« Déesse absente »
A Ermenonville, près de l'endroit où fut enterré Jean-Jacques Rousseau, on aperçoit « le temple de marbre d'une déesse absente, — qui doit être la Vérité ». Autant qu’un fantôme, l'ombre de cette déesse absente plane sur l'oeuvre humaine et met en question les valeurs qui sont celles du monde de ce siècle et qui sont les causes et les caractères du scepticisme actuel, au risque d'apporter quelques retouches à l'image officielle qui passe d'une « déesse absente » – la vérité – à l’autre insaisissable, la justice disparue.
Dans l’Egypte antique, la déesse Maât était la déesse de l'ordre, de la solidarité, de l'équilibre du monde, de l'équité, de la paix, de la vérité et de la justice). Elle était l’antithèse d’Isfet, le dieu du désordre, le mal, le dévoiement, le chaos, l'injustice.
Maât symbolisait la norme universelle, l'équilibre cosmique établi, la justice qui permet d'agir selon le droit, l'ordre qui fait conformer les actes de chacun aux lois, la vérité, la droiture et la confiance. C'est grâce à ces valeurs universelles que le monde pourrait fonctionner de façon harmonieuse. Elles sont la lumière que le soleil apporte au monde. La mission des gouvernants relève de ces valeurs : organiser le pays et assurer son unité, de sorte qu'ils jugent les hommes et anéantissent Isfet. Ils devraient faire leurs la devise :
« Pratique la justice et tu dureras sur terre.
Apaise celui qui pleure ; n'opprime pas la veuve;
Ne chasse point un homme de la propriété de son père;
Garde-toi de punir injustement. »
La vérité est une métaphore de l'équilibre, la balance, l'harmonie. Aussi la Justice est-elle une qualité divine, alors que le jugement est un défaut humain. Le jugement est une action d'un sujet envers un objet, la justice est un état de fait. La vérité en aucun cas, ne se trouve dans les mots ou entre les mains d'un quelconque homme. Tout le reste, croyances ou autres, n’est qu'inventions et mensonges. L'équilibre cosmique n'a rien à faire avec notre perception humaine, culturelle, cultuelle et sociétale, de ce qui est juste ou pas juste. La Justice est Vérité, la Vérité est Justice. Il suffirait, pour comprendre, de s'extraire du concept tout fait de la justice officielle des gouvernements. Le système juridique ne fait Justice que dans un moment de grâce divine et les médias (donc le peuple qui les écoute) ne sont pas contents, car ils veulent des jugements qui confortent leur incompréhension.
Il est largement temps que le citoyen tunisien réagisse et prenne son destin en main. Il est un temps pour la confiance et un temps pour le doute salutaire. Trop de choses sont en train de se passer qui échappent au contrôle du peuple souverain et qui ne servent pas, loin s’en faut, ses intérêts en tant que composante déterminante de la société tunisienne. Le peuple immature est révolu. La population tunisienne a pris conscience de son importance et de ses droits. Il n’a plus besoin d’une tutelle.
Le désordre social et la désorganisation, le terrorisme, la baisse des visites touristiques, la loi antiterroriste, la loi de protection des forces de sécurité, le recul très net de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression, baisse de la solidarité sociale. Tous ces facteurs combinés, sont susceptibles de nous renvoyer à la case départ avec une révolution non avenue et révolue.
Depuis les élections de décembre 2014 jusqu’à aujourd’hui matin d’avril 2015, tous les acquis sont en très nette régression et cela ne nous prépare à rien de bon, probablement une nouvelle dictature très prochainement. Le prétexte de la lutte antiterroriste a donné la partie belle au gouvernement pour faire un peu ce qu’il voulait sans même se justifier ni nous exposer les grandes lignes de la stratégie qu’ils poursuivent, si tant est qu’ils ont une stratégie.
