujours réfractaire à l'excès et gouverné par l'esprit de réforme et une tradition de modernité. C'est dans cet apprentissage collectif de la rationalité qu'il convient de comprendre ce que l'on nomme communément le "modèle tunisien".

C'est aussi dans les réformes modernistes courageuses engagées au lendemain de l'indépendance, qui préfigurent une véritable révolution par le droit, qu'il faut rechercher les ingrédients du printemps tunisien. Cela, sans oublier les résistances politiques collectives et individuelles face aux dérives autoritaires du règne de Bourguiba et du despotisme corrompu de Ben Ali.

Ce qui est le meilleur dans le nouveau est ce qui répond à un désir ancien", disait Paul Valéry.

Le 12 juin 1972, j'avais signé une tribune dans "le Monde" intitulée "Les raisons d'un départ", suite à ma démission de mon poste d'ambassadeur de Tunisie en France. Je m'étais alors adressé à Bourguiba, encore au faîte de sa puissance et de sa légitimité historique, en lui disant que son régime ne saurait lui survivre "que dans la mesure où la stabilité qui a été réalisée par la fidélité à un homme sera relayée par une stabilité fondée sur des institutions démocratiques". Je lui disais encore, empruntant, prudemment, la parole à un grand écrivain français, que "les révolutions que l'on ne fait pas soi-même, ce sont les autres qui les feront".

Il est peut-être utile de le rappeler, je ne suis pas un nouveau converti à l'idée démocratique. Quand je lis dans un journal que je ne serais qu'un "revenant" issu de l'ancien régime, je prends mon mal en patience, en répétant avec Harry Truman que "ce qu'on dit être nouveau dans ce monde, c'est l'Histoire qu'on ignore".

Réussir le processus démocratique

Lorsque je fus rappelé à la primature en 2011 dans les conditions dramatiques que l'on sait, je l'ai accepté avec le sentiment que l'Histoire me tendait la main pour réussir le processus démocratique que nous avions échoué à mettre en œuvre en 1970. Je n'avais point l'idée de reprendre durablement une carrière politique. Je voulais simplement faire aboutir la transition de la révolution à l'Etat renouvelé. J'étais fortement motivé par l'espoir de sauver la révolution du chaos qui la guettait si l'Etat tunisien venait à imploser.

Mon passage à la primature ne fut pas long. Huit mois. Mais j'avoue ne pas être mécontent de mon bilan au terme de cette période éclair. Nous avions tenu les premières élections libres et transparentes dans un pays arabe. L'Histoire le retiendra.

Que s'est-il passé alors pour que je sois contraint de prolonger mon action ? D'abord les élections du 23 octobre 2011, qui étaient inquiétantes. Non parce qu'elles ont permis à Ennahda d'accéder au pouvoir, mais parce qu'elles ont révélé un paysage politique, mis à part les islamistes, émietté et incapable d'asseoir une véritable démocratie, inséparable de la nécessaire alternance.

Concorde et consensus salutaire

Pour ces raisons, nous avons créé le mouvement Nidaa Tounes. Même si dans mon projet initial, exprimé lors de mon appel du 26 janvier 2012, je n'étais disposé ni à créer un parti ni à y participer. J'entendais seulement inciter démocrates et réformateurs à s'unir pour être performants et pouvoir se proposer en alternative.

Face aux difficultés éprouvées par le camp démocrate à se souder malgré les efforts méritoires de ses représentants, et au regard des périls majeurs qui guettaient le pays, j'ai réalisé que l'édifice que les Tunisiens ont construit pierre par pierre risquait de céder et que je n'avais guère le droit de me ­dérober à mes responsabilités. C'est le désir de concorde et de consensus salutaire qui a systématiquement inspiré mon action, bien avant la création de Nidaa Tounes.

Et c'est cette volonté de ressouder ce qui a été fracturé, avant, pendant, et après la révolution, qui m'a amené, après bien des hésitations, à annoncer ma candidature à la magistrature suprême. Mes compatriotes m'ont, encore une fois, accordé leur confiance. Je leur en sais gré. Je m'emploierai à en être digne, à porter fièrement leurs voix, à veiller à la sauvegarde de leurs libertés, à défendre leurs intérêts dans le monde.

Lever le monde avec la Tunisie

Les difficultés qui se posent à mon pays sont à la mesure des attentes légitimes de son peuple. Toutes deux sont incommensurables. Archimède disait : « Donnez-moi un point d'appui, et je soulèverai le monde."

Il m'arrive tous les jours de me demander quel serait ce point d'appui qui m'aiderait à lever le monde avec la Tunisie.

Invariablement, les réponses qui s'imposent à moi m'orientent en premier lieu vers les Tunisiens. Une société qui a su, par elle-même, inscrire sur les premières pages de ce XXIe siècle une révolution conduite par les jeunes, pacifique, civile, démocratique, féminine, et qui a enjoint le compromis à ses élites, ne peut être qu'un partenaire averti dans la résolution graduelle et concertée des problèmes qui se posent à elle. Les jeunes sont au premier plan de mes préoccupations. Je m'emploierai sans relâche à ce qu'ils occupent un rang à la mesure des sacrifices qu'ils ont consentis pour libérer la Tunisie.

En second lieu, je pense à nos amis occidentaux. Je l'avais dit à Deauville en 2011 : « En fait, il n'y a qu'un début de printemps tunisien qui peut devenir réellement un ­printemps arabe, si nous réussissons en Tunisie."

La France, un partenaire primordial

C'est la relation entre Orient et Occident qui se joue dans notre pays. Si nous voulons faire de la Méditerranée un trait d'union, et non une frontière, un espace d'échanges et non un cimetière pour des jeunes poussés au suicide sur des embarcations de fortune ; si nous voulons épargner à nos jeunes, d'une rive ou de l'autre, la tentation apocalyptique dans nos villes ou dans les déserts "daechiens", nous devons prendre conscience que la paix ne peut être envisagée que de manière solidaire.

Le chantier démocratique largement entrepris dans notre pays a besoin d'être consolidé économiquement dans la sauvegarde de nos intérêts réciproques.

Face à la terreur, en plus de la fraternité des âmes et des armes, il est impératif de répondre par un projet commun. Dans ce combat pour un destin en partage, où il n'y aura que des gagnants, la France est un partenaire primordial.

 

Béji Caïd Essebsi