Mansour Moalla : Le monde arabe et nous…
La Chine et l’Inde, deux grandes puissances peuplées chacune de plus d’un milliard d’habitants, on n’en entend pas parler. Des « fourmilières » humaines qui travaillent dur et qui sont appelées à dominer le monde. Le souci des Etats européens et américains est de ne pas se laisser étouffer par une telle domination et s’acharneront à résister à ce réveil des pays asiatiques.
L’autodestruction
Le monde arabe s’acharne, lui, à s’autodétruire. Les craquements de cette autodestruction dominent l’actualité. Les champions dans ce domaine sont en pleine crise, qu’il s’agisse de la Libye voisine ou de l’Egypte, en pleine effervescence, de la Syrie, menacée de disparition, de l’Irak, divisé et déchiré ou des Etats pétroliers (Arabie Saoudite, Koweït, Emirats, Bahreïn) affectés par la chute des prix de leur principale richesse.
Les Etats d’Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Mauritanie) redoutent de plus en plus l’invasion d’un terrorisme portant l’emblème d’un islam guerrier et impitoyable.
Tous ces pays ont appartenu à une brillante civilisation qui a conquis le monde. D’où provient cette décadence ? Dire que les Arabes et les musulmans sont par nature des êtres destructeurs est un faux historique. Dire que la domination étrangère et coloniale n’a guère favorisé leur évolution vers des systèmes étatiques évolués, leur évitant la dispersion et l’émiettement, est plus vrai.
Cette autodestruction a une double cause : le pouvoir, d’une part, et la confusion entre le politique et le religieux, d’autre part.
Le pouvoir destructeur
Le pouvoir n’a pas été conçu comme un moyen de servir l’intérêt du pays mais comme un moyen de servir celui d’un groupe, d’un clan ou d’une personne. Ainsi s’explique le fait qu’on « conquiert » le pouvoir par tous les moyens possibles, y compris la contrainte et la violence, les élections, lorsqu’elles existent, n’étant qu’une simple parodie. Ainsi s’explique le fait qu’on n’accepte pas de quitter ce pouvoir qu’on veut garder «à vie» et le transférer en héritage à la famille ou au clan auquel on appartient.
Mais l’on ne réussit pas toujours dans cette «possession» du pouvoir et que l’on doit quitter au profit de «coups d’Etat» ou de «révolutions» à répétition. Kadhafi est tué, Moubarak est destitué, emprisonné et condamné, son successeur, émanation du clan islamiste, est renversé par un général, emprisonné et condamné à mort, Saddam, président de l’Irak est pendu après un long règne agité, et enfin les deux dictateurs Assad père et fils ont conduit leur pays à la destruction, laissant Israël seul maître à bord dans cette région, l’Arabie Saoudite avec son système archaïque des « 1000 coups de fouet » se débattant avec un Yémen déchiré et disloqué du fait des gens du pouvoir qui se sont approprié le pays comme leur propre bien.
Les Etats du Maghreb arabe n’en sont pas au même stade de dégradation malgré l’usage inapproprié qu’ils ont fait du pouvoir et ce, qu’il s’agisse du Maroc de Hassan II qui a connu des tentatives de coups d’Etat répétés ou de l’Algérie de Boumediene et ses successeurs, qui a connu une profonde crise qui a duré des années et qui s’est traduite par des dizaines de milliers de morts, et qui a encore des problèmes avec le pouvoir.
Il s’agit enfin de la Tunisie où le système «présidentialiste» a contrarié fortement une saine évolution de l’exercice du pouvoir qui s’est finalement traduit par un coup d’Etat et l’élimination du «père» fondateur de la Tunisie indépendante Habib Bourguiba et l’installation d’une dictature de plus de deux décennies qui n’a pu être éliminée que par une révolution, de gouvernements provisoires et enfin, et heureusement, de « vraies » élections et un pouvoir légitime qui doit prouver maintenant son efficacité.
L’utilisation abusive de la religion : l’Islam
La seconde cause de l’autodestruction concerne l’utilisation abusive de la religion, l’Islam, pour conquérir le pouvoir et s’y installer. Faute de pouvoir réaliser une prospérité relative du pays et de ses habitants, on leur promet le Paradis dans l’autre monde et quelques avantages ici-bas si leur fidélité est acquise. L’Islam est ainsi utilisé pour l’accession et le maintien au pouvoir. Pour ce faire, on accuse de mécréance, de «kofr», ceux qui n’adoptent pas leur conception de l’islam politique qui détruit à la fois la politique et l’Islam. La politique devient une tromperie et l’Islam un moyen de conquérir le pouvoir avec tous les avatars que cela comporte au lieu de rester un moyen de sauver la personne humaine et de guide moral et spirituel pour les nations.
Le cas égyptien est démonstratif à cet égard. Les Frères musulmans sont restés actifs une longue période avant Nasser, depuis Nasser et jusqu’à Moubarak, ils sont devenus un parti politique islamique et sont enfin arrivés au pouvoir avec l’élection de Morsi comme chef d’Etat qui a tout de suite accompli des actions qui ont terrifié la population et conduit à un coup d’Etat et à la condamnation à mort du nouveau président. C’est un échec qui explique le retrait sur des positions moins aventureuses du parti islamique Ennahdha qui a voulu éviter le même sort.
