Quelles priorités pour la diplomatie tunisienne ?
Lorsque j’ai lu le document publié, fin mars dernier, par la présidence du gouvernement sous le titre "résumé des actions urgentes des divers ministères durant les 100 premiers jours", il était tout à fait normal, compte tenu de ma carrière et de mes centres d’intérêt, de me concentrer sur le thème afférent aux relations extérieures de la Tunisie.
Le paragraphe consacré à ce thème a suscité mon étonnement pour deux raisons: la première est relative à la forme et la seconde au contenu.
Tout d’abord sur le plan de la forme, j’ai constaté que ce thème est venu à "la queue" du document, puisqu’il a constitué son quinzième et dernier point. Ceci est réellement surprenant, car il n’est pas de coutume de reléguer les relations extérieures qui relèvent de l’un des départements de souveraineté les plus importants à une telle position.
Si d’habitude la place attribuée à une personne (ou à une chose) est fonction de son importance, il est légitime de se demander si le placement des priorités de la politique étrangère de la Tunisie à "la queue" du document suggère que cette politique est la dernière des préoccupations de la présidence du gouvernement?
Cette question est d’autant plus fondée que la nouvelle Constitution a fait des affaires étrangères, l'une des prérogatives du Président de la République, et que la diplomatie tunisienne qui a souffert, tout au long des quatre dernières années, des tiraillements entre le chef de l'État et le chef du gouvernement, semble continuer à être la victime du même mal, bien que le président de la république et le ministre des affaires étrangères soient actuellement du même parti...comment interpréter cette polémique entre les hommes sur la question de la normalisation des relations avec la Syrie?
Passons maintenant au contenu des priorités que le ministère des affaires étrangères a choisi d'inscrire dans le document.
Une grande partie de ces priorités n'a rien de nouveau et revêt un caractère purement interne qui ne concerne pas le citoyen directement, car que signifierait pour lui l’accélération de l'adoption de la version finale du nouvel organigramme du ministère ou des statuts du personnel diplomatique et du personnel administratif et technique? Et que signifierait pour lui la mise en place, au sein du département, d’un réseau intranet, ou encore l’instauration d’un réseau de communication informatique avec les autre Ministères?
Le document indique, par ailleurs, que parmi les priorités les plus urgentes du ministère des affaires étrangères, le redéploiement de nos missions diplomatiques à l'étranger, notamment par l’élévation du niveau de nos représentations diplomatiques en Suède, en Finlande et au Nigéria, au rang d’ambassades et par l’ouverture d'une ambassade en Malaisie qui couvrira Singapour et Brunei Darussalam. De même, le ministère envisage d’activer la mise en œuvre du statut de "partenaire privilégié" avec l'Union Européenne, d’entamer les négociations sur l’accord de libre-échange (ALECA) et "le partenariat pour la mobilité", et enfin de procéder à la "réforme du système de sécurité".
Bien que le redéploiement de nos missions à l'étranger soit nécessaire afin que notre représentation diplomatique soit adaptée aux nouvelles réalités régionales et internationales, ce processus devrait être fondé sur une vision globale et claire de ce que doit être "la géographie" de notre présence dans les différentes régions du monde, et non sur des décisions ponctuelles ou partielles et insuffisamment étudiées.
Dans ce contexte, on est en droit de nous interroger sur les raisons qui motivent l’urgence de l’élévation du niveau de nos missions diplomatiques en Suède et en Finlande, au rang d’ambassades, alors qu’en réalité nous avons besoin, au préalable, de revoir profondément la carte de notre représentation diplomatique en Europe, car la majeure partie de notre coopération avec ce continent passe, dorénavant, par le canal de l’Union Européenne et non pas par des canaux bilatéraux...
Partant du fait que le ministère a inscrit l’activation du processus de la mise en exécution du statut de "partenaire privilégié" avec l'UE comme sa première priorité de l’étape, il aurait dû cibler la consolidation de notre mission à Bruxelles, capitale de l'Union ou seront négociés les dossiers cruciaux pour l'avenir de notre pays...Cependant, où est le continent africain dans cette action de redéploiement de nos missions à l'étranger? Ou sera-t-il, comme d'habitude, absent sauf au niveau de la rhétorique?
En réalité, sachant la modestie des moyens financiers dont dispose le ministère des affaires étrangères, il est à craindre, qu’après l'élévation du niveau de nos représentations diplomatiques en Suède, en Finlande et au Nigéria, il ne restera pas suffisamment de fonds pour le lancement d’une véritable politique étrangère africaine qui s’accorde avec notre appartenance à l’Afrique, et qui nous ouvre de nouvelles perspectives de coopération prometteuse.
Ceci ne veut absolument pas dire que nous sommes contre l’activation du processus de la mise en exécution du statut de "partenaire privilégié" avec l'Union européenne. Toutefois, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous interroger sur les bases sur lesquelles elle sera fondée et les objectifs qu’elle cherchera à atteindre?
A ce propos, je tiens personnellement à souligner que l’engagement de cette action en ce moment où notre pays traverse une conjoncture extrêmement difficile, voudra dire que nous courons un véritable risque car, cette activation exige, faut-il le souligner encore une fois, des négociations sur des dossiers cruciaux pour l'avenir de la Tunisie... Il nous faudra, donc, pour bien les engager, nous appuyer sur un plan de négociation minutieusement élaboré et mûrement réfléchi, afin de pouvoir faire face, autant que possible, à l’accablante stratégie de notre partenaire européen.
Ceci signifie, qu’au moment où nous nous approchons du vingtième anniversaire du lancement du processus de Barcelone pour le partenariat euro-méditerranéen (novembre 2015), nous avons besoin faire le bilan de ce processus, qui, au lieu de faire de la Méditerranée un lac de paix, de sécurité et de prospérité, l’a portée, ou du moins, a contribué à la porter à ce qu'elle est aujourd'hui...
Aussi, nous nous devons de nous poser la question "existentielle" suivante: devons-nous continuer à construire nos relations avec l'Europe à partir de politiques unilatéralement conçues et qui nous sont imposées par l'Union Européenne, ou bien essayer d'être, pour l’Union, un vrai "partenaire privilégié" dont le rôle ne se confine pas a l’exécution de ses politiques mais prend part à leur traçage?
Comme la longue expérience que nous avons eue depuis l'indépendance montre que notre coopération avec l’Eurpoe n’a pas, suffisamment, tenu compte de nos intérêts propres, je pense que nous sommes appelés à nous "repositionner" et à repositionner nos relations futures avec l’Union Européenne dans une nouvelle optique qui aura pour objectif d’instaurer un réel partenariat mutuellement bénéfique aux deux parties et non pas à la seule partie la plus forte...
Serait-ce possible? Ou l'Union Européenne qui a l’habitude de faire prévaloir ses préoccupations sécuritaires sur toutes les autres considérations, trouvera-t-elle dans la "réforme du système de sécurité" qui a scellé la liste des priorités du ministère des affaires étrangères, un moyen pour orienter les négociations dans le sens qui correspond à ses intérêts ?..
Mohammed Ibrahim Alhasairi