Nul n’est prophète en son pays… : le cas de Hédi Bouraoui
S’il est un exemple en Tunisie qui illustre bien l’adage ‘Nul n’est prophète en son pays’, c’est bien celui de notre compatriote Hédi Bouraoui. Voilà en effet un professeur émérite, auteur de plusieurs études scientifiques, de romans et de recueils poétiques, connu et adulé un peu partout dans le monde,qui ne s’est jamais démarqué de son groupe, mais qui demeure injustement méconnu dans son pays natal. En effet, à notre humble connaissance, aucun hommage ne lui a été rendu jusqu’ici. Il est triste de constater qu’aucun colloque portant sur cet homme de lettres, pourtant auteur de plusieurs romans publiés en Tunisie, n’a été organisé à ce jour.Heureusement, un compatriote, l’écrivain et critique littéraire Rafik Darragi, vient de lui rendre enfin justice en lui consacrant une biographie. Intitulée Hédi Bouraoui, La parole autre, l’homme et l’œuvre, elle vient de paraître aux éditions L’Harmattan.
Elle se compose de trois volets. Le premier a trait à l’homme et à sa trajectoire professionnelle aux USA et au Canada. Les deux autres aux ouvrages du poète, du romancier et du critique littéraire. Au départ, Hédi Bouraoui n’avait aucunement l’intention de se fixer définitivement ni en France ni aux USA. Cette idée ne lui est venue que bien plus tard. Il avait, comme tout un chacun, la nostalgie de son pays où il comptait retourner à l’issue de son stage linguistique. Mais il se rendit vite compte qu’un retour à la case départ serait hasardeux pour sa carrière. Mieux vaut rester aux USA et poursuivre des études supérieures. Les opportunités y étaient forcément plus grandes.
Vint le jour où notre compatriote fut obligé de renouveler son visa. Il lui fallait alors de ce fait quitter le territoire des USA et y rentrer de nouveau. Le pays voisin, le Canada, un pays bilingue,l’intéressait beaucoup. Il décida de se fixer alors dans l’Ontario, très proche de New York mais qui est surtout anglophone. Notre ami avait déjà une grande expérience dans l’enseignement de la langue française ; il pouvait donc prétendre à un bon poste dans cette région. En avril 1966, Hédi obtint un posted’’assistant professor’ à Toronto, à Glendon College, qui deviendra plus tard, York University. Là, il s’est mis à gravir les échelons. En 1978, il fut élu Master de Stong College (1978 à 1988). C’était une belle promotion puisque il avait désormais sous son autorité un personnel de 200 ‘fellows’, c’est-à-dire enseignants, sept ou huit sections d’anglais et de linguistique, avec, au total plus de 3000 étudiants. En plus, cette fonction lui permettait de siéger au sein de treize comités au Sénat de l’université.
En tant que Master de Stong College, Hédi Bouraoui n’avait pas ménagé sa peine. Pédagogue dans l’âme, il peut se targuer d’avoir été au Canada le premier à introduire dans l’0ntario, état pourtant anglophone, la littérature franco-ontarienne dans le cursus de York University. C’est lui, encore, qui a introduit, toujours à York University, pour la première fois dans l’histoire du Canada, l’enseignement des littératures maghrébines, africaines, et antillaises francophones, en adéquation avec la fameuse mosaïque de la nation canadienne. Et dire que ces matières n’existaient même pas alors dans le cursus des universités américaines!
Toutefois, il ne tirait pas sa fierté de toutes ces activités et de toutes ces responsabilités mais d’une seule réalisation, unique en son genre à l’époque, au Canada. Il avait en effet, institué, au sein de Stong college l’identité multiculturelle et interdit le confessionnalisme, évitant ainsi le communautarisme. Hédi Bouraoui devint par la suite ‘Associate professor’, full professor, puis dans la foulée, university professor.
C’est sur cette splendide trajectoire et sur les innombrables écrits de ce pédagogue que Rafik Darragi s’est appuyé pour écrire son ouvrage. Ancien professeur lui aussi, l’auteur a vite jugé que certaines oeuvres de Hédi Bouraoui sont partiellement autobiographiques, et qu’elles sont donc susceptibles d’être considérées comme un reflet intime, voire un engagement dans la mesure où, aujourd’hui, l’engagement est de mise:
« L’écriture peut être un reflet intime, une remise en question, ou encore une manière de combat. Dans l’œuvre de Hédi Bouraoui l’écriture est tout cela, et peut-être bien plus car elle a acquis depuis quelques années, un ton combatif, un engagement total, celui d’un humaniste éclairé, dans la mesure où aujourd’hui, l’engagement est de mise dans le monde des intellectuels dignes de ce nom.(4e de couverture)
C’est dans La Francophonie à l’estomac, paru à Paris en 1995 que Hédi Bouraoui s’élève pour la première fois contre ceux qui prônent la pureté linguistique française et qui persistent à maintenir la différence littérature française/littérature francophone. Hédi Bouraoui a, le premier, saisi les enjeux et les espoirs que suscite cette « littérature-monde. Il a, d’emblée, pris soin de prendre position et a commencé à forger de nouveaux mots-concepts comme ‘émigressence’ ‘nomatitude’,Transculturalisme, ‘intertextuel’ ou encore ‘transtextuel’.
Selon Rafik Darragi les problématiques identitaires sont les dernières des préoccupations de Hédi Bouraoui. Ses romans comme ses recueils poétiques, n’évoquent ni les tristes séquelles de l’héritage colonial, ni la problématique identitaire telle qu’elle est perçue chez les écrivains issus de l’émigration, et souffrant de ce qu’il appelle « la binarité infernale ». Chez ce poète qui se définit, comme son nom en arabe l’indique, ‘Fils du Conteur, Irrigateur’, les préoccupations doivent être autres, car la poésie est la “ Nourriture spirituelle qui informe…des problèmes cruciaux de la vie“, qui nous permet de « contempler le Soleil du savoir », le pouvoir qui nous rend notre dignité et qui « assainit les conflits et les adversités ». (Livr’Errance, pp.8-9)
Hédi Bouraoui ou La Parole autre est un ouvrage à lire et à relire.