News - 18.06.2015
Kamel Jendoubi : Pour un nouveau compromis historique autour de l’Etat
«Tiraillée entre les deux tropismes du besoin de social et d’égalité et du besoin d’État et de sécurité, la Tunisie fait face à l’enjeu politique majeur d’articuler ces deux exigences et de faire en sorte qu’ils deviennent complémentaires au lieu de se télescoper ». Ce constat établi par Kamel Jendoubi, Ministre auprès du chef du gouvernement, chargé des Relations avec les instances constitutionnelles et la Société civile, n’a pas manqué d’interpeller les participants au panel intitulé : "Il n’y a pas de démocratie sans Intégrité de l’Etat", dans le cadre des Journées de Tunis, organisées lundi et mardi derniers à Tunis.
« En ce moment précis, ajoute-t-il, il s’agit de mener de front deux combats, celui militaire contre le jihadisme et ses cinquièmes colonnes « civiles » (les fausses associations de charité) et le combat politique contre le populisme et ses bras séculiers (LPR, etc.). Ces deux combats ne peuvent pas être menés sans un rapport de confiance entre l’État et les citoyens. Cette confiance suppose un État intègre dans le double sens que j’ai essayé d’évoquer. Ce double combat doit préluder et s’inscrire dans une perspective plus longue : la mise en place d’un nouveau compromis historique à établir entre toutes les composantes de la scène démocratique : les partis qui acceptent la règle du jeu démocratique, l’Ugtt et la société civile afin de réduire les tentations régionalistes et les ferments de sécession aux frontières.
Avec William Bourdon, Habib Kazdaghli, Farah Hached et Plantu, les panélistes devaient aborder, lors de ce débat modéré par Céline Lussato, de l’Obs, les différents contours d’un Etat intègre. Kamel Jendoubi y apportera une contribution instructive. Texte intégral:
Démocratie et intégrité de l'Etat
Intégrité : appliqué à l’État, ce mot est polysémique. Je vais essayer d’évoquer les deux sens qu’il m’inspire et qui sont à mon avis indissociables.
Bien sûr, ma fonction et la jeune expérience qui est la mienne me serviront de références.
Le propre d’une démocratie, c’est la souveraineté de tout le peuple, sans distinction, c’est-à-dire une élection loyale qui permet de faire le choix entre divers projets et ouverte à tous.
Que deviendrait cette démocratie si, une fois passé le vote, l’Etat n’est pas intègre, c’est-à-dire corrompu, clientéliste, ne respectant pas la minorité, sans indépendance du judicaire, etc.
Cela signifierait que la vie quotidienne serait celle du plus fort, du mieux placé, du majoritaire, du mieux né…
En clair, que le fonctionnement même d’une démocratie, un gouvernement élu par le peuple, serait remplacé par une forme de jungle. Le pire c’est que ce serait au nom d’élections démocratiques !
Ceci voudrait dire que ce que le peuple a décidé à travers l’élection n’aurait aucun sens, qu’il voterait pour rien.
Ceci voudrait dire que non seulement la souveraineté populaire serait ignorée mais que la confiance dans le fonctionnement et les règles de la démocratie disparaîtrait.
C’est dès lors ruiner l’idée même de la démocratie et ouvrir la voie à toutes les dérives
Sans élections, il n’y a pas de démocratie, sans bonne gouvernance, il n’y a plus de démocratie.
I - Représentations de l’Etat
On sait depuis Machiavel que l’État est le détenteur de la souveraineté, c’est-à-dire de la puissance suprême ; depuis Ibn Khaldoun que l’intérêt du souverain ne coïncide pas toujours avec l’intérêt général et que l’État est un devenir historique ; on a dit que l’État « est le plus froid de tous les monstres froids » (Nietzsche) ; qu’il est « le détenteur du monopole de la violence légitime » (Max Weber).
Il s’agit, en règle générale, des fonctions « négatives » de l’État, comme organisateur de la contrainte, de la domination, pour ordonner le social.
Mais l’État peut être aussi producteur du social et acteur de la démocratie
Dans une leçon célèbre en 1976 au Collège de France, Michel Foucault a lancé un véritable mot d’ordre : « Il faut défendre la société ». Contre l’État et sa propension au contrôle social.
En 2013, un philosophe tunisien, grand lecteur de Foucault, écrira un plaidoyer au titre provocateur : « Il faut défendre l’État » .
La Tunisie est aujourd’hui tiraillée entre ces deux tropismes :
- besoin de social et d’égalité et
- besoin d’État et de sécurité
L’enjeu politique majeur aujourd’hui est d’articuler ces deux exigences et de faire en sorte qu’ils deviennent complémentaires au lieu de se télescoper.
II - Renforcer l’Etat territorial
L’État territorial tunisien passe par une zone de turbulences liée à la conjonction d’une situation économique minée par la contrebande aux frontières et d’une situation géopolitique périlleuse. Mais le fait territorial tunisien est ancien et il faut s’appuyer sur ce patrimoine pour réhabiliter l’intégrité territoriale interne
L’œuvre bourguibienne d’unification est une réussite si on se réfère au maillage administratif et surtout à l’œuvre scolaire. Elle est demeurée précaire en régions ajoutant au déséquilibre « nord-sud », un déséquilibre « Sahel-intérieur » (Amor Belhedi).
Cette précarité, longtemps refoulée par l’exercice autoritaire du pouvoir, est apparue au grand jour avec l’affaissement de l’État consécutif aux soulèvements de 2010-2011.
Lorsque le Sud tunisien entre en « quasi dissidence », et au-delà de l’interférence des apprentis sorciers du populisme, il ne faut pas perdre de vue les mémoires blessées. Ces mémoires qui remontent bien plus loin que les choix régionalistes de la prime indépendance et l’option catastrophique pour les « Pôles de développement » au cours des années 1960.
Aujourd’hui :
Il importe d’affirmer une volonté concrète d’inverser la tendance du déséquilibre régional et de combattre les tentations centrifuges afin de réaffirmer le contrôle par l’État de l’intégralité du territoire.
- Des mesures fortes : entamer des travaux d’infrastructure et créer de nouveaux services publics dans des régions oubliées comme El Faouar
- Se doter d’une politique de lutte contre la contrebande alliant répression et reconversion assistée.
- Ne pas sacrifier à la démagogie de la décentralisation tous azimuts mais équilibrer les prérogatives locales et l’unité nationale (s’agissant de la loi sur les collectivités territoriales).
III - Retisser le lien social
La fracture territoriale est une fracture sociale. C’est du moins principalement sous cette forme que s’expriment les frustrations sociales ces derniers temps.
Depuis l’indépendance, les mouvements sociaux se sont exprimés principalement sur le terrain syndical, étudiant, jamais comme une dissidence régionaliste…
Le fait est que l’État social de l’indépendance était intégrateur :
- Un État-instituteur : la réforme Messaadi a initié l’unification et la généralisation de l’enseignement
- Un État-providence : la protection sociale et l’essaimage du planning familial sur toute la République
- L’unification de la justice et le recyclage des zeitouniens dans la hiérarchie judiciaire et l’enseignement
- Le modèle matrimonial du CSP, malgré les contestations initiales d’une partie des oulémas, a assez rapidement constitué un modèle non seulement matrimonial mais aussi un facteur d’intégration sociale et territoriale.
- Le syndicalisme avec et contre le parti unique a assuré une fonction tribunitienne et constitué un maillage qui a contribué à l’intégration des nouvelles couches moyennes dans tout le pays.
Autant de facteurs de socialisation et de nationalisation de la société postcoloniale.
Les années Ben Ali ont constitué une période de délitement et de « détricotage » du lien social :
- La prédation et la corruption institutionnalisée
- La paupérisation des classes moyennes
- La contrebande débridée
Résultat : à la veille de la Révolution, l’État social était délabré, à l’état résiduel…
Aujourd’hui
Après la Révolution, l’emballement des impatiences sociales va déborder ce qui reste d’autorité étatique. L’Ugtt fera semblant de canaliser des mouvements qui échappent à son contrôle.
