Dr. Joachim Gauck et la Tunisie : la liberté en partage
Le Président, pasteur et intellectuel engagé
La visite du Dr. Joachim Gauck m’interpelle à plus d’un titre. D’abord, il s’agit de la première visite d’un Président allemand depuis la révolution du 17 décembre-14 janvier 2011. Faut-il rappeler, en effet, que, sous le règne de la Troïka, on a fait miroiter, entre autres espoirs, celui d’un déplacement de la chancelière Angela Merkel. Ce déplacement pourtant prévu pour octobre 2012 n’eut jamais lieu pour des raisons qui ne pouvaient échapper à personne : violence islamiste, lenteur douteuse du processus de démocratisation etc. De surcroit, l’illustre visiteur est un pasteur, membre de l’Église luthérienne. Mais pas n’importe quel pasteur ! En vérité, une fois bachelier, il fut contraint de choisir la théologie au lieu de la philosophie, mais en devenant pasteur il se jura de ne jamais fermer la porte au doute. C’est, à mon sens, parce que le président Gauck n’est pas que pasteur que sa visite dans un pays qui vient d’accomplir une révolution pacifique devient compréhensible. En effet, sans la passion de la liberté qu’il partage, comme il le dit, avec Hannah Arendt, le pasteur Gauck aurait mené une vie paisible au service de sa paroisse.
La délicate gestion des archives policières
Dr. J. Gauck est aussi celui qui a réussi à s’acquitter d’une tâche délicate : celle de la confrontation avec le passé douloureux d’une nation. Il est devenu célèbre sur un plan national depuis que le premier parlement de l’ex-RDA démocratiquement élu l’a choisi pour occuper le poste de commissaire fédéral pour la documentation du service de sécurité, l’équivalent de notre commission Vérité et dignité. À lui seul ce choix suffit pour prouver le respect dont jouit cet homme, en tant qu’ancien opposant au régime dictatorial de l’ex. RDA et surtout en tant que personnalité libre de toute attache partisane, intègre et surtout impartiale.
J’avoue que, durant les trois dernières années, il m’est arrivé de penser souvent à la manière dont les Allemands se sont appropriés le dossier de ce que nous appelons chez nous le dossier de la police politique et des abus de l’ancien régime. Sur plusieurs points, les Allemands ont fait les bons choix. Par exemple, le député J. Gauck fut chargé dès le 21 juin 1990 de la commission spéciale du contrôle de la dissolution du service de sécurité de l’Etat et grâce à sa notoriété il en a gardé la direction jusqu’à l’année 2000. Il s’attela à cette mission sans esprit revanchard en la concevant comme « une contribution à une paix intérieure solide, fondée sur un débat public et ouvert ». C’est ce qui explique, d’ailleurs, que déjà en 1999, les chrétiens-sociaux lui proposèrent sans succès de présenter sa candidature à l’élection présidentielle.
En Tunisie, par contre, la présidente de l’instance Vérité et Dignité, co-fondatrice de radio et en conflit avec ses employés, n’a été élue qu’en juin 2014 et son élection a entraîné aussitôt trois démissions. Pour redorer son image, la commission ne pouvait pas faire mieux que d’acheter des voitures luxueuses flambant neuves et d’organiser une descente très médiatisée au palais de Carthage pour récupérer les archives présidentielles ! Je le dis avec beaucoup d’amertume, nous avons échoué dans la gestion de la justice transitionnelle et je crains que ce combat si vital pour la reconstruction de la nouvelle République ne soit déjà perdu.
Cette crainte s’est hélas renforcée ces derniers temps suite à l’appel à la réconciliation nationale lancé par le président Béji CaÏd Essebsi pour mener à bien le seul Jihad qui soit légitime : la lutte contre tous les dangers qui menacent notre patrie. En fait, je ne conteste nullement le bien-fondé de cet appel, assorti il est vrai de quelques conditions, mais je pense que le retard pris dans le processus de la justice transitionnelle a fait que cette dernière soit réduite actuellement, notamment à cause de la paralysie de notre économie, au dossier des hommes d’affaires et à l’acceptation du parti islamiste comme partenaire politique. Or, pour ce qui est de la « réconciliation » avec le parti Ennahdha, elle fut scellée le 27 janvier 2014 avec l’adoption d’une manière quasi-unanime de la Constitution.
