Banques « publiques » tunisiennes: 2 milliards en urgence pour le sauvetage?
Introduction : le droit de savoir et le devoir de comprendre
En Tunisie ce ne sont plus les banques qui financent l’économie mais au contraire l’économie qui finance les banques. Ce dysfonctionnement porte un nom : crise du système bancaire.
Recapitaliser les banques publiques ! Tel est l’expression qui anime en ce moment le Tunis de l’intelligentsia financière. Que cela signifie t-il ? Emploie-t-on les bons mots ? A-t-on une idée claire du périmètre de cette recapitalisation ?
Il est plus que grand temps que le débat sur la situation du système bancaire tunisien devienne public et national. Car après tout, il est possible que les tunisiens soient conduits à payer la facture soit 2 milliards de dinars ce qui veut dire environ 200 000 de nos dinars par tête de pipe ? Je doute que les tunisiens soient d’accord et disposés à payer une telle facture. Ils ne sont pas tous milliardaires loin de là.
C’est pourquoi le débat sur les banques doit sortir des antres des cercles fermés. L’économie est à l’arrêt et son moteur, c’est-à-dire son appareil bancaire, est grippé. Or la démocratie est installée, les instruments du dialogue sociale et de la bonne gouvernance des entreprises publiques sont à portée de main et l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) est à pied d’œuvre. Qu’attend-on pour que le débat sur le système bancaire ne reste plus l’apanage d’une poignée d’initiés afin que le moment venu les décisions à prendre au niveau de l’ARP et des partenaires sociaux ne soient pas bloquées ou retardées faute de dialogue suffisant autour d’un secteur spécifique et oh combien vital pour la reprise des investissements. Car il faut faire vite.
La Tunisie est désormais une démocratie. N’importe quel citoyen a le droit absolu d’accéder à l’information qu’il souhaite ayant trait aux biens publics auquel il contribue par ses impôts. Il peut ainsi, en l’occurrence, aisément se rendre sur le site de la Bourse des valeurs mobilières de Tunis (BVMT) et vérifier par lui-même l’état de santé de nos entreprises notamment nos entreprises bancaires. Il suffit de se connecter au site de la BVMT http://www.bvmt.com.tn et d’aller dans la rubrique « états financiers ». Saluons au passage l’excellent travail et les progrès réalisés par la BVMT en matière de collecte et de diffusion d’informations financières. Même si on n’est pas rompu aux chiffres comptables, les notes rédigées accompagnant les données chiffrées sont explicites.
Le résultat de l’examen des chiffres publiés par la BVMT basés sur les derniers états financiers des banques est édifiant et le niveau de certains chiffres sont même consternants voire inédits. Ils indiquent simplement que nos trois banques ne sont plus sur les railles. Elles ont mangé leur pain blanc c’est-à-dire leur capital. Faut-il pour autant leur donner une nouvelle chance et les recapitaliser ? A quelles conditions ? Qui devrait payer ?
1 – Des banques « publiques » à moitié privées !
Les représentants de l’Etat doivent éviter les abus de langage mais aussi l’auto-flagellation. Attention, l’Etat n’est pas le seul propriétaire des banques dites « publiques », rappelle de manière récurrente le Président Habib KARAOULI. Malgré ses rappels réguliers, rien n’y fait. Spécialistes, médias et responsables politiques, gardons le mauvais vocabulaire qui nous fige forcément dans un raisonnement erroné incapable de cibler les bonnes solutions. Ces banques sont tout simplement partiellement publiques et c’est ainsi qu’il conviendrait de les appeler.
Voyons la structure du capital des trois grandes qui, à elles seules, occupent presque la moitié du marché bancaire.
- STB : une présence de l’Etat à seulement 52,47 %. Le reste du capital est réparti entre le secteur privé (37,59 %) et acteurs étrangers (9,94%).
- BNA : une présence de l’Etat au sens strict de 23%. Cela passe à 64% seulement si on rajoute la participation des entreprises publiques et para-publiques. Le reste est détenu par des actionnaires hors-Etat.
