Union nationale et réformes douloureuses
Ce titre résume l’essentiel de l’intervention du chef de l’Etat le 20 mars 2015 à l’occasion du cinquante neuvième anniversaire de l’Indépendance intervenue après la longue lutte menée durant trente ans par le peuple tunisien sous la direction du grand leader national Habib Bourguiba. Ce dernier avait d’ailleurs instauré une union nationale durant les premières années de l’Indépendance afin de construire le nouvel Etat tunisien longtemps menacé dans son existence par le protectorat français.
Quelle union nationale?
La question qui se pose donc est de savoir quelle sorte d’union nationale est aujourd’hui nécessaire et possible, comment la réaliser et quelle peut être son efficacité. On a attendu quatre ans après la révolution pour y penser, avec l’aggravation des actes de terrorisme qui ont atteint, selon le quotidien Le Maghreb, le nombre de trente-neuf, évoluant de un en 2011 et trois en 2012 pour atteindre brusquement quinze en 2013, dix-sept en 2014 et trois au 20 mars 2015, le dernier étant celui de l’agression tragique et sanglante contre le musée du Bardo, symbole des brillantes civilisations qui se sont succédé sur le sol tunisien.
Les avantages de l’union nationale
Cette union a ses avantages dont il faut assurer la réalisation, et des inconvénients qu’il faut éviter. Il est évident que si l’on parvient à construire une union nationale sincère et solide, dégagée de toute arrière-pensée politicienne, elle ne peut être que bénéfique pour le pays et on ne peut que l’adopter avec l’innocence et l’enthousiasme qu’elle appelle.
Si l’on y parvient, l’union nationale évitera les confrontations inutiles et la perte de temps et d’énergie qui en résulte. Elle permet d’éliminer l’agitation autour d’intérêts personnels ou sectoriels et concentre l’attention sur les problèmes vitaux à résoudre dont précisément et en premier lieu la lutte contre le terrorisme qui ne peut que profiter de tous les conflits politiques et sociaux et étendre ses ravages.
Union nationale et efficacité gouvernementale
L’ampleur des problèmes à résoudre et l’importance des réformes à adopter nécessitent un pouvoir efficace. L’union nationale doit contribuer à cette efficacité. Le système gouvernemental normal, en dehors des temps de crise, exige l’existence d’une opposition qui incite la partie en charge du gouvernement à être plus vigilante, plus active et donc plus efficace pour pouvoir se maintenir. Il est évident que le pouvoir use avec le temps et dans ce cas, l’opposition assure le relais. Si les principaux partenaires de l’union nationale sont «usés» par le pouvoir, il n’y a plus de relève, et c’est la crise.
Organiser et mettre en place une union nationale n’est pas aisé et exige beaucoup de vigilance. Elle ne doit pas être une façon de traverser une situation difficile pour les partenaires concernés, les uns effrayés par l’ampleur des problèmes, leur souci étant de partager la responsabilité et d’éviter leur échec, les autres étant soucieux d’échapper au sort de leurs similaires du monde arabe.
Nécessité d’une entente sur l’orientation générale
On ne peut, en effet, éviter cette lourde équivoque qui peut frapper l’union nationale qu’en abordant les problèmes d’orientation générale qu’on ne peut guère passer sous silence. La nouvelle constitution a parlé d’Islam et non pas d’islamisme, ce qui est très différent. Elle n’a pas admis l’utilisation de la religion dans le domaine politique, et elle ne l’a pas interdit non plus. Il appartient aux partenaires de la vie politique d’étudier la question et de convenir de l’attitude à adopter. L’Islam politique tel qu’il a fonctionné et fonctionne encore est-il compatible avec une saine gestion des affaires publiques ? N’est-il pas ou n’a-t-il pas été un facteur de désordre et une façon d’utiliser la religion pour imposer son point de vue, conquérir le pouvoir et le garder ? N’est-il pas de nature à monopoliser la vie religieuse, à utiliser les prédications violentes contribuant ainsi à la violence et au terrorisme.
Une vraie, authentique et solide union nationale ne doit pas occulter ce problème fondamental. Il s’agit d’une reconversion des mentalités à laquelle on peut parvenir si on réussit à établir une vraie union nationale. Une telle union est nécessaire étant donné les graves problèmes à résoudre ainsi que les réformes fondamentales qui s’imposent.
La réforme de l’Etat
Qu’il s’agisse de la réforme de l’Etat, de l’organisation des pouvoirs publics, de la décentralisation, de l’organisation communale et régionale pour associer les populations à leur avenir, de l’allègement des charges du pouvoir central qui a négligé ses fonctions essentielles concernant la sécurité, la défense, la justice, la diplomatie au profit des questions administratives, économiques et sociales, par nécessité, le désert colonial n’ayant pas permis l’émergence d’une société civile pouvant participer à la gestion du pays. Aujourd’hui, cette société existe et l’Etat doit partager avec elle toutes les tâches autres que celles de souveraineté qu’il ne peut déléguer. Cette réforme de l’Etat est indispensable et elle ne sera pas la plus facile à réaliser. La réforme des finances publiques et de la fiscalité sera en fonction des nouvelles charges de l’Etat et des responsabilités que devraient assumer les collectivités publiques dans les affaires de la Commune ou de la région.
La réforme de l’entreprise
La réforme de l’entreprise est aussi nécessaire. Les deux partenaires, propriétaires et salariés, doivent devenir des alliés collaborant à la prospérité de l’entreprise, ce qui est dans l’intérêt des deux parties. Un échec n’est pas dans l’intérêt ni des uns ni des autres. Les uns y perdent leur mise, les autres leur emploi. Pour y parvenir, les affaires de l’entreprise doivent devenir transparentes et compréhensibles pour les salariés qui doivent y être associés afin de pouvoir y contribuer pour les améliorer ou pour les redresser. Il y a lieu à cet effet de réglementer le droit de grève ainsi que le recrutement et le renvoi du personnel pour éviter les décisions arbitraires. Sinon, les uns continueront dans leur attitude hostile et les autres dans leur refus d’associer leur personnel aux décisions les plus importantes.
La réforme du système éducatif
Au même niveau d’importance et d’urgence se situe la réforme du système éducatif. Ce dernier a connu des progrès importants après l’indépendance et il a changé le pays. Les trois millions de nationaux de 1956 étaient analphabètes pour la plupart. Ils sont onze millions aujourd’hui et le système éducatif n’a pas réussi à garder son efficacité. D’où les «déchets» et son rendement interne très faible, un gaspillage énorme des ressources financières et une grande déperdition des potentialités humaines. L’école de base doit être perfectionnée à l’image de celle créée en Finlande en même temps qu’en Tunisie. L’enseignement secondaire de quatre ans qui suit l’école de base doit être organisé en collaboration étroite avec le monde économique en vue d’une meilleure efficacité au point de vue de l’emploi et de la préparation à la vie économique et sociale. L’université doit être libérée de la bureaucratie, de l’uniformisation, et doit pouvoir devenir plus responsable au point de vue recrutements, programmes et diplômes. Une émulation s’impose pour améliorer la qualité de la formation.
La réforme économique et financière
L’économie tunisienne est trop étatisée et bureaucratisée. Elle répugne à la diversité et à la concurrence. Le déficit domine dans les finances publiques : le budget est difficile à équilibrer. Les exportations ne couvrent pas nos importations, l’endettement s’aggrave et la faillite extérieure est menaçante. Le système bancaire ne joue plus qu’un rôle insuffisant dans le domaine de l’investissement et du développement. Les banques de dépôt ne financent que le court terme et la consommation, encouragées par des taux d’intérêt bas malgré l’importance de l’inflation. Les six banques de développement ont disparu par fusion avec la STB en difficulté ou ont été transformées en banques commerciales qui ne font qu’augmenter en nombre. On les appelle des banques universelles. Et en effet, ces institutions financent tout sauf le développement. Elles tournent le dos à l’avenir et au progrès du pays. Elles doivent remplir la fonction de développement en consacrant leurs bénéfices à l’augmentation de leurs ressources propres pour pouvoir le faire. Elles doivent jouer un rôle important dans l’exportation en s’installant à l’extérieur et en particulier en Afrique. Elles ne doivent plus se limiter à la satisfaction des intérêts des actionnaires et mieux traiter les intérêts nationaux.