Quant au dossier des hommes d’affaires, il est plus complexe. D’un côté, il entre bien dans le dispositif prévu par la loi de la justice transitionnelle avec son lot de procédures pouvant s’étaler sur encore des années. D’un autre côté, étant donné l’état dans lequel se trouve notre économie et nos finances publiques, son traitement est devenu une priorité nationale, une affaire de salut public. Faut-il suivre la morale de la conviction ou celle de la responsabilité ? Pour le cas qui nous concerne, l’échange qu’aura le Dr. Joachim Gauck avec les responsables tunisiens ne pourra qu’être fructueux.
L’intellectuel engagé face aux faux débats d’ici et d’ailleurs
Il reste enfin une autre qualité qui caractérise notre illustre hôte et qui n’est pas dépourvue de sens pour nous: son refus absolu de tout enfermement dans quelque idéologie que ce soit. Il y a là en effet une similitude entre les « citoyens normaux » de l’ex-DDR et les Tunisiens, et d’une manière générale tous ceux qui ont vécu l’expérience du passage du despotisme à la démocratie : leur refus des clivages idéologiques classiques gauche-droite, libéral- conservateur, capitaliste- socialiste. Cette méfiance se traduit chez certaines catégories sociales par un rejet systématique des partis politiques. Cependant, comme la démocratie demeure encore, quoiqu’on dise, une démocratie de partis, les leaders de ces derniers se trouvent obligés pour convaincre les citoyens et surtout les électeurs potentiels d’affirmer leur identité idéologique en se référant aux étiquettes connues. Cette manie des étiquettes attrape même ceux qui choisissent d’agir uniquement au sein de la société civile.
À un journaliste qui lui demanda s’il était conservateur, J. Gauck répondit : « je suis un homme de gauche, libéral-conservateur». Cette réponse, si provocante pour les bien-pensants, exprime cependant le point de vue de la majorité des citoyens. En effet, la solidarité avec les moins-lotis n’est nullement incompatible avec l’aspiration à la liberté, et la liberté n’est pas nécessairement le rejet de la tradition. Tout est dans l’attitude que nous adoptons à l’égard du monde et de la manière dont nous organisons nos priorités et nos valeurs. Parlant de cette attitude, Gauck dit : « Je me considère surtout comme un pragmatique dans le domaine de la politique et ne fais nullement partie de ceux qui cherchent à orienter politiquement les hommes par leur pensée ». Voici un message qui devrait aller droit au cœur des Tunisiens. Eux qui ont compris à quel point le discours des démagogues de tous bords pouvaient être dangereux et criminels et qui se sont heureusement convertis à une recherche concertée de ce qui est rationnellement acceptable. Dans ce même ordre d’idées, je voudrais évoquer le différend qui oppose J. Gauck à la gauche anticapitaliste, lequel est aussi présent dans le débat économique et social en Tunisie.
En octobre 2011, Gauck réagit au mouvement de protestation Occupy contre la domination du capital financier et le système capitaliste en général en affirmant que cette critique radicale de l’économie de marché et des banques est « indiciblement idiote ». Cette réaction est tout à fait attendue de sa part puisqu’en 2010, il avait répondu aux reproches que lui avait adressés la gauche radicale pour justifier son opposition à sa candidature à la présidence de la République. À ses yeux, cette gauche ne comprend pas que la finalité de la politique est la liberté et que la justice sociale en est seulement le moyen. « Celui qui conçoit la politique uniquement comme politique sociale », dit-il, « possède une conception réductrice de la politique », car « le sens de la politique est la liberté », c’est-à-dire « les mêmes droits et les mêmes chances pour tous ». « Ce n’est qu’après que se pose la question de savoir comment sur la base de cette liberté les mêmes droits peuvent être garantis pour tout un chacun ».
Pour ma part, j’adhère à cette analyse et rappelle que les Tunisiens ont eu raison de mener le débat - pour ne pas dire combat-, constitutionnel sur le caractère civil de l’État, l’État de droit, les libertés individuelles fondamentales et surtout le droit à la liberté de conscience. Quant à l’économie de marché, elle est le moyen par lequel une société libre produit et reproduit les conditions matérielles de son existence. Toutefois, pour que cette existence soit juste et équitable, il faut que l’économie ait aussi une dimension sociale. Les démocrates de tous les pays devraient donc s’entendre sur cette approche qui réconcilie liberté et justice. Espérons qu’ils sauront trouver les moyens requis afin de concrétiser cette entente.
Ridha Chennoufi
Professeur de philosophie politique
(Université de Tunis)
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