Ibn Taymiyya, Al-Banna, Qotb, l’interdit de penser et la réforme d’al-Nahdha
Les spéculations vont bon train autour de l’annonce de M. Ghannouchi relative à la révision des fondamentaux de Harakatou al-Nahdha. Bon nombre de commentateurs et d’acteurs politiques sont déjà sous le charme de cette hypothétique révision. Comme nous allons le voir, les fondamentaux de Harakatou al-Ennnadha constituent un ensemble cohérent, produit d’une singulière interprétation de l’Islam, débouchant carrément sur une nouvelle « religion » avec son église, son pape et son clergé. Retirer une pierre à cet édifice conduit immanquablement à son effondrement. C’est, précisément, à ce niveau que se situe le discours de cet article qui, volontairement, ne se laisse pas distraire par les prises de positions politiques. En effet, les Frères musulmans, réduisent la politique à un ensemble de « ruses de guerre » et non pas à des prises de position qui les engagent ; à ce sujet, j’ai déjà consacré un article intitulé Une manœuvre nommée takiyya.
Un contexte politique difficile pour Harakatou al-Nahdha
L’Egypte du président Sissi a classé ikhwan al-moslimine organisation terroriste et certains pays du Golfe l’ont suivi sur cette voie. Octobre 2014, à l’issue des élections législatives, Harakatou al-Nahdha perd sa place de première force au sein de l’Assemblée. Décembre 2014, M. Béji Caïd Essebsi élimine le candidat favori des islamistes et devient le premier président élu au suffrage universel direct, à l’issue d’un processus électoral libre et transparent. Le 18 mars 2015, devant et à l’intérieur du musée du Bardo vingt-deux touristes venus de plusieurs pays sont tombés sous le feu de djihadistes Tunisiens. Les victimes ne sont plus exclusivement tunisiennes et les projecteurs de toute la planète n’ont pas tardé à se braquer sur nos islamistes, qu’Européens et Américains qualifient de modérés.
Inquiète de perdre les privilèges dus à ce doux qualificatif, Harakatou al-Ennnadha, branche locale du Tan‘dhim al-douwali li jama’at al-ikhwan al-moslimine, multiplie ses opérations de communication destinées tant à la consommation intérieure qu’extérieure. C’est dans ce contexte difficile et sulfureux que M. Ghannouchi tente de rassurer l’opinion.
Le 2 avril, deux semaines après l’attentat du Bardo, les éditions Plon (Paris) publient un long entretien donné par M. Rached Ghannouchi au journaliste Olivier Ravanello. « L’Islam fait peur. » dit le journaliste qui venait d’évoquer le massacre des journalistes de Charlie Hebdo par les frères Kouachi ; « … je cherche le moyen d’y remédier, de calmer cette crainte que nous inspirons. Mais cette crainte est malheureusement fondée… », répond le cheikh (p. 23).
« Pourquoi ne pas dire clairement : ‘Je n’ai rien à voir avec ces gens-là’ » ? demande le journaliste. « Nous ne pouvons pas le dire, puisque eux comme nous appartenons à la même race. ‘Rien de ce qui est humain ne m’est étranger.’ Ça aussi, il faut l’admettre. En plus, ils disent être musulmans et nous le sommes aussi, même s’ils ont une compréhension déformée de l’Islam. », répond M. Ghannouchi (p. 24). Ces précautions de langage soulignent l’ambiguïté de la relation entre Nahdhaoui et « ces gens-là ». Pourquoi ne pas avoir répondu : ‘effectivement, ce sont des criminels, je n’ai rien avoir avec eux’ ?
Quelques jours auparavant, les Tunisiens reçoivent ce message de la part du cheikh : « Pour évoluer nous (c'est-à-dire Harakatou al-Nahdha) devons revoir nos fondamentaux, notamment ceux établis dans les années soixante-dix. ». On aimerait le croire sur parole ; mais, le programme éducatif dispensé aux militants ne manque pas d’inquiéter. Le paragraphe intitulé : L’éducation des Nahdhaoui, est consacré à cette question.
Pourquoi faire de la prédication islamique dans un pays musulman ?
