" L 'académie militaire : usine à héros technocrates "
Il existe dans la langue française une locution pour exprimer le caractère impossible d'une mission : "Passer entre les gouttes", sous-entendu : se faufiler entre les gouttes de la pluie sans se mouiller. Ce qui est effectivement impossible.
Cette image s'est imposée à moi en voulant réagir à un bref et non moins pertinent article intitulé : "l' Académie militaire, usine à héros technocrates", paru sur un site électronique le 27 avril 2015.
En traitant un tel sujet j'avais l'impression de slalomer entre les tabous, tous sens en alerte, comme l'alpiniste engagé dans l'escalade d'un dangereux pic où le moindre faux pas signifierait pour lui la chute fatale. Pourquoi ? A cause de
- La peur irraisonnée des gens de s'approcher de trop près des questions militaires
- L'autisme endémique qui caractérise l' institution militaire qui reste très largement méconnue du grand public et vit confinée dans un angle mort redoutant, plus que tout, de s'exposer au débat public
- Le dilemme existant entre le sacro-saint devoir de réserve et la liberté d'expression
Ma modeste contribution, en la matière, s'inspire de ma longue expérience comme enseignant ou commandant dans la plupart des écoles d'officiers et sous-officiers de tous grades et de toutes spécialités. Ce qui m'a permis de constater de visu, avec peine et amertume, l'immense gâchis de cette affaire de formation traitée comme une simple formalité ou pire une corvée ainsi que le grand paradoxe tunisien à l'échelle universitaire consistant à " avancer à reculons " dans toutes les disciplines.
Aujourd'hui, simple citoyen, humble parmi les humbles sans aucune obédience partisane, je souhaiterais prévaloir de mon droit d' apporter un témoignage sur ce registre et je m'intéresserai plus particulièrement à la formation des officiers.
Depuis environ deux décennies et sous l'impulsion d'un "comité de pilotage" constitué de fonctionnaires ...civils (!) exerçant au sein du MDN sans le moindre background militaire et en lien avec le souci obsessionnel d'ouverture de nos chefs militaires, s'est mise insidieusement en place une approche très particulière de la notion de formation dans nos académies et écoles militaires. Elle s'appuie sur un concept proche du syllogisme qui consiste à dire : puisque l'armée est l'émanation de la nation, les militaires et donc les officiers sont des citoyens comme les autres donc il ne doit pas exister chez eux d'autres valeurs à défendre que celles actuellement partagées par les autres citoyens En somme, les officiers sont des fonctionnaires comme les autres sans aucune spécificité ! !
Il faut absolument briser chez eux tout esprit élitiste.
D'où le bouleversement de la notion de formation des officiers qui me semble terriblement inquiétant car il aboutit à une absence quasi totale des fondamentaux militaires au profit de la seule formation intellectuelle. L'abandon du système "Ecole préparatoire aux académies militaires EPAM " en est la meilleure illustration .
En effet, l'élément nouveau c'est qu'on est parvenu à faire entrer aux académies des étudiants "intelligents" venant directement de la Fac et non plus des "cerveaux fermés " habités par cette notion ringarde de vocation jadis repérée et entretenue à l'EPAM.
Ainsi et sans que personne ne s'en émeuve, la formation militaire a totalement changé et, hélas, l'esprit de discipline, de la rusticité et du sens de l'effort avec. Les connaissances techniques de base sont réduites à leurs plus simple expression au profit de connaissances purement intellectuelles sur la défense, les armées, la société, les droits de l'homme...etc
Ce ne sont plus des officiers destinés à commander sur le terrain qui sont formés à l'Académie , ce sont des fonctionnaires en uniforme spécialistes des questions de Défense ou des technocrates incapables de commander une équipe de trois personnes et résoudre un problème tactique face au terrorisme. Ceci explique cela...sans plus de commentaire.
L'armée a, certes, besoin d'avoir d'experts, de gens qui savent communiquer, de spécialistes qui ont des compétences en informatique, en psychologie ou en relations internationales... Mais, jusqu'à maintenant, elle n'avait de raison d'être que pour des engagements armés et elle avait obligation de s'entraîner en vue de pouvoir utiliser la force. Assurément ce n'est pas avec des " technocrates " qu'on va gagner cette guerre d'usure imposée par le terrorisme.
Si donc la finalité de la Défense a changé, ce qui est parfaitement concevable, le commandement doit avoir le courage d'afficher clairement le nouveau but qu'il poursuit et annoncer que l'armée est faite pour des actions de type ONG, de maintien de l'ordre ou d' assistance humanitaire.
En fait, à bien y regarder, on s'aperçoit qu'on est rentré dans une ère nouvelle où l'armée se borne à exécuter des missions purement répétitives à consonance strictement conventionnelle.
Si nous voulons que l'Académie militaire demeure une grande école, elle doit s'inscrire dans le même mouvement qui affecte aujourd'hui la "spécificité tunisienne".
Une grande école s'inscrit, même à l'échelle internationale, dans un cursus " bac + 5 avec l'obtention du diplôme de "Master" à l'issue. Notre Académie ne doit pas y échapper : la sanction universitaire, outre le diplôme d'ingénieur acquis par les scientifiques, doit être le master pour tous. La scolarité doit être redéfinie en conséquence.
Les officiers que nous avons à former doivent, plus que jamais, présenter le meilleur équilibre entre:
- Une solide culture générale, gage de jugement et de discernement.
- Une armature physique et morale qui garantisse l'affermissement des personnalités et trempe les caractères .
- Une culture du service de l'État, par le service des armes, comme socle aux formations de spécialisations ultérieures et à la formation militaire supérieure du deuxième temps de carrière .
- La plus large ouverture à la société et au monde, indispensable à la fois à une nécessaire symbiose avec la communauté nationale et à la capacité à s'adapter aux situations d'extrême diversité des engagements opérationnels
Il s'agit certes d'un projet ambitieux pour lequel une période de transition délicate devra être gérée. Pour autant, il ne s'agit pas d'une révolution mais bien des transformations que nous avons à conduire de toute nécessité si nous voulons donner à la Tunisie et à son armée, des officiers à la mesure des défis des décennies à venir.
Mais cette réforme ne pourra être menée à bien sans conviction ni détermination. C'est dire si l'heure n'est pas au doute ni à la frilosité, encore moins à la "peur" que j'évoquais initialement. L'heure est à la mobilisation de tous, ceux qui sont en charge certes, mais aussi ceux qui, dans l'institution ou en dehors d'elle, partage un même idéal : celui du service de la Tunisie et ses valeurs dont elle porte le flambeau aux yeux du monde.
A ce prix seulement, il sera possible de réussir ce dossier et de passer entre les gouttes.
Le Colonel (r) Mohamed Kasdallah