Assassinat d'Abou Jihad: le témoignage du responsable tunisien de la protection des dirigeants palestiniens
Dans son témoignage qu’il a livré à Leaders, le lieutenant-colonel Nouri Bouchaala, qui a dirigé du côté tunisien la protection des dirigeants palestiniens, a indiqué qu’Abou Jihad a résidé d’abord à La Marsa avant de louer une villa à Sidi Bou Saïd sans en avertir les autorités sécuritaires tunisiennes pour qu’elles prennent les mesures idoines. Ce choix, explique-t-il, est motivé par la proximité du palais présidentiel et d’autres lieux de souveraineté et de résidences diplomatiques qui faisait de ces lieux une «zone hautement sécurisée».
Il précise qu’à l’aube du 16 avril, c’est-à-dire un jour avant l’assassinat, il avait accompli une visite d’inspection à Sidi Bou Saïd où il avait remarqué que la maison d’Abou Jihad baignait dans une lumière très vive. «Etonné, j’en fis part au vieux gardien palestinien que j’avais trouvé sur place, celui-ci me répondit étrangement que c’était un moyen qui aide à la surveillance», précise notre interlocuteur. Il affirme qu’il s’est rendu ensuite à la résidence d’un autre dirigeant palestinien, Abou Mazen (Mahmoud Abbés), l’actuel président de l’Autorité palestinienne, distante de «quelques dizaines de mètres», «où j’ai trouvé l’officier palestinien chargé de sa protection, Abou Yasser Adnane Hammed, qui veillait avec ses hommes en alerte après qu’ils eurent reçu des informations sur d’éventuelles attaques des sionistes contre des dirigeants palestiniens». Avant 9 heures du matin, Nouri Bouchaala dit s’être rendu chez son chef hiérarchique, le directeur général de la sécurité du chef de l’Etat et des personnalités officielles, pour lui faire part de ses observations et de ses craintes et de l’informer de son intention d’en parler avec le responsable de la sécurité d’Abou Jihad. Ayant reçu son feu vert, il se rendit quelques heures plus tard chez ce responsable qui lui indiqua que le dirigeant palestinien «ne voulait pas une surveillance forte et apparente», qu’il a fait venir «deux vieux Palestiniens du Liban pour assurer sa sécurité et qu’il n’en voulait pas d’autres, d’autant qu’il n’avait pas l’intention de résider longtemps en Tunisie puisqu’il était appelé à voyager fréquemment».
Un incident qui aurait dû être pris en compte!
M. Bouchaala se rappelle qu’un mois avant l’assassinat d’Abou Jihad, un incident se produisit dans la zone, ce qui n’avait pas suscité l’intérêt qu’il aurait dû avoir. Dans l’intersection des rues où résidaient Abou Jihad et Abou Mazen, un agent de sécurité tunisien chargé de la protection de ce dernier a remarqué la présence d’une voiture de location aux côtés de laquelle se trouvait un couple d’étrangers en train de prendre des photos. Comme il s’agit d’une zone sensible où la photographie était prohibée, ces agents se sont dirigés vers le couple pour le verbaliser. Il a aussitôt pris la fuite. L’agent a essayé de le poursuivre mais en vain. Il a néanmoins noté le numéro d’immatriculation de la voiture. Mais il s’était avéré qu’aucun véhicule enregistré ne portait ce numéro.
Notre interlocuteur nous dit que le 16 avril à 1h30 du matin, il reçut un appel téléphonique du chef de la salle d’opérations de la direction générale de la sécurité du chef de l’Etat et des personnalités officielles l’informant de l’assassinat d’Abou Jihad. Il se rendit aussitôt sur les lieux où ont commencé à arriver les personnalités tunisiennes et palestiniennes alertées dont le ministre de l’Intérieur de l’époque M. Habib Ammar. Il se rappelle que le directeur général de la sûreté nationale s’est adressé à lui en lui posant une question qu’il trouva curieuse : «Comment tu t’es permis de lever la surveillance devant la villa d’Abou Jihad», lui a-t-il demandé. A quoi, il a rétorqué : «Y avait-il une surveillance pour que je la lève? Qui m’a demandé d’assurer une surveillance et quand ?». Il a ajouté que la mise en place de postes de surveillance ne faisait pas partie de ses fonctions mais bien de la responsabilité de la salle d’opérations centrale au ministère de l’Intérieur et du ministre de l’Intérieur lui-même, alors que ses attributions à lui se limitaient à assurer la garde et la protection rapprochée des personnalités concernées.
Lui, «bouc émissair» ?!
A-t-on voulu faire de lui «le bouc émissaire» de cet échec retentissant de la sécurité tunisienne ? L’assassinat d’Abou Jihad fut «un scandale», reconnaît Nouri Bouchaala. Devant les suspicions, les rumeurs et l’échange d’accusations, Ben Ali, resté le patron effectif des services de sécurité, a ordonné une «enquête sécuritaire interne» qu’il a confiée au directeur de la sûreté de l’Etat. Sur cette base, il dit avoir été convoqué au bureau du directeur général de la sûreté nationale où il avait été interrogé par le secrétaire d’Etat chargé de la sécurité Mohamed Ali Mahjoubi, connu sous le nom de Chedli Hammi, et du directeur général commandant de la garde nationale Brahim Ghaouali, en présence de l’ensemble des hauts cadres de la sécurité dont son ancien patron Rafik Chelly, devenu directeur général de la sécurité extérieure. «Je fus assailli de questions dont la teneur et la formulation donnaient l’impression que tous voulaient se laver de toute responsabilité et de tout soupçon». «J’ai répondu à toutes ces interrogations avec clarté et précision en indiquant que plus d’une fois et par écrit, j’avais mis en garde mes supérieurs sur les manquements et les failles que j’avais observés». Suite à mon exposé détaillé sur la manière dont j’usais pour assurer mes fonctions, le directeur général de la sûreté nationale m’avait interrompu pour me dire avec gravité dans le but de m’intimider : «C’est comme si tu disais au Mossad, ici se trouve Abou Ammar». Mon ancien patron et mon chef direct se sont empressés de me défendre et dire que j’avais fait ce que j’avais à faire. L’enquête en resta là et le dossier fut clos. Seule conséquence, le directeur général de la sûreté nationale et le commandant de la garde nationale ont été changés et les anciens ont reçu de nouvelles affectations.