Il est curieux de vouloir faire de la prédication dans un pays musulman. C’est d’autant plus curieux que, tout en assumant la dimension prédicative de leur organisation, les hauts cadres de Harakatou al-Nahdha proclament, que contrairement aux pays musulmans où les conflits confessionnels et autour des ma‘dhaheb (écoles juridiques) font rage, nous avons de la chance nous autres Tunisiens d’être à 99% musulmans sunnites ! Une question vient à l’esprit : pourquoi, messieurs, gaspillez-vous donc un temps si précieux à islamiser ou ré-islamiser les musulmans?
En fait, Harakatou al-Nahdha est une organisation politico-prédicative, où la politique est au service de la prédication ; mais, l’interaction entre ces deux catégories de l’action est permanente. Alors que le terme prédication signifie, prêcher, enseigner une religion ; chez les nahdhaoui, qui font de l’Islam et de leur structure organisationnelle une seule et même chose, ce même mot prend un sens particulier. Voilà comment le définit, M. Rouis, le chargé de la formation idéologique : « Nous entendons par prédication, l’effort que doit déployer la Jama‘a pour prêcher sa pensée, faire connaître ses objectifs et ses méthodes de travail. » La confusion entretenue par Harakatou al-Nahdha, entre la prédication pour l’Islamisme et les prêches pour leur organisation politico-prédicative, fera de la prise de contrôle des moquées un enjeu stratégique. En effet, c’est dans ces espaces que les campagnes électorales prennent un caractère sacré et que les futurs militants sont repérés. C’est aussi, en ces lieux, que les futurs djihadistes reçoivent, à coup de slogans, une formation idéologique accélérée.
Une rumeur, savamment entretenue, laisse entendre que la séparation entre politique et religion est à l’ordre du jour de Harakatou al-Nahdha. En page 99 du tout récent entretien accordé à M. Olivier Ravanello, M. Ghannouchi dit que « l’Islam est forcément politique », que le prophète « n’était pas uniquement un homme de religion, il était également un homme d’Etat ». De leur côté, « Les califes, qui sont des leaders politiques, étaient également les imams des fidèles dans les mosquées »… A partir d’une telle réponse, il nous semble bien difficile, pour le Cheikh et la Jama‘a, de séparer le politique du religieux. A cet égard, le cas des FM d’Egypte est très instructif.
Quelques mois après la démission de Hosni Moubarak, les Frères musulmans ont obtenu l’aval pour fonder un parti politique qu’ils nomment Parti Liberté et Justice auquel il ont donné le même programme que celui de l’organisation : « Le parti s’engage à la réforme pacifique et graduelle sur une base islamique. Il se doit de réformer l’individu, la famille, la société et le gouvernement et à partir de là les institutions de l’Etat ». Les Frères musulmans avaient en même temps conservé leurs structures organisationnelles spécifiques et interdit à leurs membres de rejoindre d’autres partis que le PLJ…
Dans ses livres intitulés : « Al Horriyat al-‘aamma fi daoulat al islam » (L’Etat islamique et les libertés générales) et « Min tajribati al-haraka al-islamiyya fi Tounes » (De l’expérience du mouvement islamiste en Tunisie), dont les dernières éditions sont parues à Tunis en 2011, M. Rached Ghannouchi nous présente les idées qui ont façonné sa pensée et celle de son mouvement. Nous constatons qu’elles sont identiques à celles autour desquelles s’est constituée Jama‘at Hassan al-Banna en 1928. A partir du second ouvrage que nous venons de citer et d’autres références bibliographiques, nous passerons en revue les fondamentaux de Harakatou al-Nahdha qui posent problème.
En page 74, nous relevons que son organisation est rattachée, entre autre, à un « islam salafiste et Frère islamiste venu d’Orient qui est la synthèse des éléments suivants » :
- « Le salafisme… un salafisme qui donne une priorité absolue au Texte au détriment de la raison. » ;
- « La pensée politique et sociale des Frères musulmans qui se réfère et affirme le caractère totalisant de l’Islam, le postulat de hakimiyyat Allah (Dieu est l’unique législateur) et le principe de la justice sociale. » ;
- « Une orientation éducative qui valorise la foi, la piété, la confiance (en Dieu), l’invocation (de Dieu), le djihad, le collectif l’orgueil et la supériorité de celui qui a la foi… ».