- BH : une présence de l’Etat seulement 56,7%. Le reste de la banque soit 43,3% appartient au secteur Privé.
Il apparaît clairement que ces banques dites abusivement « publiques » sont globalement à moitié privées. Que les autres partenaires hors-Etat assument donc leur responsabilité face aux difficultés de ces banques en termes de solvabilité et de liquidité. Or que remarque-t-on ? : un fort aléa moral des ces banques vis-à-vis du prêteur en dernier ressort qu’est la Banque centrale de Tunisie. En d’autres termes, en cas de déficit de liquidité c’est toujours le partenaire public qui renfloue et le partenaire privé observe. Certains parlent de privatisation des gans et de mutualisation des pertes. Cela n’est pas normal : l’Etat doit absolument se défaire de cette prise d’otage et arrêter de s’auto-flageller.
2 – que disent les chiffes sur la vraie situation de ces banques en matière de recapitalisation?
La recapitalisation d’une entreprise signifie augmenter ses fonds propres : capitaux de départ plus les bénéfices réalisés et non distribués aux actionnaires mis en réserve. Les fonds propres constituent le carburant d’une entreprise. Ils permettent de financer ses investissements sans recourir à l’endettement. De plus, ils servent de garantie aux créanciers de l'entreprise et permettent d’absorber les pertes.
2.1. La STB
Les derniers états financiers disponibles de la STB font ressortir deux points qui sautent aux yeux.
STB : le trou de 800 millions !
Les états financiers intermédiaires de la STB au 30 juin 2014 font apparaître un total d’actif de 7 369 millions de DT et un résultat net bénéficiaire de seulement 1,5 million DT. Mais là ou on bloque c’est face au chiffre des capitaux propres : il est négatif à hauteur de (-) 112 millions de DT ! Comment interpréter ce dernier chiffre ? C’est comme une voiture sur la route qui n’a plus d’essence dans le moteur. Alors elle avance puis de nouveau à sec elle s’arrête pour être alimentée en essence (en liquidité) par jerrican par un dépanneur (la Banque Centrale). Dans le cas de la STB, le dépanneur a versé 117 million DT à juin 2014. Cette situation est insupportable pour la Banque Centrale et extrêmement incommodante pour la banque et ses dirigeants. La banque est elle-même impuissante et piégée par des investissements improductifs, héritage du passé, qui lui ont englouti son capital et même plus que son capital !
En fait le « trou » de la STB – résultats négatifs reportés - est aujourd’hui pratiquement de (-) 800 millions de DT. Malgré les 117 millions DT dotation de l’État en vertu de la loi approuvée par l’Assemblée Nationale Constituante courant septembre 2012 et objet d'une convention conclue entre l'Etat Tunisien et la STB en date du 09 octobre 2012, rien n’y fait. Le trou reste béant. Ce montant serait remboursable après cinq ans de la date de signature de la convention et après rétablissement de l'équilibre financier de la Banque. Mais avec quel argent la STB va-t-elle rembourser puisqu’il n’y a plus d’essence dans le moteur?
Solvabilité perdue et liquidité faible : attention faillite et risque systémique
On explique à nos élèves, futurs banquiers, que l’existence d’un niveau de fonds propres et de liquidité suffisant est vitale. En effet, une banque est toujours sur le fil du rasoir. Elle a toujours besoin de liquidités car elle est exposée quotidiennement aux flux de sortie de dépôts qui peuvent, dans certains cas extrêmes de panique ou de non remboursement de crédits (crédits accrochés), excéder ses réserves d’argent disponible.
Si ce cas de figure se présente c’est la faillite. Elle peut entraîner, s’il s’agit d’une grande banque, la chute de toutes les autres banques et provoquer l’arrêt de l’économie : c’est ce qu’on appelle le risque systémique. C’est pourquoi les banques sont soumises à des règles strictes concernant le ratio de leurs fonds propres par rapport aux prêts qu’elles accordent et aux placements qu’elles effectuent.
