Pour sortir de la crise économique : de l’audace !!
Tous les commentaires politiques et sécuritaires (professionnels ou d’opérette) ont quasiment été faits sur l’attentat de Sousse, en laissant parfois paraitre des éléments ahurissants, comme l’hypothèse d’un second tireur vu par plusieurs touristes, l’absence de surveillance rigoureuse sur la plage malgré les risques connus, l’affaire des ambulances pour le transport des victimes. Tout ceci dénote que nous n’avons pas pris à sa juste mesure le danger qui guette le pays.
Le but de cet article est de se focaliser uniquement sur le volet économique, qui devient de plus en plus dangereux, tant en termes comptables, qu’en termes sociétaux. En effet, notre payss’enfonce dans une crise à multiples facettes, et comme on l’a toujours souligné, dans ce genre de situation, les solutions économiques «classiques» , c’est-à-dire les politiques économiques usuelles, comme l’austérité, la reprise de la consommation, l’encouragement à l’investissement (interne et externe), ne donnent pratiquement plus d’effets. Ceci peut s’expliquer, globalement, par les raisons suivantes :
- Les interactions entre les principales variables macroéconomiques (consommation, épargne, investissement) deviennent distendues du fait de l’existence d’un secteur informel qui prend de plus en plus d’ampleur, malgré les différentes mesures prises localement pour le contrer, mais qui donnent peu de résultats durables. Ainsi, toute mesure visant à améliorer le rendement de l’une de ces variables sera, en partie, « absorbée » par l’extension du secteur informel. Il est à signaler qu’actuellement, on trouve même des médicaments contrefaits ;
- En conséquence, des montants financiers très importants circulent en dehors de la sphère économique et financière «normale», qui sont autant de pertes en termes de liquidité et d’épargne, et donc finalement d’investissement pour l’Etat ;
- L’Etat voit donc son rôle redistributeur de ressources fortement diminué, et ce rôle s’effectue actuellement par la contrainte (grèves sectorielles à répétition dans plusieurs secteurs sociétaux fondamentaux comme l’éducation ou la santé) ;
La résultante de tous ces éléments est une perte de confiance du citoyen envers l’Etat, d’où la multiplication des comportements en dehors du socle national, et reposant désormais sur d’autres critères comme la région.
Cet affaiblissement du rôle économique de l’Etat peut être compensé par différentes actions ayant pour but précisément de tenter une approche nouvelle de la crise économique grave que vit le pays depuis au moins quatre ans, et qui ne sera pas résolue uniquement par des « débats nationaux» sur tel ou tel thème, mais à notre sens par des actions concrètes et spécifiques.
Ces actions doivent alors faire appel à une innovation en termes d’idées économiques et une réelle volonté de montrer que l’Etat est le garant de l’équité pour tous, même si actuellement ce terme fait sourire. Rappelons que lors de la Grande Crise de 1929, les politiques économiques usuelles libérales (le marché va tout réguler)n’ont fait qu’étendre davantage la récession à tous les secteurs et ensuite à l’ensemble des pays par une politique aveugle de protectionnisme.
Il a fallu une innovation économique majeure introduite par l’économiste anglais Keynes, qui va considérer, contre tous, que l’Etat est un agent économique fondamental, qui doit intervenir dans la politique économique d’un pays, notamment par ses dépenses publiques, pour que les USA, d’abord, grâce à la politique des grands travaux appliquée par le Président Roosevelt (le New Deal), et l’Europe ensuite plus difficilement, vont progressivement sortir de la crise.
Il est toutefois, nécessaire de remarquer que les USA ne quitteront la récession que grâce à l’effort de guerre entrepris, après leur entrée dans le conflit, et la production intensive d’armement pour les Alliés. En 2008,la leçon aura été retenue, puisque dès les prémisses de la crise financière, c’est-à-dire au mois d’Août, les Etats ont mis en place des plans de relance de l’activité économique, plans destinés surtout à maintenir un niveau de liquidité bancaire «normal», pour qu’il n’y ait pas de contraction de crédit (creditcrunch), et éviter ainsi la crise systémique.
A titre d’exemple, les USA ont injecté dans leur économie 700 milliards de dollars comme relance de l’activité et soutien au secteur financier (Plan Paulson,du nom du Secrétaire au Trésor à l’époque).
Pour en revenir à la Tunisie, suite à l’attentat de Sousse, on estime les pertes du secteur touristique proches de 450 millions d’euros. Il en résulte, compte tenu de la baisse suscitée par l’attaque du musée du Bardo en Mars 2015 (25% en moins de recettes en devises), que les recettes globales du secteur seront probablement inférieures à 1 milliard d’euros pour l’année 2015, sachant que la recette moyenne tourne autour de 1,5 milliards d’euros, ces deux dernières années. On a donc un déficit de recettes en devises, auquel il faut faire face dès maintenant, auquel viendra s’ajouter le déficit budgétaire de l’Etat, soit près de 8% du PIB, pratiquement en augmentation constante depuis Janvier 2011,surtout à cause de l’explosion des rémunérations dans le secteur public (près de 40% d’augmentation au niveau du titre I, en 2015 par rapport à 2014).
Cette situation prévisible, et très probable, malgré les différentes remises faites par les différents tours opérators, particulièrement britanniques (remises allant jusqu’à près de 40% pour relancer la demande touristique),doit engendrer des mesures à la fois fortes et innovatrices,pouvant certainement contribuer à ressouder la cohésion sociale qui s’effrite. Ces mesures doivent être dirigées sur deux fronts, interne et externe.
Au niveau interne :
- Le Président de la République a affirmé que le pays était en guerre contre le terrorisme, ce qui est réellement le cas, et donc un peuple en situation de guerre ne fait pas de grèves, ou de débrayage ou des sit- in.
- Il en résulte que le droit de grève doit être suspendu pendant cette période trouble à tous les niveaux, car une situation sociale intenable ne peut que favoriser les actions terroristes ;
- Accélérer la mise en application de la réforme fiscale, pour parvenir à éliminer au maximum les foyers forfaitaires au nombre de 400.000,qui sont pour l’Etat «un vol en toute légalité», au vu et au su de tous, avec des conséquences dramatiques en termes de manque à gagner en ressources fiscales.
- Plus la réforme sera rapidement mise en application, et plus le recours à l’emprunt (interne et surtout externe) pour boucler le budget sera moindre, sachant que pour cette année, il manque au budget de l’Etat 8,5 milliards de dinars. Dans ce type d’action,c’est la volonté politique qui sera jugée par les opérateurs,qui comprendront très vite l’action de l’Etat, soit la recherche de l’équité fiscale, soit la protection de rentes pour certaines catégories, sociales et politiques et dans ce cas, il ne faut pas s’étonner que le clivage de société à deux vitesses soit de plus en plus marqué ;
- Eradiquer au maximum la contrebande, et ses «dirigeants» (au nombre d’une vingtaine), selon l’ancien Ministre des Finances du précèdent Gouvernement de « compétences et de technocrates ». Cela redonnerait tout son sens à l’action de l’Etat au niveau de la maitrise de la consommation et surtout des prix, puisque dans ce secteur, tout se fait en argent liquide ;
- Arrêter l’importation des biens de luxe (voitures haut de gamme par exemple) et non essentiels de manière temporaire, car comme souligné plus haut, nous manqueronsde ressources en devises, et dans ce cas, il faut faire des choix draconiens, continuer à financer la production en intrants importés, ou financer la consommation ostentatoire, qui ne rapporte rien à la communauté,sauf à quelques particuliers. Il est nécessaire de préciser que tous les accords de l’Organisation Mondiale du Commerce(OMC), favorisant le libre-échange, comportent des clauses de sauvegarde, à activer en situation économique grave, ce qui est notre cas. Il serait difficile de croire que la Grèce aujourd’hui continue à importer des biens de luxe,avec une crise économique et financière sans précèdent, et si c’était le cas, alors c’est une erreur monumentale. Cette proposition, nous l’avions déjà soulevée pour le Gouvernement précité, mais il semblerait qu’importer des biens de luxe dans un pays qui emprunte des fonds pour payer ses fonctionnaires, n’émeut personne !!
