Qu’en dirait Montesquieu ?
"Que la loi soit terrible et tout rentrera dans l’ordre." Disait Danton sous la Révolution Française.
La loi cadre de la lutte antiterroriste se veut être la proclamation et la résultante d’une réponse forte en matière de sécurité et de répression des actes terroristes. Cette loi a été débattu et adopté dans un climat de peur et de colère à l’issue d’actes terroristes ayant choqué l’opinion publique. La menace terroriste grandissante a conduit à l’adoption et au durcissement d’un nombre important de lois en la matière dans notre pays. Mais ces textes comportent bien souvent des dispositions qui portent atteinte aux droits et libertés publiques fondamentaux, individuels et collectifs.
La colère et la peur, l'émotion provoque la précipitation et assèche la discussion et sont souvent mauvaises conseillères et peuvent provoquer des dérives pouvant aller jusqu’à contredire des principes établis et des acquis.
Les discussions parlementaires en séance plénière sur les projets de loi soumis se déroulent tous sur le même schéma. Une procédure éclair, bâclée pour des projets proposés au menu de l’assemblée à la veille de la vacance parlementaire. Ainsi il semblerait que l’Assemblée des représentants du peuple soit devenue une simple chambre d’enregistrement, un instrument de gouvernement et non plus l’émanation constituée de la souveraineté de la population, élue par les urnes et qui lui est redevable en matière de garantie des acquis républicains et sociaux. Les députés font fi des mises en garde de la société civile à propos des «menaces sérieuses» sur les droits et les libertés en Tunisie.
Il est notamment à dénoncer le manque de sérieux, de consistance et de profondeur de l’examen des projets de loi, des débats, des amendements apportés aux projets. Aucun élément essentiel de la loi n’est soulevé, remis en question ou ne fait l’objet d’interrogation ou d’objection. Seuls sont débattus des détails insignifiants, dans le cadre d’une mise en scène théâtrale parfois ponctuée d’altercations physiques ou verbales. En fin de compte, la loi est adoptée dans son intégralité par consensus.
Au vu des débats, nos élus déçoivent par leur inconstance. La commission de législation générale, la commission chargée de l’examen des projets fait montre d’un réel manque d’objectivité et de parti pris ainsi que d’un manque d’indépendance évident, en contradiction avec «l’esprit des lois» et le principe de séparation des pouvoirs, fondement sine qua non d’un Etat de droit. Les députés démontrent pour la plupart qu’ils sont les élus de la coalition au pouvoir et non les élus de la population. Il ne s’agit donc pas de l’assemblée des représentants du peuple mais d’un démembrement de plus de l’Etat.
Il semblerait aussi que certains élus du parlement soient nostalgiques d’une certaine époque pas très lointaine de la transition, alors qu’ils occupaient certains postes de souveraineté au gouvernement. Des députés se font chantres d’un Etat autoritaire ou fortement policé. Donner une fin positive à une telle position reviendrait à affuter les armes de la répression et de l’oppression et pourrait ouvrir la voie à de nombreux abus. Les députés de la coalition gouvernementale voudraient placer les forces au pouvoir sur un piédestal et les positionner au-dessus des lois. Ils semblent ignorer que dans un Etat de droit nul n’est au-dessus des lois, pas même l’Etat ou l’un de ses démembrements et ce pour quelque raison que ce soit.
Le fait que la Tunisie ait été victime de deux attentats terroristes majeurs à quelques semaines d’intervalle seulement, ne doit pas nous faire perdre le sens des réalités et nous conduire à abdiquer les principes sacrosaints de la république et de l’Etat de droit. Durcir à l’excès la législation anti-terroriste ou reconduire les circonstances exceptionnelles ad vitam aeternam pourrait nous faire glisser vers une nouvelle dictature et voir l’arbitraire des autorités du pays nous assiéger de nouveau.
Aujourd’hui, les lois sont adoptées par l’ensemble du parlement en dépit de menaces réelles contre les droits et libertés fondamentaux. Par la loi on semble revenir et remettre en cause des acquis civilisationnels majeurs comme le moratoire à propos de la peine de mort observé par la Tunisie sur les exécutions depuis 1991. L’exécution capitale requise dans 18 articles, pour tous les crimes liés au terrorisme et assimilé constitue un net recul par rapport aux engagements internationaux de la Tunisie et va à l’encontre des options en faveur de l’abolition de la peine de mort défendues par la société internationale dans la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies de 2011. Par cette loi il n’est plus question du débat sur l’abolition de la peine de mort étant donné qu’elle allonge la liste des actes sanctionnés par la peine capitale selon le droit national. Sont aussi reconsidérées des dispositions de la constitution de 2014 (présomption d’innocence, droits de la défense, secret professionnel). La loi institue des procédures simplifiées, sommaires et drastiques qui sont de nature à favoriser un climat de méfiance et de suspicion dans la société ainsi que le phénomène de délation.
