La grande manifestation du 8 avril 1938 : le témoignage du Dr Mahmoud Materi
La Tunisie commémore ce jeudi 9 avril, le 77ème anniversaire d'un tournant marquant dans l'histoire du mouvement national pour l'indépendance. Une grande manifestation lancée la veille, réclamait un parlement tunisien. La riposte s'est faite en répression sanglante, faisant de nombreuses victimes, et arrestations des chefs du Néo-Destour, Bourguiba en tête. Le témoignage du Dr Mahmoud Materi, que nous reproduisons ci-après nous rapelle ces moments de grande mobililsation nationale.
Le 8 avril vers 10h 30, je reçus la visite d'un groupe de jeunes destouriens fort excités. Ils me demandaient avec insistance de retourner à la tête du Parti pour diriger la bataille déjà engagée. Ils me faisaient part de leur détermination à mettre à sac les locaux des journaux La Dépêche Tunisienne et La Presse et même d'envahir la Résidence générale au cours de la manifestation prévue pour l'après-midi. J'ai eu toutes les peines du monde pour leur démontrer l'absurdité des actes qu'ils méditaient et je crois être arrivé à les amener à considérer la situation avec plus de calme. J'étais quand même bien inquiet après leur départ.
Mon inquiétude ne fit qu'augmenter lorsque je reçus, une heure plus tard, la visite d'un inspecteur de police tunisien des services généraux dont je connaissais bien la famille et qui venait de temps en temps me mettre au courant de ce qui se tramait dans les services de la sûreté. Il était naturellement au courant des bruits que répandaient imprudemment les jeunes destouriens sur leurs projets contre certains journaux et même contre le siège de la Résidence. Il m'apprit également que d'importantes mesures de sécurité étaient prises, que des militaires étaient en train d'installer des fils de fer barbelés et électrifiés autour de la place de la Résidence et que toute la police avait reçu des armes chargées depuis la veille. Ce garçon n'avait pas l'habitude de me raconter des inexactitudes et je me rendis bien compte de la véracité de ses dires. J'aurais pu me dire: «Puisque maintenant je suis hors de course, je peux m'en laver les mains». Mais non, je ne pouvais penser cela. Je savais que Tahar Sfar était à Sousse où il plaidait une affaire, que Bahri Guiga était en France, envoyé en mission par le Bureau politique et que les autres principaux dirigeants du Parti étaient sous les verrous. Bourguiba y serait-il? Je n'en étais pas bien sûr, on ne l'avait presque jamais vu à la tête d'une manifestation. Il ne restait que Mongi Slim rentré depuis peu de ses études et Ali Belhaouane sur lequel on ne pouvait compter pour calmer les esprits. Je pris donc la décision d'être présent à la manifestation pour essayer d'éviter le pire. Vers midi, je me rendis à la Porte de France et à la Place de la Résidence pour me rendre compte de visu de la situation et je constatai moi-même l'importance des mesures prises.
Les organisateurs avaient décidé de faire deux groupes de manifestants; un groupe, ayant pour lieu de rassemblement la place Halfaouine, devait parcourir la rue Bab Souika, Bab Carthagène, la rue des Maltais et l'autre groupe, rassemblé à la Place aux Moutons, devait parcourir l'avenue Bab Jedid et la rue Al Jazira. Le point de rencontre des deux cortèges était la Porte de France. Je rejoignis le deuxième groupe à Bab Jedid et les manifestants, en me voyant arriver, me firent un accueil touchant, me portant sur leurs épaules et criant: «Voici notre père qui nous revient, vive le Dr El Materi ! » Quelques-uns avaient les larmes aux yeux et moi-même, j'étais extrêmement ému. Tous les magasins et boutiques étaient fermés. La manifestation se passait dans le plus grand calme, l'ordre était assuré par des militants portant le brassard au croissant et à l'étoile rouge et par l'organisation des scouts. Le service d'ordre officiel était très discret, presque invisible. Je n'entendis aucun cri séditieux, la seule revendication scandée était : «Barlamane Tounssi, Barlamane Tounssi!» (Parlement tunisien).
- «Non, non, pas de délégation. Plus de discussions, plus de parlote. Nous n'avons pas peur des armes braquées contre nous. Maintenant c'est la lutte sans fin. Nous ne bougerons plus de cette place. Que la police et l'armée se servent de leurs armes si elles veulent et on verra de quoi le peuple sera capable». Quelques voix crièrent :
- «Oui, oui! Belhaouane a raison, nous ne partirons pas, nous coucherons ici cette nuit!»
Le moment était vraiment dramatique. Sans aucun doute, le service d'ordre, jusque-là immobile, allait finir par intervenir au premier geste agressif. J'imaginais avec horreur des policiers et des soldats fauchant cette multitude enfermée dans une véritable souricière. Je pris de nouveau la parole et dis à la foule: - «N'écoutez pas ceux qui ont perdu la raison. Votre manifestation a atteint son but qui est d'exprimer le mécontentement du peuple et sa colère. Je suis sûr qu'on vous a compris. Le seul conseil que je vous adresse est de rentrer dans vos foyers avec calme et discipline comme vous êtes venus. Lorsque je vous ai rejoints tout à l'heure, vous avez crié : «Voici notre père qui nous revient». Puisque vous me considérez encore comme votre père, écoutez- moi, je quitte cette place pour rentrer chez moi et je vous invite à me suivre».