Nouri Bouchaala indique que M. Chelly en tant que directeur général de la sécurité extérieure a lancé quelque temps plus tard une invitation au directeur de la sécurité nationale libanaise Jamil Messaed Neema qui a indiqué que les passeports utilisés par les agents israéliens étaient de vrais-faux documents libanais subtilisés à leurs propriétaires au Sud-Liban.
Les accusations palestiniennes : «Fausses, archi-fausses», selon lui
Dans son livre Le mouvement Fath entre la résistance et les assassinats, tome 2, Mahmoud Natour, Abou Tayeb à l’époque chef de «la Force 17», groupe d’élite, révèle que plusieurs «données» ont concouru à faciliter l’assassinat d’Abou Jihad, parmi lesquelles l’insistance du dirigeant palestinien à alléger la surveillance autour de lui et de sa résidence malgré les mises en garde de ses collègues de la direction de l’OLP. Il cite parmi ces données «d’avoir tiré profit du fait que l’ancien secrétaire d’Etat à la Sécurité Mohamed Larbi Mahjoubi (Chedli Hammi) habitait la villa qui faisait face à celle d’Abou Jihad». Cette présence a donné l’impression que cette zone était sécurisée plus que de raison. L’ancien responsable palestinien conclut que ce meurtre a été rendu possible grâce à «une collaboration israélo-américaine au niveau du renseignement, en plus d’importantes infiltrations dans l’institution sécuritaire tunisienne, lesquelles ont eu un rôle majeur dans la réussite de l’opération, surtout qu’elles ont donné la couverture aux activités des agents du Mossad en territoire tunisien». Selon Abou Tayeb, la sécurité tunisienne n’a pas coopéré avec les Palestiniens pour aider à la révélation de la vérité. Il indique qu’un officier des renseignements palestiniens, Taraq Abou Rajab, a reçu de Hakam Baalaoui, le représentant de l’OLP à Tunis, les recommandations des autorités tunisiennes d’arrêter l’enquête. Comme il n’en a pas tenu compte, un «officier supérieur tunisien» est venu le voir pour lui dire que «le patron» (c’est-à-dire le président Ben Ali) a donné l’ordre de mettre fin aux investigations. Il a ajouté que suite à l’assassinat, les autorités tunisiennes ont arrêté Mohamed Larbi Mahjoubi (Chedli Hammi) qui a été condamné à mort, car il a été convaincu d’intelligence avec Israël, une sentence qui a été allégée plus tard.
Répliquant aux accusations de l’auteur sur une «complicité» éventuelle des services de sécurité tunisiens dans l’assassinat d’Abou Jihad puisqu’il écrit dans son livre que l’opération n’aurait pu avoir lieu sans «les restrictions et les entraves imposées par la sécurité tunisienne sur la présence palestinienne, notamment en ce qui concerne le port d’armes pour la protection des dirigeants palestiniens», Nouri Bouchaala estime que cette assertion est «fausse, archi-fausse». Il précise que les gardes à l’intérieur des maisons étaient armés, et que les dirigeants qui le souhaitaient, parmi lesquels Abou Tayeb lui-même, disposaient de gardes palestiniens armés qui se déplaçaient avec eux. «La seule restriction était quant au port d’armes avec ostentation dans la rue» pour éviter d’éventuels incidents, rappelle-t-il. Quant à la responsabilité de Mohamed Larbi Mahjoubi (Chedli Hammi) dans l’affaire, il indique que ce dernier n’a jamais été condamné à mort et qu’il a écopé de quatre ans de prison (dont il passé effectivement deux) suite à une «machination» fabriquée de toutes pièces par l’épouse de l’ancien président, Leïla Ben Ali, à son encontre, ce qui n’avait rien à voir avec l’assassinat d’Abou Jihad.
Quelles implications ?
Suite à cet assassinat, des mesures plus draconiennes ont été décidées pour assurer la protection des personnalités palestiniennes en Tunisie. Lui-même chef de groupe est devenu sous-directeur de protection spécifique à la direction de protection des personnalités et des édifices. Une promotion qui indique bien qu’il n’a pas failli à sa mission. Des patrouilles mixtes entre Tunisiens et Palestiniens sont mises en place.
Cela va-t-il éviter d’autres assassinats de Palestiniens en Tunisie ? Oui si on considère les opérations menées par les Israéliens. Mais il y aura près de trois plus tard, le 14 janvier 1991, une opération autrement plus spectaculaire : un triple assassinat qui a ciblé le numéro 2 du Fatah, Salah Khalaf (Abou Iyed), Hayel Abdulhamid (Abou Houl) et Fakhri Omri. Ce triple meurtre a été commis par un Palestinien et commandité par un autre chef palestinien dissident, Abou Nidhal. Mais ça, c’est une autre histoire.
Raouf Ben Rejeb
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