Or le ratio de solvabilité de la STB, calculé par le rapport entre les fonds propres nets et le total actif net pondéré est négatif de -5,98% au 30 juin 2014.Ce ratio de solvabilité négatif est abyssale par rapport au minimum requis par la Banque centrale qui est de +9%.
Le ratio de liquidité quant à lui permet d'évaluer si la banque est solvable à court terme. Il est calculé par le rapport entre l’actif réalisable et le passif exigible. Or la Banque centrale de Tunisie impose que les banques respectent en permanence un ratio de liquidité qui ne peut être inférieur à 100%. Or au 30 juin 2014, la STB affiche un ratio de liquidité de 78,81%, soit une insuffisance de 21,19% soit -374 millions DT.
2.2. La BNA
Une solvabilité insuffisante malgré les 133 millions déjà transférés par l’Etat
La BNA affiche au 31 décembre 2013 un ratio de solvabilité, calculé par le rapport entre les fonds propres nets et le total actif de 7,4 % soit une insuffisance de 1,6 % par rapport au minimum de 9% prévu par la Banque centrale.
Or la BNA a reçu de l’Etat Tunisien, le 16 mars 1995, des créances sur fonds budgétaires agricoles, s’élevant en principal à 133 millions de DT. Cette somme a permis à la BNA de rétablir sa situation financière (par l’amélioration de ses capitaux propres) et de se conformer ainsi à la règlementation en vigueur en matière de ratio de solvabilité. Cependant, la BNA est toujours tenue de restituer les sommes transférées dès que son équilibre financier est rétabli. Il s’en suit que la situation de ses capitaux propres pourrait être fortement affectée si cette somme devait être restituée.
Une liquidité déficitaire inquiétante
Au 30 juin 2014, la BNA affiche un ratio de liquidité de 67,09%, soit une insuffisance de 32,91% par rapport aux 100% exigées par la Banque centrale.
De manière plus détaillée, la rubrique liquidité comporte les avoirs en dinars et en devises en caisse, auprès de la BCT et du Centre des Chèques Postaux ainsi que les avoirs nets auprès des établissements bancaires. Elle inclut également les prêts et emprunts interbancaires inférieurs à trois mois et le portefeuille titres de transaction.
D’après les commissaires aux comptes, les liquidités ont accusé un solde négatif de (-) 784 millions DT au 30/06/2014 contre un solde négatif de 501 millions DT au 31/12/2013 et un solde négatif de 930.179 millions DT au 30/06/2013.
2.3. La BH
Système comptable défaillant
Selon les propos des commissaires aux comptes de la banque en date du 30 juin 2014 « le système comptable en vigueur à la banque comporte des défaillances majeures qui n’ont pas permis la justification et l’apurement de certains comptes et suspens comptables, et qui ont, corrélativement, limité l’étendue de la révision des comptes en matière de diligences d’audit qui devraient être accomplies, particulièrement, sur ces soldes ».
Déficit de solvabilité et de liquidité
Plus loin, ces mêmes commissaires affirment que la banque a besoin pour se conformer à la réglementation d’injecter un montant de fonds propres supplémentaire de plus de 198 millions de dinars.
Le ratio de liquidité n’est quant à lui pas couvert non plus. Il est de 91% soit un déficit de 9%. Cela représente un manque de liquidité de 150 millions de dinars.
3. Plus de questions, a ce jour, que de solutions
Prétentieux celui qui affirme détenir à ce jour la solution miracle au sujet de la crise que vit le système bancaire tunisien, tant la situation est inédite, complexe, et incomparable aux crises qui ont eu lieu ailleurs (Irlande, Turquie, Grèce ou Chypre…) et tant le sujet est resté « confidentiel » et probablement trop souvent difficile à cerner par les acteurs eux-mêmes.
Une méthode de travail en urgence pour un consensus rapide
Arrêtons de parler à l’emporte pièce. Une force de proposition nationale rigoureuse et reconnue dans le domaine bancaire est indispensable : une Commission pour la restructuration bancaire en Tunisie (CRBT). Cette instance, ou son équivalent - qui pourrait être présidée par une personnalité reconnue du monde de la finance – ancien banquier ou ancien Ministre libre de tout conflit d’intérêt-, doit voir le jour en urgence. Il s’agit d’une entité ad hoc indépendante qui regroupe toutes les parties prenantes du système financier tunisien mais aussi des représentants de l’Assemblée des représentants du peuple et pilotée par des experts, des académiques et des banquiers.
