La spirale du silence hante la Tunisie
Au tout début de cette année, nous étions satisfaits, soulagés et même revigorés après l’aboutissement de la transition démocratique. Les campagnes électorales successives ne furent pas de tout repos, surtout dans l’entre deux-tours des présidentielles, phase marquée par son extrême vulnérabilité suite au déclenchement des polémiques régionalistes dangereuses et clivantes, qui auraient pu nous coûter cher, très cher. C’est bien cette division et ce déchirement au sein de la Nation que Bourguiba – désolé si mes références à ce Grand de l’Histoire gênent mais il a tout compris des vicissitudes de l’Histoire de ce pays – qualifia de démon berbère.
Mais fort heureusement, le verdict des urnes tomba et un calme quoique précaire s’installa. On crut que la fin de cette transition atténuera les esprits. Peine perdue. Ce fut un réveil volcanique des corporatismes, des égoïsmes exacerbés, des sacro-saints syndicats dont tout le monde a peur et que personne ne critique. C’est la dictature de l’instant. Chacun veut pour lui tout et maintenant. Au diable l'endettement abyssal et le déficit budgétaire qui ne cesse de se creuser!
Mais ce qui est inquiétant, c’est cette spirale du silence qui s’installe. Qui ose élever la voix et dire la vérité ? Les gens ont peur de se sentir seuls et intimidés s’ils s’expriment différemment de l’opinion véhiculée par la sphère politique et médiatique. Cette théorie développée par la sociologue allemande Elisabeth Noëlle-Neumann montre que l’individu est très sensible à son environnement social et à l’opinion dominante. S’il est d’accord avec cette opinion, il se sent rassuré. Au cas contraire, il sera moins sûr de lui et de crainte d’un éventuel isolement social, il s’abstiendra d’exprimer son opinion. Par conséquent, c’est le règne du conformisme, du suivisme, et du penser pareil. Quiconque déroge à cette pensée unique est considéré comme excentrique et si l’individu en question est un personnage public, il est rejeté par la sphère politico-médiatique. Il faut donc hurler avec les loups. Et rares, voir inexistants sont ceux qui ne se conforment pas à la spirale du silence.
Evidemment, dans un pays censé accéder à la démocratie, c’est déplorable, car normalement chacun doit exprimer librement son avis, qu’il plaise ou non aux autres. Si cette spirale du silence persiste, la démocratie ne sera que de façade. Il faut accepter tous les avis, je dirais surtout, les avis divergents. On n’opte pas pour la liberté d’expression uniquement dans les cas où elle nous plait, et dans les autres cas, on y renonce. La liberté d’expression n’est pas toujours agréable, toutefois, il faut la prendre en totalité. Il faut laisser tout un chacun s’exprimer et si sa pensée diffère de l’opinion dominante, cesser de le regarder comme un extraterrestre.
Aujourd’hui, toutes les corporations réclament des hausses de salaire, en dépit du contexte économique de stagflation. 66,4% des Tunisiens préfèrent travailler dans le secteur public selon une étude révélée par Sigma Conseil, sans doute pas pour servir l’État, ne soyons pas dupes mais pour bénéficier de l’inamovibilité de la fonction publique. Pire, la nouvelle campagne populiste lancée par des partis politiques aux abois, qui ont subi une bérézina électorale lors des dernières échéances laisserait entendre qu’on serait assis sur une nappe de pétrole comme celle du Venezuela, ou du Koweït. Et pour donner du sérieux à cette campagne pitoyable, le nom d’une célèbre famille connue pour avoir des intérêts dans le secteur pétrolier est cité et ses activités dans ce secteur font l’objet d’une polémique. Tout ceci n’est pas sans rappeler le slogan populiste des « Des Deux cents familles » désignant dans l’Entre-deux-guerres les deux cents plus grands actionnaires de la Banque de France. Ce slogan fut utilisé pour la première fois par Edouard Daladier puis récupéré par les extrémistes de tous bords, de l’extrême-droite majoritairement antisémite – nombre des deux cents familles sont de confession juive – jusqu'à l’extrême-gauche obnubilé par la lutte des classes et cherchant un bouc émissaire sur qui lancer l’anathème.
Nous sommes dans un climat délétère où chacun veut, demande et exige pour sa petite personne et ne se demande pas que peut-t-il faire pour le pays. Ceux qui exigent des hausses de salaires, se sont-ils remis en question et ont-ils réfléchi à leur rendement et à leur productivité? Kennedy disait « ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays. », pour nous c’est : « Demandez ce que votre pays peut faire pour vous. Ne demandez pas ce que vous pouvez faire pour votre pays ».
Hélas, rares sont ceux qui dénoncent ce populisme ambiant annonciateur de lendemains difficiles car ils craignent la spirale du silence qui hante la Tunisie.
Chedly Mamoghli