Les pays arabes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord sont devenus musulmans depuis 15 siècles. Ils n’ont pas attendu les partis dits islamistes actuels pour le rester, pratiquant leur religion avec fidélité et sincérité. L’Islam ne peut que souffrir d’une utilisation abusive dans le domaine politique. La politique comporte des erreurs, des complications qui rejaillissent sur l’Islam qui devient à son tour objet de contestation et de critiques et voir diminuer ainsi son rôle moral, éducatif et responsable. Laissons donc l’Islam tranquille, les dégâts énormes qui proviennent aujourd’hui de son utilisation politique en Libye, Syrie, Egypte, Irak et l’apparition d’un Etat dit islamique aux performances inhumaines fondamentalement contraires au respect par l’Islam de la personne humaine.
Protéger l’évolution de la Tunisie
Cette revue de l’évolution des pays arabes et des relations entre le pouvoir et la religion permet de réfléchir à la sauvegarde de notre pays, la Tunisie, dans les années à venir. Il faut accepter l’idée que l’on doit protéger l’Islam et sa contamination par les dangers du pouvoir et de la politique. Les gouvernements ne doivent pas songer à utiliser l’Islam pour les soutenir dans leur politique. On ne doit pas parler de l’action politique et gouvernementale dans les discours des imams qui perturbent les croyants sincères et nuisent ainsi à la religion.
L’article 1er de notre constitution a résolu le problème et on ne doit plus y revenir. L’Islam ne doit pas être monopolisé par les partis dits islamiques. On a lu récemment une interview de leur principal leader clamant haut et fort qu’ils sont musulmans, alors que tous les Tunisiens sont musulmans.
Il n’y a pas deux catégories de musulmans. Ou alors, ils n’osent pas dire que les autres Tunisiens, qui n’appartiennent pas à leur clan politique, sont des «mécréants», des «koffar». Un peu de pudeur et moins d’hypocrisie sont nécessaires à ce sujet. Il y a des Tunisiens qui veulent mêler l’Islam à la politique et les Tunisiens non politiciens qui n’ont pas besoin de la politique et qui veulent pratiquer sereinement leur religion sans la mêler aux errements de la politique, errements inévitables par nature. La révolution de 2011 et les élections qui ont suivi ont mis la Tunisie sur le bon chemin : celui d’un pouvoir légitime et non contesté. Il faut sauvegarder ce précieux acquis et ne plus revenir aux élections dont on connaît le résultat à l’avance.
Pour une évolution paisible de la Tunisie
Mais cela ne suffit pas. Il y a lieu de trouver la meilleure voie qui conduise à une évolution paisible du pays qui est aujourd’hui perturbée par toutes sortes de démonstrations et de menaces. Les revendications doivent être raisonnables pour être raisonnablement écoutées et suivies d’effets. Les menaces de grèves et les grèves à répétition contribuent à l’autodestruction qui sévit dans les pays arabes. Il y a des syndicats puissants et organisés. On doit donc discuter pour résoudre nos problèmes sans les menaces qui détériorent l’esprit public, les diverses autres fractions pouvant recourir à d’autres catégories de menaces et à l’instabilité générale du pays qui empêchera tout progrès. Que des catégories non organisés soient tentées par les menaces n’ayant pas d’autres moyens d’expression, on le comprend, mais que des syndicats, fortement organisés riches d’une longue histoire dans la lutte pour l’indépendance en viennent à menacer et désorganiser fortement la vie du pays, cela n’est pas admissible. Devenons raisonnables et responsables.
Aujourd’hui, la responsabilité doit conduire chacun de nos actes. C’est trop facile de contester, de réclamer, d’exiger et de menacer.
Autre chose est de gérer, de trouver les solutions, ce qui requiert la coopération de toutes les parties concernées. Que les syndicats d’employeurs et d’employés, l’Ugtt et l’Utica, pour être précis, demandent ou acceptent de participer au gouvernement et de connaître les problèmes de plus près et de chercher les solutions les plus appropriées sauvegardant les intérêts généraux du pays et ceux de leurs adhérents !
A l’indépendance, les syndicats ont collaboré à la direction du pays. Pourquoi, et vu les menaces qui pèsent sur notre avenir, n’acceptent-ils pas aujourd’hui de le faire et de mettre la main à la pâte ? Ce n’est pas trop populaire, si leurs adhérents ne sont pas satisfaits, ils ne seront pas réels. Ils sont harcelés par leurs adhérents et ils harcèlent à leur tour les gouvernements.Il y a lieu de changer ces habitudes et de trouver des moyens plus sérieux et plus responsables pour «sauver» le pays.
Sauver le pays
On est unanime à considérer que le pays est en danger. Le diagnostic est connu. Les problèmes sont nombreux et la tâche est immense et il faudra se battre sur plusieurs fronts.