Dans un régime parlementaire traditionnel, le pouvoir législatif appartient au Parlement. Le gouvernement se présente comme un acteur subordonné à la volonté parlementaire. Cette configuration traditionnelle est perturbée par les effets du parlementarisme rationalisé qui rendent difficile le déclenchement de la responsabilité politique des gouvernants. C’est aussi le cas du fait majoritaire, c’est à dire de l'existence d'une majorité imposante au sein de l'Assemblée qui soutient le premier ministre et le gouvernement et conduis à une aliénation de l'exercice législatif classiquement conféré au Parlement envers le gouvernement.
Le Parlement est une institution traditionnellement vivante, qui occupe une place irremplaçable dans le système démocratique. Mais il n’a plus le monopole de la représentation populaire puisque le Chef de l’Etat lui-même est élu au suffrage universel direct. La Constitution de 2014 a été élaborée autour d’une revalorisation des pouvoirs de l’exécutif et d’un encadrement strict du Parlement. Le Gouvernement ne dépend plus de sa majorité au parlement, mais lui impose ses décisions. Il n’a besoin que d’une Assemblée parlementaire en mesure d’adopter ses décisions sans opposition. Le Parlement devient dans ces conditions, une chambre d’enregistrement de décisions prises ailleurs. D’autres éléments politiques conduisent au même résultat : L’absentéisme des élus et le cumul des mandats, la médiatisation des députés, les scandales, la diffusion d’images de parlementaires représentants d’intérêt sectoriels ou locaux plus qu’élus de la Nation toute entière. Il apparaît que notre parlement n’est plus une institution à même de répondre à des attentes démocratiques profondes. Il n’est ni le lieu des décisions importantes, ni la condition nécessaire. Il est la chambre d’enregistrement que l’on dénonçait sous les anciens régimes ailleurs. C’est un acteur facilement manipulable et utilisable à souhait dans un système global de production de la norme. Le Parlement est apparu effacé dans sa fonction de contrôle puisque les commissions, les rapporteurs, n’ont tenu aucun compte des garanties démocratiques. Le parlement a semblé agir sous le contrôle du gouvernement ce qui constitue désormais un précédent grave pour l’avenir de notre démocratie nouvelle. Le Parlement qui, plus que tout autre lieu, aurait dû être celui de l’expression et de la défense de la démocratie, de la négociation contradictoire de la norme, et du contrôle du Gouvernement semble avoir failli. Il s’avère faible et s’exécute, en subalterne, obéissant aux ordres de l'Etat. Notre Parlement est devenu une chambre d'enregistrement des décisions du pouvoir exécutif, incapable de s'opposer à sa volonté, un pouvoir relais d’édiction des règles du haut vers le bas.
L’exécutif bicéphale décide de l'essentiel et le Parlement ne contrôle qu’à la marge. C'est le témoignage de cette impuissance que nous apporte l’adoption des textes récents. Après presque cinq ans de galère transitionnelle, le ton a changé, les espoirs se sont dégonflés. La démocratie s’est effritée au point que ses gardiens, les parlementaires, ne ressemblent plus qu'à des marionnettes manipulées par l'exécutif, en proie à leurs désillusions, leurs échecs, leurs frustrations, et leurs petites solutions parfois. Le parlement se présente comme un Palais du Bardo fantôme, piégé par les
cabinets ministériels et par Carthage, chapitré à chaque vote, exclu des vraies prises de décisions et du débat politique. A l'Assemblée, s'il y a 30 parlementaires qui sont capables de comprendre la teneur et la portée et les effets juridiques d’une loi, c'est bien le bout du monde. Aujourd'hui, le système est tel que l'Administration a pris le pas sur le politique. Avec cette deuxième république, le Premier ministre est devenu clairement le représentant du Président de la République, et les députés les bons soldats de la majorité présidentielle.
Des critiques de leur part, en l'état actuel des institutions, risqueraient à chaque fois d'apparaître comme une amorce de crise politique. Aussi les députés sont-ils condamnés au silence. Et les médias, et donc l'opinion, considèrent que l’office est dit à chaque Conseil des Ministres, sans attendre le verdict du Parlement. Le fait que l’on annonce l’adoption du projet de loi avant une date butoir dans tous les média suffit pour que le débat soit clos avant d’avoir commencé. Le parlement s’impose alors lui-même une obligation de résultat par tous les moyens. La Commission de législation générale, quant à elle, s'autocensure sur des amendements éventuels car elle ne veut sans doute pas endosser une crise politique majeure de son fait ni être regardée de travers par la majorité des ministres et des députés de la coalition. Le Parlement restera une chambre d'enregistrement tant que les parlementaires eux-mêmes n'auront pas une conception plus exigeante de leur fonction, en y consacrant plus de temps et en utilisant totalement les prérogatives, même mineures, qui sont les leurs.
Monji Ben Raies
Universitaire
Enseignant et chercheur en droit public
Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis