Sidi Belhassen au cœur de l’Islam mystique
Un certain soir de février 2004. L’équipe de Tunisie disputait la finale de la coupe d’Afrique contre le Maroc. Les deux équipes étaient à égalité (1-1). L’équipe et Lemerre cafouillaient. Le temps s’égrenait. L’angoisse s’emparait de nous… Soudain, une clameur s’éleva. A l’unisson, près de 50 mille supporters de la sélection entonnent une invocation rythmée et assourdissante. « Ya Belhassen, ya Chadli ». Regain d’orgueil des joueurs enhardis par la charge émotionnelle transmise par le public ; l’équipe de Tunisie renverse la vapeur.
En Tunisie, comme partout au Maghreb, on compte des dizaines de milliers de zaouias et de marabouts. Une pratique considérée comme hérétique par les imams Chafai et Ibn Hanbal, mais tolérée par le rite malékite, majoritaire dans notre région. Depuis qu’on a aboli les habous, dont elles tiraient l’essentiel de leurs ressources, ces institutions sont livrées à elles- mêmes. L’Etat intervient de manière ponctuelle pour restaurer telle zaouia, ou tel marabout. Mais l’enveloppe allouée à de telles interventions n’est budgétisée nulle part. Le ministère de la Culture et, donc, du patrimoine s’interdit de franchir la ligne «rouge» du culte alors que les municipalités n’ont jamais d’argent disponible pour de tels travaux.
Quant au ministère du culte, il s’occupe des mosquées et vit au rythme du métabolisme changeant et ambivalent - du moins sur le plan structurel- de la mosquée Zitouna, de Jamâa Al Fath et, bien sûr, de la mosquée des Aghlabides, à Kairouan, là où a jailli la première étincelle de l’Islam en Afrique du Nord. Pourtant, avec la poussée de l’obscurantisme et la prise de contrôle des mosquées par les «takfiristes», un intérêt accru doit être porté à ces édifices qui constituent le dernier rempart contre les tenants de l’intégrisme et leurs fatwas sanguinaires à l’endroit des «mécréants», au nom d’une charia fantasmée. Et ce n’est pas un hasard si ces édifices ont été ces dernières années leurs cibles privilégiées.
Un premier pas a été fait dans ce sens : on essaie de codifier et même de recenser les zaouias et les marabouts. La différence entre les deux catégories tient à ceci : on va à la zaouia pour se prosterner sur le tombeau du «saint homme» et invoquer son aide auprès de Dieu pour exaucer un vœu : le mariage d’une vieille fille, la guérison d’un handicapé, d’un aveugle, l’emploi pour un chômeur de longue date. Par une curieuse disposition des choses, le fantasme populaire a conféré une spécialisation aux saints des zaouias, leur attribuant des dons miraculeux. On invoque Sidi Essahbi à Kairouan pour les mariages: il est en effet le plus fréquenté par les jeunes filles. De son vivant, au physique sculpté tel celui d’un dieu de l’Olympe, enchaîné au pied (parce qu’on disait de lui qu’il pouvait être physiquement violent), Sidi Amor El Fayeche, comme pris d’un delirium tremens, prédisait l’avenir. Sidi Halfaouni, lui, est fréquenté, chaque jeudi, par les malades atteints de l’hépatite.
Les marabouts, eux, n’arrangent guère les mariages, ne font pas dans la médecine, ni ne prédisent l’avenir. Car il y a une grande part de rationalité, au-delà des croyances. Quand on fréquente un marabout, on s’y plie au rituel et à l’action (ce que les adeptes de Sidi Belhassen appellent «Al Amal»).
On recherche d’abord une transcendance divine, dans un don de soi, en quête de la paix de l’âme et un approfondissement de la parole de Dieu et du message du Prophète à travers le Coran. Et c’est à partir de là que les confréries ont vu le jour, officiellement au XVIIIe siècle, se proclamant, pour la plupart, du soufisme avec des dérivatifs d’ordre ethnique, culturel et géographique en Tunisie, comme partout dans le monde. On n’exclut pas, cependant, que du vivant du Prophète, les anciennes voies du soufisme, aient fait la promotion d’un enseignement ésotérique. C’est ainsi qu’émerge, comme par une évidence géométrique, le marabout Sidi Belhassen Al Chadhili, temple d’Al Chadhoulia, érigé sur l’une des collines qui surplombent le cimetière d’Al Jallaz.