Ce basculement vers l’autoritarisme commence par la loi sur la protection des forces de sécurité (loi punissant les agressions contre les forces armées) qui pose les bases d’un Etat policier avec une immunité et une impunité des forces de l’ordre et de sécurité. Si ce projet devenait loi, de nouveau la crainte s’installerait dans la société. Les forces de sécurité pourraient, sous prétexte d’avoir été agressées, soit physiquement, soit verbalement, tout se permettre. Le projet leur permet d’user de la force et même de tuer le cas échéant. Quid de la torture des prévenus, de la maltraitance dans les postes et centres de détention. Tout citoyen est pris dans un étau entre les mâchoires duquel on va pouvoir broyer les revendications et la contestation légitimes. Les médias sont muselés et ne diffusent plus d’infos précises mais
un message officiel. Il y a un retour au servage de la plume, aux anciennes méthodes, à l’inculture politique. Les plateaux télévisés ne sont que des recherches d’effets médiatiques et non plus les exposés de faits et de la vérité.
Les instances prévues par la constitution ne jouent pratiquement aucun rôle sinon celui d’écran. La justice transitionnelle piétine, ses membres de premier plan se faisant leur propre promotion politique à travers l’instance.
Certains journalistes usent de procédés voyous pour créer le scoop. De plus en plus de procès sont intentés contre des journalistes. Des consignes officielles sont communiquées par téléphone ou des menaces pour influencer des décisions ou des prises de position. Dernièrement un journaliste a même été cité à comparaître devant le procureur de la république en direct lors d’une émission de télévision ce qui est une méthode employée normalement dans les systèmes dictatoriaux. Des journalistes sont incarcérés ou en procès pour opinion.
Des civils sont accusés d’outrage et violence portés à l’encontre de fonctionnaires publics (article 125 du code pénal), des civils sont jugés par un tribunal militaire pour diffamation et outrage public contre des officiers supérieurs et cadres du ministère de la défense (article 110 de la constitution de janvier 2014. Cet article a laissé floue la notion d’infraction d’ordre militaire).
Le rapport d’un organisme international de défense des droits de l’Homme (Human Rights Watch : an analysis of Tunisia’s draft counterterrorism law, 8 avril 2015) signalent plusieurs failles qui pourraient ‘’mener à d’importantes violations des droits humains’’ dans le projet de loi antiterroriste que le gouvernement a approuvé et envoyé sur le bureau de l’assemblée. Garde à vue, encouragement de la délation, présomption d’innocence, procédure contradictoire, peine de mort, secret professionnel de l’avocat et droit à une défense efficace.
Jusqu’où cela va-t-il aller ? Quel est le seuil de tolérance?
Nous sommes tous pris en otage, entre deux feux, toute la population tunisienne, les terroristes qui, à notre porte, nous menacent et la terreur alimentée par toutes les instances de l’Etat pour justifier un retour à l’arbitraire et à l’autoritarisme. Toute cette atmosphère de terreur nous empêche de vivre citoyenneté et de pratiquer nos droits civils. Elle ne sert en fait qu’à excuser des erreurs de stratégie des gouvernants. On noie le poisson social avec une avalanche de textes draconiens et démesurés que l’on cherche à banaliser. Tout est exagéré à de la démesure. Tout est exagéré au-delà de l’admissible. Cela revient presque à vouloir tuer des mouches avec des bombes atomiques, si nous pouvons nous permettre l’image. La loi de protection des forces de sécurité est passée au travers des mailles du conseil des ministres pour atterrir sur le bureau de l’assemblée des représentants du peuple. Que vont faire les députés ? Ils ne doivent pas laisser passer un texte pareil qui va à l’encontre des droits des citoyens qui les ont élus. Si c’était le cas cela signifierait que l’assemblée n’est que formellement représentante du peuple, qu’elle n’est pas une chambre législative mais une simple chambre d’enregistrement au service de l’exécutif.
Le parlement est en train de perdre de l’énergie dans des actions sans lendemain. D’abord à chercher à lifter une loi comme celle sur la lutte antiterroriste de 2003, qui dès sa naissance a été jugée inconstitutionnelle et qui a conduit à tout ce que la justice transitionnelle a à connaître aujourd’hui et dont ce caractère en fait un pariât de la législation. Ensuite chercher à enfermer les forces de sécurité dans une tour d’ivoire d’impunité ne pourra qu’alimenter les injustices et les passe-droits en tout genre. Cela n’aura pour effet que de produire une loi antisociale et de mettre les forces de sécurité en marge de la société et au-dessus d’elle. Ce résultat est contraire principes de l’Etat de droit, principes dont nous nous réclamons depuis la rébellion de 2011. Les forces de police, les forces militaires sont des composantes de la société qui ont pour mission de la protéger et de la défendre et pas le contraire. Mettre les forces de contrainte armée au-dessus de la société sous prétexte de les protéger ne pourra que les marginaliser et en faire un instrument d’oppression et de répression.
On est en train de nous mentir aussi sur la situation économique et sociale du pays la Tunisie subit une baisse de 18% des fréquentations touristiques. En janvier 2015, le secteur a connu une baisse de 21% ce qui fait une différence de 3,19% de plus que la baisse enregistrée dans la même période en 2014. Il s’ensuit une baisse conséquente des recettes, de 2,6% par rapport à 2014, soit une différence et un manque à gagner de 6 millions de dinars.
Des pénuries provoquées de certaines denrées du fait de leur rétention par les marchés ou à cause du phénomène récurrent de la contrebande par les mafias économiques. Les syndicats font n’importe quoi, lançant des mots d’ordre de grève à tout va. La Tunisie est malade du syndrome de bananiérisation et se prépare à une nouvelle dictature dont le décor se met en place de manière insidieuse et avec l’apparence de sécurisation et de lutte contre un ennemi de la nation.
Assainir nos sociétés c’est déjà lutter contre ses ennemis intérieurs réels, ces mafias qui saignent à blanc notre production et le secteur de la distribution. Ces industriels fallacieux et sans scrupule dont on cherche à obtenir de la nation qu’elle leur pardonne par une procédure de réconciliation nationale alors qu’ils l’on violée tout au long des années et qui sont les éminences grises du chaos et du marasme dans lesquels se débat la Tunisie depuis sa révolution. Ces mafias économiques qui sont les vrais ennemis à nos portes et dont sociétés sont les chevaux de Troie des terroristes et dont les tenants en sont les ambassadeurs.
Sur un autre plan tout aussi important, le mensonge, la mainmise des mafias, la corruption, tous ces fléaux sont ceux qui doivent retenir toute notre attention d’un point de vue stratégique. Ce sont eux qui ruinent nos acquis et l’équilibre économique et social. Comme a pu le dire un certain, le peuple tunisien attend une «gouvernance plus efficace des affaires publiques et sécuritaires et que l’Etat renonce à l’attentisme le plaçant dans une position de faiblesse et de vulnérabilité, ce qui renverse les repères de toute la société ». Les pouvoirs publics tunisiens doivent reconquérir la confiance du peuple, qui doit de nouveau croire en ses institutions. Cette confiance n’est certainement pas tributaire d’une loi scélérate, mais de véritables réformes qui préparent notre avenir et le bien-être de la population, telle la redéfinition du découpage régional et la décentralisation, ou encore la réforme du système éducatif qui doit créer les citoyens de demain. C’est politiquement que la Tunisie doit agir pour s’imposer comme interlocuteur valable sur le plan international et non comme pays sous-développé et à assister éternellement. La décentralisation est une priorité pour le pays. Bien menée et bien gérée, elle est capable de sauver nos régions de l’exclusion et du défaitisme dont elles sont les proies actuelles. Gagner les régions et les villes défavorisées à la cause de la république sera la vraie lutte contre les mafias locales qui alimentent le terrorisme directement ou indirectement. Cela aura pour effet de créer un courant patriotique puissant, convaincu et capable de résister aux courants antagonistes qui cherchent à ruiner l’espérance démocratique et libertaire, ce pour quoi nous nous sommes révoltés en décembre 2010 et janvier 2011.
Nous ne sommes pas non plus un Etat voyou qu’il faut punir. Alors ne le devenons pas. La guerre contre le terrorisme nous ne pourrons pas la gagner de la façon dont nous nous y prenons actuellement. Les forces sont inégales et disproportionnées. Notre armée comme nos forces de sécurité ne sont pas préparées à ce type de guerre.
La Tunisie est un pays courageux et audacieux. C’est un pays pragmatique et d’avant-garde, un pays fort qui ne cèdera pas à une quelconque fatalité.
Monji Ben Raies
26 avril 2015
Universitaire - Juriste
Enseignant chercheur en droit public
Faculté de droit et de sciences politiques de Tunis