Au fil des pages, M. Ghannouchi énumère les noms des personnalités qui ont contribué à la formation de son identité politique et religieuse. En voici les plus importantes : Ahmad Ibn Taymiyya, Hassan al-Banna et Sayyed Qotb.
A la lumière des idées défendues par ces derniers, nous dévoilerons les soubassements des concepts ci-dessus utilisés par M. Ghannouchi.
Au fondement de l’idéologie de Harakatou al-Nahdha se trouve la pensée d’Ahmad Ibn Taymiyya (1263-1328) qualifié par ses émules de cheikh al-Islam. Adepte d’Ibn Hanbal, le plus rigoriste des imams sunnites, Ibn Taymiyya recommande une lecture littérale du texte coranique et en rejette toute approche de nature herméneutique. Les contrevenants à cette règle furent accusés, par lui, d’hérésie et d’apostasie. Il en fut ainsi d’Abou Bakr al-Razi (854-925) et d’Ibn Sina (980-1037), deux grandes sommités de la médecine mondiale dont les œuvres ont contribué, pendant des siècles, à enseigner et à faire avancer cette science. Al-Khawarizmi (780-850), le célèbre mathématicien et inventeur de l’algèbre, n’a pas échappé à sa vindicte et Jâbir ibn Hayyân (721-815), le père de la chimie, dont le procédé de séparation de l’or des autres métaux continue à être en usage, fut non seulement déclaré apostat, mais son œuvre fut considérée comme relevant de la magie et à ce titre classée haram.
Cheikh al-Islam continue encore à marquer de son empreinte plusieurs générations d’adeptes du rigorisme. Parmi lesquels, trois personnalités importantes vont continuer, après leur mort, à marquer l’actualité du XXIe siècle. Il s’agit de Mohamed Abdelwahhab (1703-1792 théoricien du wahhabisme), Hassan al-Banna fondateur des Frères musulmans (en 1928) et Sayyed Qotb. Ce dernier va systématiser les préceptes de Hassan al-Banna, pour devenir, avec son livre Ma‘alam fi al-tari‘k (Signes sur la voie), l’idéologue des Frères Musulmans et le plus redoutables des théoriciens du terrorisme mondial se réclamant de l’islamisme.
En résumé, on peut dire qu’Ibn Taymiyya est l’homme qui, en fermant les portes du savoir, a fermé l’esprit et les horizons des musulmans. Avec lui, nous sommes en présence de « l’interdit de penser » comme dirait Mohamed Arkoun.
Hassan Al-Banna (1906-1949) va innover l’Islam pour le mettre au service de sa Jama‘a. Dans « Risalat al-ta‘alim » (Epître des commandements) il énonce ses vingt principes relatifs à la compréhension de l’Islam et les bases de l’allégeance à sa Jama‘a. Dans ce texte, il affirme la primauté du texte sur la raison, cher à Ibn Taymiyya et à M. Ghannouchi, comme nous l’avons vu plus haut. Aux cinq préceptes de l’Islam (al-chahada, al-salat, al-zakat, al-saoum, al-hajj) Hassan al-Banna va en rajouter trois autres : al-hakimiyya lil’lah wahdahou, le djihad et l’adhésion à sa Jama‘a. Ceux qui n’adhèrent pas à ces trois commandements supplémentaires sont considérés comme des musulmans de second choix.
Une nouvelle religion élitiste et une nouvelle « église » viennent de naître en 1928. Son premier « pape » était Hasan al-Banna avec le titre officiel al-morched al-‘aam li jama‘at al-ikhwan al-moslimine (le guide suprême de la confrérie). Depuis cette époques, tous les morchidin al-‘aammin qui se sont succédés sont de nationalité égyptienne, ainsi veulent les statuts de la confrérie.