La fracture morale et politique entre le Nord et le Sud met l’unité du pays en péril et affaiblit ses capacités de résistance aux incursions et coups de main jihadistes/terroristes.
- Un nouveau compromis historique doit être établi entre toutes les composantes de la scène démocratique : les partis qui acceptent la règle du jeu démocratique, l’Ugtt et la société civile afin de réduire les tentations régionalistes et les ferments de sécession aux frontières.
- S’il faut dialoguer avec les acteurs des mouvements sociaux, il faut isoler les fauteurs de dissidences populistes.
- La « méthode » : articuler les réformes sociales progressives, la lutte contre la corruption et la négociation avec tous les acteurs.
IV. Une démocratie forte
Non pas un État fort : le syntagme a une connotation autoritaire, mais une démocratie solide, un État tranquille adossés à une légitimité forte.
Renforcer l’unité territoriale et retisser le lien social doivent être envisagés de concert comme une seule et même tâche.
Cela suppose :
- Un État de droit
- Qui respecte les normes qu’il s’est données et leur hiérarchie
- Qui respecte l’indépendance de la justice, critère essentiel de l’État de droit
- Qui traite les citoyens en contribuables, en justiciables mais avant tout en créanciers de droits politiques et non plus comme les citoyens obligés de la bienfaisance de l’État. C’est dire que la transition démocratique doit être menée à terme : sans parenthèse, ni lois d’exception.
- Un État doté des moyens humains et logistiques lui permettant d’exercer seul la force légitime
- La notion de police républicaine doit à cet égard entrer dans les mœurs.
- La représentation syndicale ne suffit pas pour combattre la tentation alternée du laxisme ou de la revanche chez un corps meurtri par des mois d’insurrections.
- Inventer une nouvelle police est un processus de longue haleine. La politique des épurations ou des corps parallèles conduit à la guerre des polices et à la paralysie du service public de sécurité dont le rôle est primordial dans le contexte actuel.
- La grande muette a failli sortir de ses gonds durant le mandat présidentiel provisoire. Cette dérive a heureusement été stoppée. L’État doit aujourd’hui de se doter des moyens d’une défense nationale digne de ce nom, surtout aux frontières.
- Un État intègre
- Le droit et la force ne suffisent pas. Il faut également une éthique de l’État.
- Le train de vie de l’État d’abord. Les dépenses somptuaires et ostentatoires sont les marques des républiques bananières et non les signes de l’autorité comme on le dit parfois.
- La transparence de la décision, pour ne pas être un slogan, doit être institutionnalisée. Les structures existantes (comme la Cour des comptes) doivent être totalement indépendantes. Ce n’est pas toujours le cas (je suis bien placé pour le savoir)
- Ben Ali nous a légué une administration et une société gangrénées par la corruption. La première tâche pour moraliser l’État est de rompre les rapports incestueux entre les milieux d’affaires corrompus et l’administration.
En conclusion
En ce moment précis, il s’agit de mener de front deux combats
- Le combat (militaire) contre le jihadisme et ses cinquièmes colonnes « civiles » (les fausses associations de charité)
- Le combat (politique) contre le populisme et ses bras séculiers (LPR, etc.)
Ces deux combats ne peuvent pas être menés sans un rapport de confiance entre l’État et les citoyens. Cette confiance suppose un État intègre dans le double sens que j’ai essayé d’évoquer
Ce double combat doit préluder et s’inscrire dans une perspective plus longue : la mise en place du compromis historique susmentionné.
Cela ne veut pas dire une pause dans les débats d’idées ou de la compétition politique pacifique entre tous les acteurs.
La démocratie, c’est aussi l’organisation pacifique du conflit.
Kamel Jendoub
Ministre auprès du chef du gouvernement,
chargé des Relations avec les instances constitutionnelles
et la Société civile
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