Un rite «rationnellement» codifié
Samedi matin entre la prière de l’aube et celle d’Al Sobh. Il pleuvait des cordes et le vent, par rafales, provoquait des crépitements organiques des vitres de la voiture qui arpentait le chemin sinueux, depuis la porte d’entrée du cimetière d’Al Jallaz jusqu’au mont Sidi Belhassen, à travers les tombeaux. Nous sommes arrivés tôt. Mais déjà les adeptes, femmes et hommes, qui dans un accoutrement traditionnel, qui dans une tenue de ville, étaient là, le Coran entre les mains, psalmodiant des versets. Les femmes sont assises à l’entrée. A gauche, un espace (un petit cimetière en fait) où sont enterrés quelques cheikhs ayant présidé aux destinées du marabout. Les cheikhs de Sidi Belhassen sont de la même lignée, de la même famille. Ce n’est pas une dynastie. Mais c’est une disposition, dictée par le Bey, à la mort d’un certain Ali Damdom en 1791 (celui qui s’occupait du marabout), confiant la gestion de «Sidi Belhassen» à la famille Meddeb. Ils sont neuf Cheikhs à avoir assuré cette fonction
—devenue sociale— et l’actuel Cheikh s’appelle Hassen Belhassen (voir interview).
Pourquoi ont-ils tous pour nom «Belhassen» alors qu’ils n’ont aucun lien de descendance avec Al Chadhili ?
Justement : nous le disions plus haut, c’est une commodité institutionnelle, parce que la fonction de Cheikh est sociale. Ainsi en avait décidé le Bey ! Cela dit, le rituel Chadhouli a été institué, il y a près de deux cents ans, par le troisième des meddeb et qui s’appelait Mohamed Msakni.
Nous traversons l’espace réservé aux femmes. Mais déjà à l’entrée, on est systématiquement accueilli par le bras droit du Cheikh, Fethi Daghfous, ayant la fonction de Bach Mhareq et qui gère une dense intendance de préposés au mausolée. Il connaît les adeptes (c’est-à-dire les habitués) un à un. Il nous souhaite la bienvenue d’usage. Puis il nous ouvre la porte à travers laquelle on accède à la grande salle appelée «Al Maghara Al Oulya» (la grotte supérieure). Mais elle n’a rien d’une grotte. C’est une vaste salle, somptueuse, d’architecture ottomane restaurée par l’impopulaire Mustpha Khaznadar, pour s’attirer les sympathies des Tunisiens.
Ils sont des centaines, adossés aux murs ou aux poutres, à psalmodier le Coran, ou le récitant par cœur, ce qu’on appelle les «Mousabbaât» (qui renvoient au chiffre 7). Un adepte nous explique que, chaque samedi, les versets récités sept fois, à voix haute, correspondent à une thématique coranique. Cela dure à peu près une heure et demie. Puis silence solennel: c’est l’arrivée du Cheikh, escorté par son bras droit, dans un grand cérémonial. Le Cheikh prend place au sein du «Mihrab». Et là réside la quintessence du rituel du samedi. On récite collectivement, d’une seule voix, toujours sept fois, l’un des Hizb de l’imam Chadhili. C’est le moment crucial (Al khouchouôo): le respect, la dévotion dépouillée, la capacité de se faire petit. La lecture est rythmée. Ce jour-là, on récite l’un des Hizb de l’Imam Chadhili, intitulé «Al Hamd». Il comporte des complaintes, des invocations entrecoupées de versets du Coran. Passage assez significatif : dans «Al Hamd», l’Imam Chadhili invoque Dieu pour bénir le Prophète, les quatre califes, Al Hassan et Al Houcine et leur mère Fatima, fille du Prophète et épouse d’Ali (dont il ne prononce pas le nom). Nous y décelons aussi un message politique à l’endroit de Mouaouia qui a massacré le gendre et la descendance du Prophète. Le cérémonial dure à peu près une heure. Un fait significatif, très significatif même nous interpelle: parmi les présents on remarquait trois adeptes se distinguant par leur tenue uniforme : turban, jallab élégant (qui n’est pas tunisien).
Ils psalmodiaient par cœur toutes les invocations et appliquaient le rite avec une précision de métronome.
Une fois la séance terminée, nous nous adressons au Bach Mhareq pour en savoir plus sur leur identité: ce sont des soufistes français. Nous les approchons pour une petite interview. La réplique est aimable, mais sèche: «Nous ne parlerons avec vous de soufisme que si vous êtes soufi. Notre doctrine (ils voulaient dire orthodoxie) rejette l’exhibitionnisme. Nous ne parlons donc pas à travers la presse».
Entretemps, toujours «escorté», sans que personne ne l’approche, le Cheikh se dirige vers «Al Khelwa » (où nous le rejoindrons plus tard). Mais le rite ne se limite pas aux samedis. Les vendredis soir, entre les prières d’Al Maghreb et Al Ichaà, les adeptes, par centaines, munis du rituel couscous, thé, café (une symbolique, parce que la légende dit que c’est Sidi Belhassen qui a introduuit le café en Tunisie), ou autres, se rendent au marabout où l’on récite six « Hizb » du Coran, soit le 1/10e, et ainsi de suite, jusqu’au 60e hizb, puis on reprend dès le début, et cela dure à longueur d’année.
Les 14 jeudis de l’été
C’est l’été. La saison des «Moussem», et du marathon vrai, à Sidi Belhassen. Par milliers, les adeptes s’y rendent le soir et ces «jeudis» sont dirigés en personne par le Cheikh. Pourquoi les jeudis et, de surcroit, le soir ?
On raconte qu’Abou Al Hassan Al Chadhili aurait vu le Prophète de visu, dans un moment intemporel, et Muhammad lui aurait dit qu’il visiterait ce lieu tous les ans, l’été, la veille d’un vendredi, jusqu’à la fin des temps. La croyance exerce son effet. Et là, nous sommes quelque peu dans la métaphysique : les gens, soufis ou pas, se rendent à Sidi Belhassen à la recherche de l’esprit du Prophète. Etats d’âme, épanchements de l’esprit, besoin d’expier ses péchés, invocation du pardon. Cela se passe au «Maqam», bâti au-dessus d’Al Maghra où se déploient les rituels des vendredis et des samedis. Al «Maqam » est fermé tout le long de l’année et n’est ouvert que l’été, justement pour les 14 jeudis. Pour prémunir le marabout contre toute agression, après le saccage des mausolées Sidi Bou Saïd et l’incendie de celui de Saïda Al Manoubia, le Cheikh a demandé l’apport des autorités sécuritaires. Pendant quelques mois, des militaires s’en sont chargés.
Le secret de la grotte
Le rituel achevé, on se dirige vers la «Maghara inférieure» qui se trouve en dessous de la «Maghara supérieure». C’est une grotte étroite, sombre, en dépit de quelques rares bougies, discrètement placées juste pour éclaircir les marches. C’est là que se prosternait Sidi Belhassen. On y descend avec les gestes de quelqu’un qui fait la prière. On doit tantôt baisser la tête, quand la toiture est basse (c’est donc comme si l’on s’agenouillait pour effectuer une «Raqaà», mais sans toucher le sol du front) ; puis on se redresse quand la toiture est plus élevée, jusqu’à parvenir à un espace étroit, là où Al Chadhili passait le plus clair de son temps dans les invocations, la prière et l’intériorisation divine. Mais il n’aurait pas été le premier à s’y rendre. Ibn Arafa Al Ouerghemmi, alors imam de la Zitouna, à l’époque d’Ibn Khaldoun et dont le mausolée est situé juste près de celui de Sidi Belhassen, s’y rendait pour méditer.
Selon ses quarante compagnons, Al Chadhili aurait affirmé que la grotte aurait été visitée avant lui par sept cents hommes de Dieu. Plus encore, selon le Coran, quatre prophètes n’ont pas connu la mort: Aissa Ibnou Meriem, Idriss, Elyes et Al Khedher. C’était avant l’avènement de l’Islam. Mais le dernier cité aurait fréquenté «Al Maghara». Légende ou récits corroborés par Ibn Arabi, Al Cheikh Al Akbar, arrivé en Tunisie à bord d’un bateau en l’an 590 de l’hégire, soit trois ans avant la naissance d’Al Chadhili. A l’époque, le mausolée surplombait la mer. Ibnou Al Arabi aurait vu sortir un homme d’une grotte, marchant sur l’eau et se diriger vers lui avant de lui montrer ses pieds secs. Une fois à la mosquée Zitouna, Ibnou Al Arabi se serait vu aborder par un homme: «Comment a été ta rencontre avec Al Khedher»; celui-ci sortait de la grotte…
Croyances, mythe, fantasmes : les zaouias et les marabouts les interpellent tout à la fois. Mais les confréries qui en découlent, telles que celle du soufisme selon la «tariqa» d’Al Chadhili, induisent toutes la quête de la «Vérité». La vérité d’un seul Dieu pour toutes les religions.
Raouf Khalsi
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