Sayyed Qotb (1906-1966) va pousser, encore plus loin, la radicalité du discours d’Ibn Taymiyya et celui d’Hassan al-Banna. Pour lui, le postulat d’al-hakimiyya lil‘lah wahdahou, (Allah est l’unique législateur) place l’Etat qui n’applique pas la chari‘a, ses institutions et ses serviteurs en dehors de l’Islam et les qualifie de ta‘waghit (pluriel de ta‘gought qui veut dire ennemi de Dieu), un vocable que les Tunisiens ont découvert à leur détriment avec l’arrivée de Harakatou al-Nahdha au pouvoir. Pour Sayyed Qotb, éliminer les obstacles sur la voie de la prédication nécessite non seulement la destruction de l’Etat et de ses institutions, mais aussi l’extermination de ses serviteurs. Les salafistes djihadistes, aussi, posent le postulat de hakimiyya ; tout en prétendant en être les gardiens. Eux aussi visent la destruction de l’Etat et œuvrent à l’instauration du califat théocratique mondial. Sur l’objectif, Salafistes djihadistes et Frères musulmans sont d’accord… Mais, la bataille pour le leadership reste ouverte.
Sous différentes formes, c’est bien à ces tentatives de destruction des institutions de l’Etat, aux massacres de nos soldats et de nos policiers que nous assistons depuis quatre ans déjà.
Les structures organisationnelles de jama’at al-ikhwan al-moslimine
Nous connaissions peu de chose sur les Frères musulmans, leurs structures organisationnelles, leur mode de fonctionnement… Un voile épais, enveloppait les mystères d’une confrérie dont le secret constitue une armure destinée à sa protection. Certains de ses membres ignorent tout de ses propres statuts et de ses rouages. Certains cadres dirigeants sont maintenus dans la clandestinité.
A la faveur de leur arrivée au pouvoir, en Tunisie puis en Egypte, les Frères musulmans décident de rendre public des textes internes d’une importance capitale. (Les statuts et règlements intérieurs des Frères musulmans) Lawayah wa ‘qawanin Jama’at al-ikhwan al-moslimine édité au Caire, en 2012, par I‘kra, font partie du lot.
Ces textes constituent une source d’information fondamentale pour celui qui souhaite découvrir les structures fréristes, leur mode de fonctionnement, comment devenir frère, les devoirs du frère, la philosophie qui sous-tend l’action des associations caritatives et sportives que les frères dirigent…
Nous apprenons que la Jama‘a est une organisation extrêmement centralisée. En haut de l’édifice se trouve al-Tan‘dhim al douwali li jama’at al-ikhwan al-moslimine présidé par al-morched al-‘aam. Ce dernier est élu par Majles al-erchad al-‘aam (bureau de la guidance) dont les membres avaient été auparavant, élus par Majles al-choura al-‘aam (un genre de Comité central dont 20% des membres sont cooptés).
Toujours d’après les lawayah, à l’étage en dessous, dans chaque pays (‘qotr), où la jama’a dispose d’une branche, cette dernière est placée sous l’autorité d’un moura’qib (inspecteur). Celui-ci est automatiquement membre de Majles al-choura al-‘aam. L’inspecteur constitue l’interface entre l’organisation locale et la direction internationale à laquelle il doit envoyer des rapports exhaustifs sur les activités de l’organisation locale ainsi que sur la situation du pays où il officie…
L’éducation des Nahdhaoui
En 2014, la bibliographie sur les Frères musulmans tunisiens s’est enrichie d’un nouveau titre : « Al-khasayyes al-tan‘dhimiyya wal haykaliyya lil haraka al-islamiyya fi Tounes » (Les spéficifités organisationnelles et structurelles du mouvement islamiste en Tunisie – paru à Tunis aux éditions Karem Sharif)). Ce livre qui organise une rapide « visite guidée » de la Harakatou, est l’œuvre de M. Jalal Eddine Rouis, membre de Majles al-choura et président de la commission chargée de l’éducation, de la formation idéologique et des questions sociales.
Nous y apprenons que l’éducation et la formation idéologique constituent la colonne vertébrale de l’organisation. Les futures recrues sont repérées lors des prédications collectives ayant pour lieu de prédilection : les mosquées, les universités, les lycées… ces « pépinières », font l’objet d’une attention appuyée. D’après le témoignage d’un ancien ikhwani, là où il y a un prédicateur en action se trouve(nt) « embusqué(s) » un ou plusieurs éducateur-recruteur(s) aux aguets. Ce(s) dernier(s) scrute(nt) l’assistance pour identifier ceux sur lesquels le discours du prédicateur produit l’effet escompté. Ces personnes feront prioritaire l’objet de la sollicitude appuyée du recruteur…
Voilà ce qu’écrit M. Rouis au sujet de la prédication : « La Jama‘a forme des prédicateurs et assure la mise à jour de leurs connaissances. Elle prend aussi en charge la programmation de leur travail et évalue leur rendement.» (p.91-92)
Tout comme l’avait mis en place Hassan al-Banna, les réunions hebdomadaires, destinées à la formation se déroulent au sein d’une osra (structure de base chez les Frères musulmans) composée de 5 à 6 personnes où le travail s’effectue sous la direction d’un instructeur. L’écoute, l’obéissance, la confiance dans la direction, la discipline, la persévérance représentent les premières qualités requises de toute personne aspirant à devenir jondi. A titre d’exemple, l’auteur des khasayyes écrit : « Le responsable doit être consulté et son autorisation obtenu avant que l’individu ne prenne des vacances ou n’effectue un déplacement vers une destination lointaine, ou ne quitte son domicile ou son lieu de travail ou encore la mosquée. Déstabilisation de la Jama‘a et retard dans la réalisation des programmes arrêtés sont les pires conséquences pouvant découler du manquement à ce commandement. » p.123
Dans un premier temps, la formation vise à « rectifier » l’individu, écoutons ce que dit M. Rouis : « A travers la formation l’individu affilié à la Jama‘a reçoit les bases de l’éducation islamique… cette éducation permet de le purger de akhl‘ak al-jahiliyya (la morale antéislamique), de rectifier le relâchement de ses mœurs de le libérer des déviances religieuses qui le conduisent à associer une autre déité à Allah. Ce n’est qu’ensuite qu’il sera procédé à son remplissage (mal’ouhou) avec la morale supérieure de l’Islam… » (cf.p.86). La pédagogie mise en œuvre va créer chez l’individu les conditions psychologiques qui feront de lui la propriété privée de la Jama‘a.
« Pour nous assurer du succès de l’opération éducative dispensée, il importe de procéder à l’examen (dirasatou) de chaque personne prise individuellement, de veiller au contrôle de ses dires, de ses activités, de son comportement, de ses idées » (cf.p.86). Une fois la phase d’apprentissage terminée avec succès, « l’apprenti » accède au grade de jondi (Frère musulman de plein droit), à l’issue d’une cérémonie solennelle au cours de laquelle il va proclamer la bay‘a (allégeance) à la jama‘a et à son morched al-‘aam. Depuis qu’elle a été instituée par Hassan al-Banna, la bay‘a n’a pas changé d’un iota. Voici comment en parle M. Rouis : « Nous entendons par bay‘a, l’allégeance des personnes à leur Jama‘a, à l’exclusion de toute autre allégeance. » (p. 138). « La principale caractéristique de la Jama‘a réside dans la non-appartenance de ses membres à toute autre groupe, quel qu’il soit. » (p. 139). « Il n’y a pas de fraternité réelle sans une allégeance totale (à la Jama‘a) » (p. 139). Si on comprend bien, cette bay‘a exclue allégeance à l’Etat, à la nation…
L’une des composantes de la formation de l’individu concerne ses aptitudes physiques et militaires. Voici ce que nous pouvons lire en page 93 « … l’activité physique est une obligation, il est nécessaire de pratiquer des sports utiles, tels que la natation, tous les genres de tir ainsi que l’équitation qui se décline, de nos jours, en conduite d’engins, pilotage des avions et des chars… »
Pour souligner le caractère sacré de ce commandement, l’auteur cite, en partie, le verset 60 de la 8e sourate dont voici le sens : « Et préparer [pour lutter] contre eux, tout ce que vous pouvez comme force et comme cavalerie équipée, afin de terroriser l’ennemi d’Allah et le vôtre… ».