En tête de liste, deux grandes préoccupations majeures : le redressement économique et la lutte contre la violence et le terrorisme. On doit pouvoir avancer sur les deux fronts. On ne doit pas attendre la fin du fléau terroriste pour s’atteler au redressement de l’économie et des finances du pays.
Le combat contre le terrorisme nécessite une discipline nationale et l’instauration de la paix sociale durant la législature actuelle. On doit pouvoir éviter les grèves et l’agitation revendicative. Les discussions et l’examen des problèmes sociaux, dont celui de l’évolution des salaires, doivent devenir plus sérieux et exclure toutes sortes de menaces. L’augmentation des salaires doit dépendre de la croissance économique: si celle-ci continue à baisser pour devenir négative, toute augmentation des salaires devient aberrante sauf en ce qui concerne le salaire minimum garanti qui doit évoluer progressivement et devenir plus substantiel et être doublé durant le futur plan.
Le niveau actuel de ce Smig n’est pas acceptable même si, en pratique, il est dépassé. Lier donc l’évolution des salaires à l’augmentation de la production, c’est-à-dire à la croissance économique tout en en réétudiant la hiérarchie de ces salaires. Il y a le Smig, mais il y a des salaires trop élevés et il faudra réduire cette différence trop importante qui n’est pas de nature à renforcer l’esprit de solidarité dans la société tunisienne. Et chacun sait que l’augmentation des salaires dans une économie en récession aggrave l’inflation et provoquera de nouvelles réclamations de salaires et le cycle infernal continuera ainsi jusqu’à la crise et au recours à l’endettement. C’est ce qui s’est passé au début des années 1986, l’augmentation des salaires, des crédits et du budget ont entraîné une inflation de 14% en 1982 et la crise qui a nécessité le recours en 1986 au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale et la dévaluation de la monnaie nationale qui n’a pas cessé de se dégrader depuis : le dinar vaut moins d’un demi-dollar alors qu’à l’origine, il valait 2,4 dollars.
Il faudra donc que l’effet négatif du terrorisme soit combattu par un redressement économique substantiel. Toute aggravation de la récession économique actuelle est de nature à aggraver le danger terroriste, d’où la nécessité de se battre sur les deux fronts.
Le front économique
Sur le front économique, il y a les décisions urgentes qu’il faut prendre sans tarder et d’autres plus importantes qui doivent pouvoir intervenir au cours du plan 2016-2020 en préparation. Il y a en effet des problèmes concernant l’Etat et les institutions publiques. L’Etat doit commencer le plus tôt possible à se décharger des tâches de gestion qui peuvent être assurées sans inconvénient par la société civile comme le transport par exemple dans toutes ses catégories : routier, collectif, privé, aérien, maritime. Réglementer ce secteur sans en accaparer la gestion et démobiliser les capacités de gestion de la société civile qui n’existait pas au départ mais qui est là aujourd’hui et qui attend qu’on lui permette d’être plus active.
Les décisions plus importantes concernent les grandes réformes qui doivent intervenir au cours du plan : qu’il s’agisse de celles de l’Etat, des collectivités locales et régionales, de la réforme de l’entreprise permettant de réduire ou d’éviter les conflits sociaux permanents, la réforme de l’éducation qui devient de plus en plus urgente, «machine à créer du chômage», ce qui est dramatique. La réforme des caisses de sécurité sociale et de retraite dont le déficit ne fait que s’aggraver, la réforme des entreprises publiques de manière à éviter le monopole devenu synonyme de déficit et de mauvaise gestion, la réforme de domaines prioritaires comme l’investissement et son statut ou l’exportation et sa nécessaire expansion pour réduire le déficit et l’endettement extérieur.
Autant de problèmes n’autorisant guère le désordre et l’agitation et nécessitant un travail en profondeur qui requiert la collaboration de toutes les institutions et organisations économiques et sociales.
En dehors de cet effort, il n’y a pas de salut. Croire au miracle ou trop compter sur une aide extérieure, nécessaire mais insuffisante, c’est se tromper lourdement.
Il n’y a plus d’excuses. Nous avons réussi à rétablir une situation légale et à sortir du provisoire, irresponsable par définition. Il faut qu’on resserre les rangs et qu’on démontre notre efficacité par des décisions courageuses et, si nécessaire, douloureuses pour sauver notre pays et sauvegarder notre avenir et imposer le respect et la considération et encourager l’effort de solidarité dont on pourra bénéficier et qui ne viendra nous soutenir que si nous nous montrons solidaires, capables et efficaces.
Contrairement à ce qui se passe dans le monde arabe, nous avons dès l’indépendance réussi à construire un Etat solide et qui a tenu bon malgré tous les obstacles. Il est encore là, il ne faut pas le laisser s’affaiblir et devenir un instrument de régression au lieu d’un puissant moyen de promotion.
Rétablir le crédit et l’autorité, l’Etat et la discipline nationale : c’est la direction qu’on doit prendre sans tarder et que les autorités responsables doivent suivre par une présence active et un dialogue social permanent. Cela est de nature à inspirer confiance à l’intérieur et le respect à l’extérieur et la solidarité de ceux qui viendront à nous aider si nous nous attelons à nous aider nous-mêmes.
M.M.