Sa mission principale consiste à établir très rapidement l’ampleur des dégâts et les coûts associés sur la base d’un état des lieux rigoureux qui rebondit notamment sur l’audit mais en le dépassant. Cette commission ne coutera pas un millime aux tunisiens contrairement aux audits. Elle est animée par un sursaut national et existe sur la base du volontariat.
Son autre mission consiste à ne pas, comme les « full audits » - pas si full que ça d’ailleurs - à se limiter uniquement à une vision partielle circonscrite à la banque auditée hors cohérence globale. Il s’agit de voir au-delà du bout de notre nez et imaginer l’architecture du futur système financier tunisien.
Enfin, expliquer aux tunisiens en termes clairs ce qui advient de leur système bancaire. Communiquer dans la clarté et la transparence. Les médias devront servir de relais pour aider à dégager un consensus.
La première tâche de la CRBT consiste à établir un calendrier de travail visant à produire dans un espace de temps n’excédant pas les 12 mois maximum un livre Blanc sur « L’état du système bancaire tunisien: un vison pour les 15 année à venir » adressé au chef du gouvernement, au Président de l’Assemblée des représentants du peuple et au Président de la République afin de les mettre devant leur responsabilité.
Repérer les questions pertinentes et les mettre à plat : scénarios et questionnements.
Le CRBT s’interrogera en particulier sur au moins les 6 grands thèmes suivants
- Pré-recapitalisation : ne pas « mettre un sous » avant de vérifier que la machine fonctionne bien. Il s’agit de s’attaquer aux sources du mal, les surcapacités bancaires et la mauvaise gestion et distribution du crédit. Comment revenir à l’art et aux fondamentaux de l’intermédiation bancaire ?
- Valorisation de la ressource humaine : en régime de croisière dans une banque normale 70% des charges d’exploitation sont constitués de la rémunération de la force du travail. La ressource humaine est donc le pilier central des banques. En d’autres termes quid des équipes dans les réseaux qui constituent « l’armée industrielle de réserve des banques » ? Comment assurer la mise à jour des entités et des équipes qui seront l’héritage des restructurations ?
- Recapitalisation : oui certainement. Nous n’avons pas le choix. Mais qui va payer ? L’Etat c’est-à-dire les tunisiens – 200 000 millimes par tunisien ? Les actionnaires « privés » ? Des crédits extérieurs ? Comment mutualiser ce coût ?
- Privatisation : quel acquéreur ? quelle garantie pour préserver la souveraineté monétaire et les financements prioritaires comme l’agriculture et l’habitat social sans tomber dans le « syndrome roumain » ?
- Partenariat, regroupements et fusions : quelles lignes de métiers ? Quel marché bancaire pour les 15 prochaines années ? Quelle concentration ?
- Structure de défaisance : quels crédits accrochés reconditionner?
Conclusion : 2 milliards à trouver en urgence
Pour conclure, ironie du sort, en Tunisie ce ne sont plus les banques qui financent l’économie mais l’économie qui finance les banques. On marche sur la tête.
Dans nos précédents écrits on faisait des circonvolutions pour éviter de « tirer sur l’ambulance ». Mais là il est temps d’appeler un chat un chat : le système bancaire tunisien est en crise depuis des années. Cela ne peut plus durer.
Je laisse d’ailleurs le soin au lecteur de vérifier par lui-même l’argent dont ont besoin nos banques pour leur grande opération de sauvetage. Il suffit d’additionner les déficits de liquidité et de solvabilité précédemment repérer on arrive à presque un total de 1,8 milliards de dinars. Qui doit payer la facture soit environ 5% du PIB de la Tunisie ?
Dhafer Saidane
Professeur - Université de Lille Nord de France et SKEMA Business School