La relance de l’investissement nécessite le rétablissement de la stabilité et de la confiance. Les investisseurs et les exportateurs doivent être spécialement encouragés étant donné les deux fléaux dont souffre l’économie tunisienne depuis toujours qui sont le chômage, qui provient de l’insuffisance de la création d’emplois, et le déficit permanent de la balance des paiements se traduisant par un endettement de plus en plus important exposant le pays à une cessation de paiement. Investissement et exportation sont de nature à produire une croissance économique susceptible d’améliorer les revenus du pays et de ses habitants, en encourageant ainsi à l’épargne nationale, soutien indispensable de la promotion des investissements.
Conclusion
Telles sont les principales réformes fondamentales à entreprendre. Les derniers évènements et l’agression du musée du Bardo nécessitent une réflexion sur les moyens nécessaires pour faire face à ces réformes et à l’établissement d’un gouvernement capable de les réaliser avec la rapidité et l’efficacité nécessaires. On a choisi après les élections la formule d’un gouvernement politiquement et socialement limité pour échapper au reproche de domination et de dictature. Si la formule de l’union nationale est adoptée, il faut revoir en conséquence la structure et les pouvoirs du gouvernement. La formule des «indépendants» n’est plus appropriée. Elle organise l’irresponsabilité. Un « indépendant », comme son nom l’indique, ne dépend que de lui-même et n’est pas contrôlé par un parti ou un organisme qui peut lui demander des comptes.
Il faut donc un gouvernement de responsables. Et ces derniers se trouvent dans les partis politiques et dans les organisations sociales, les syndicats des travailleurs et des chefs d’entreprise. Ces derniers, avec la formule de l’union nationale, ne peuvent plus se contenter de revendiquer. Ils doivent participer à la gestion des affaires publiques pour être à même de concilier leurs intérêts et revendications avec les possibilités réelles du pays. Il appartient donc à ceux qui ont obtenu la faveur du suffrage universel de faire face à leurs responsabilités, d’organiser et de conduire cette union nationale, répondant ainsi aux préoccupations de leurs adhérents, de leurs sympathisants et de leurs électeurs. Ils pourraient ainsi éviter l’échec de l’union nationale.
Le succès est possible
Il ne faut pas partir battu. J’ai eu l’expérience d’une situation plus difficile lors de ma première participation au gouvernement en 1967-1968, ayant en charge l’Industrie, le Commerce et le Tourisme et donc plus particulièrement concerné par l’investissement, l’emploi et la balance des paiements. La crise était grave. Le dinar a été dévalué en 1964, la croissance était négative, entre -0.8% en 1966 et -1% en 1967. Nous avons redressé la situation grâce à la qualité de l’équipe (*) qui a pris le problème en main et à la stratégie qui a été mise en place:adoption d’un budget devises pour 1968 sur la base des déclarations des importateurs et des exportateurs les plus importants, budget accepté par la Banque centrale, octroi d’une licence annuelle (pour 1968) et destruction des 40 milliards de demandes de licences d’importation devenues sans objet, installation des services concernés dans des locaux plus convenables, renforcement du nombre et de la qualité du personnel. Le résultat est une croissance de 10% en 1968 et le rétablissement de nos finances extérieures, rétablissement qui se poursuivra jusqu’à la fin des années 1970. De telles données sont à prendre en considération pour encourager les autorités et les services concernés à prendre les affaires en main : la chose en vaut la peine, s’agissant de la sauvegarde du pays, de la lutte contre le terrorisme et du développement économique et social.
M.M.
(*) Elle comprend notamment Tijani Chelli, directeur de l’industrie, Mekki Zidi, directeur des mines et de l’énergie, Mokhtar Fakhfakh, directeur du commerce, Othman Kechrid, directeur du commerce extérieur, Driss Guiga, commissaire général de l’Office du tourisme, et une équipe de jeunes lauréats de la dernière promotion de l’ENA, que je venais de quitter pour le gouvernement.
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