- -Instaurer une sorte de Fonds National de Développement par une opération nationale de dons financiers des citoyens pour l’Etat, en situation de grande difficulté financière, cela permettrait de faire participer la société civile à la gestion publique, et resserrer en même temps l’appartenance à la Nation, sachant que l’exclusion et la précarité constituent un problème majeur de crédibilité de l’Etat.
Au niveau externe :
- Procéder à l’ouverture auprès du Trésor, d’un compte spécial destiné aux Tunisiens résidents à l’étranger,compte qui serait accessible sur internet, avec toute la sécurisation possible, pour y recevoir des dons en devises. Cela permettrait de pallier, en partie, le manque de ressources en devises. Ayant personnellement travaillé une certaine période à l’étranger, je peux affirmer que les Tunisiens désireux d’aider leur pays par ce genre d’actions sont extrêmement nombreux.Malheureusement, beaucoup craignaient, sous l’ancien régime, que leurs dons ne soient détournés, comme ce fut le cas pour le 26-26, dont la « gestion » se faisait au palais de Carthage !! Actuellement, des garde-fous existent, même s’ils ne sont pas parfaits, alors activons cette procédure qui donnera, à coup sûr des résultats, à condition d’être bien expliquée auprès de nos concitoyens à l’étranger ;
- Entamer un processus de renégociation de notre dette extérieure, (équivalente à 46% du PIB en 2015), selon la Banque Centrale de Tunisie (BCT), en tenant compte du fait que tous nos partenaires politiques et économiques veulent nous soutenir. Pour cela, ne leur demandons plus de nous prêter davantage de fonds, mais de participer à un allégement du poids de cette dette, sachant que nous aurons une échéance de remboursement au dernier trimestre 2015, qui risque de compliquer encore plus la situation des finances publiques du pays. Cette mission doit être entamée immédiatement par les Ambassadeurs tunisiens accrédités auprès de ces partenaires, et particulièrement auprès de l’Union Européenne (UE), sachant que la majeure partie de notre dette externe (près de 75%) est d’ordre multilatéral, c’est-à-dire effectuée auprès d’Etats et d’Institutions financières Internationales (FMI, UE par exemple). Ces négociations doivent alors se faire selon trois axes, en tenant compte, en outre, du fait que notre note souveraine sera certainement dégradée par les agences internationales de notation comme Fitch ratings ou Standard and Poor’s.
a) l’annulation d’une partie de cette dette avec des montants conséquents, en tenant compte de la partie « dette odieuse », pour reprendre une doctrine du droit international de 1927,et reprise par une résolution du Parlement Européen du 10 Décembre 2012,qui qualifie une partie de la dette extérieure des pays d’Afrique du Nord et du Proche- Orient (la dette publique) de «dette accumulée par des régimes dictatoriaux, par le biais principalement de l’enrichissement des élites politiques et économiques».
Cette opération a été réalisée par la Norvège en 2006,pour cinq pays en développement ;
b) la conversion d’une partie de cette dette en projets de développements surtout régionaux, même s’il s’agira de financement à l’export pour certains pays ;
c) le report d’échéance qui sera discuté, peut-être,au sein du Club de Paris, instance informelle destinée aux négociations de dettes multilatérales, et qui a été utilisée par un pays voisin, à savoir le Maroc , en 1992, pour demander un rééchelonnement de sa dette extérieure publique. On connait les avancées économiques réalisées par ce pays, aujourd’hui. Rappelons que lors du Tsunami qui a touché plusieurs pays asiatiques en 2005, le Club de Paris avait décidé de manière unilatérale, de suspendre momentanément les remboursements de dette pour ces pays, en attendant que les effets de la catastrophe climatique s’estompent.
Ces quelques mesures ne sont certainement pas définitives, mais elles ont le mérite de montrer que tant que notre pays sera en grande difficulté, et tant que des éléments de politique économique ne donnent plus les réponses attendues, alors il faut innover en tenant compte du contexte économique et social que nous vivons.
Skander Ounaies
Professeur d’Université
Ancien Conseiller Economique au Fonds Souverain du Koweït, (KIA).