Deux constats s’imposent. Primo, à la lecture des ouvrages de M. Ghannouchi et de M. Rouis, on acquiert la conviction que l’éducation des nahdhaoui reste conforme aux enseignements d’Ibn Taymiyya, et aux commandements d’Hassan al-Banna et de Sayyed Qotb. Secundo, les « faucons » nahdhaouis sont loin d’être des dissimulateurs puisque leur discours public est totalement cohérent avec ce qui est enseigné au sein de la Haraka.
Quelques questions en guise de conclusion
Les bases doctrinales, l’éducation dispensée aux militants et le projet d’un califat théocratique mondial constituent de réelles entraves à la sécularisation de Harakatou al-Nahdha.
En attribuant la souveraineté à Dieu pour tout ce qui concerne les affaires de la Cité, le postulat de la hakimiyya désavoue, par la même occasion, la souveraineté populaire qui est à la base de la démocratie. Comment Harakatou al-Nahdha, qui aime se présenter comme le gardien de la démocratie et des libertés, entend-elle résoudre cette aporie ?
La deuxième question se rapporte au caractère exclusif de l’allégeance des nahdhaouis à leur Jama‘a. Cette exclusivité met les nahdhaouis en porte-à-faux avec les institutions de l’Etat et avec la République lesquels, aussi, réclament de leurs serviteurs allégeance et fidélité. Un vrai dilemme : trahir la République et la nation tunisienne ou la Jama‘a. That is the question ?
Les hauts dirigeants de Harakatou al-Nahdha qui ont étudié la philosophie savent sûrement que tout système de pensée clos produit des outils doctrinaux inappropriés à sa propre transformation. Ce n’est qu'à partir du dehors que la critique de ce type de système devient possible et son évolution envisageable. Convenons, tout de même, que déconstruire et battre en brèche les idées sectaires qui servent à « engraisser » le terrorisme islamiste est une affaire trop sérieuse pour la confier à la seule charge de Harakatou al-Nahdha et à celle de ses prédicateurs.
Aujourd’hui, la « tunisianité », avec ses cultures, ses croyances, ses coutumes, ses rêves, sa joie de vivre, son ouverture sur le monde, sa curiosité de l’autre est menacée dans son existence. Pour faire face au projet destructeur, l’état de mobilisation générale doit être à l’ordre du jour. La bataille pour la vie, y compris dans sa dimension biologique est de mise. Nos soldats, nos policiers, nos douaniers sont déjà sur le front, ne les laissons pas se débattre seuls. La guerre totale contre le terrorisme ne doit pas se cantonner à sa dimension sécuritaire. Car, aucune bataille de cette ampleur ne peut être gagnée si les gens simples, les penseurs, les intellectuelles, les artistes, les enseignants, la société civile ne rejoignent pas le front. Elle doit se dérouler sur plusieurs théâtres à la fois. L’éducation, elle aussi, doit être au centre du dispositif antiterroriste. Former des compétences en adéquation avec les besoins du marché du travail, transmettre les connaissances et les savoir-faire relève de la responsabilité de notre système éducatif. Mais, ce dernier aurait failli à sa tâche s’il ne se donne pas comme priorité la libération des esprits. Cette libération passe par l’exerce à la réflexion, au comparatisme, au questionnement à la critique ; de telle sorte que, chaque nouveau résultat, chaque ancienne ou nouvelle « vérité » deviennent le point de départ d’un nouveau questionnement d’une nouvelle découverte. C’est à ce prix que nous formerons des esprits innovateurs et des citoyens capables de se défendre contre ceux qui les prennent pour des récipients qu’ils vident et qu’ils remplissent à leur guise pour en faire des esclaves consentants et obéissants.
En attendant, Il est urgent d’adopter des lois dissuasives et de les mettre en application. A ce titre, si la future loi antiterroriste n’incrimine pas clairement et sévèrement les promoteurs des discours takfiri elle participerait, implicitement, à la protection des initiateurs du terrorisme ; sur ce point particulier, une consultation référendaire permettrait de clore un débat qui a trop duré. N’oublions pas que le premier des droits de l’homme, est son droit à la VIE. Le premier devoir des élus du peuple et de l’Etat, consiste à mettre en place et en œuvre les moyens nécessaires à la sécurité des citoyens et de tous ceux qui visitent ou vivent paisiblement sur notre sol.
Jallel Saada
Le 6 mai 2015