News - 12.08.2015

La dérive conservatrice de la société tunisienne

La dérive conservatrice de la société tunisienne

Aucune conclusion sérieuse ne peut être tirée des évènements qui se déroulent en Tunisie depuis le 14 janvier 2011 si ces évènements ne sont pas lus à la lumière du conservatisme de la société tunisienne. Certes, tout un chacun appelle à  réformer avec véhémence, mais dès qu’une réforme quelconque est mise sur la table, la contre-réaction s’organise aussitôt pour la bloquer ou la dévoyer. Ceux qui crient le plus fort au loup sont ceux-là mêmes qui lui ont ouvert les portes de la cité. Aucune réforme socioéconomique essentielle n’a été mise en chantier ou discutée sérieusement au cours des quatre dernières années. La faute incombe à un régime politique paralysant, un pouvoir faible et indécis et une caste politique sans épaisseur, mais elle incombe plus encore au conservatisme de la société tunisienne elle-même.
   
Depuis quelques générations, la société tunisienne est devenue «progressivement» égoïste, frileuse, passéiste et corporatiste, c’est-à-dire conservatrice. Laissés à eux-mêmes, sans leadership digne de ce nom et sans ambition commune, individus et groupes sociaux se sont laissés à camper sur des positions acquises et à les défendre avec âpreté et bonne conscience. Les régions riches sont devenues comme frappées de surdité et refusent obstinément d’écouter la complainte qui monte des régions pauvres. Les régions pauvres sont devenues comme frappées de cécité et refusent tout aussi obstinément de voir qu’il y a derrière la réussite des régions riches autre chose que le coup de pouce donné par le régionalisme politique, l’héritage colonial ou la configuration du terrain. Les rapports de travail et les relations sociales sont devenus exécrables, étouffants et destructeurs. Du coup, tout un chacun s’est laissé gangrener par le repli sur soi, l’amertume ou le désespoir. La mèche de solidarité et d’élan fraternel allumée par la révolution n’a été en fin de compte qu’un feu de paille.

Beaucoup espéraient un changement par la loi, c’est-à-dire par les élections, mais à chaque fois, les Tunisiens ont voté contre le changement en donnant une majorité aux  personnalités et aux partis politiques conformistes ou traditionalistes. L’ossature de toutes les coalitions gouvernementales formées après le 14 janvier 2011 a reposé essentiellement sur des partis politiques ou des courants idéologiques ne reniant en rien la politique socioéconomique conduite auparavant. Peu importe si ces «bienheureux» du vote populaire ont adopté cette posture au nom du réalisme politique, de l’arithmétique électorale ou de toute autre considération, honorable ou non, le résultat est le même: aucune coalition n’a avancé d’un pouce sur le chemin de la véritable réforme. Ce qui est tout à la fois significatif, pathétique et cruel est que ces coalitions ont été concoctées avec l’assentiment, voire la participation, de personnalités et de partis se proclamant  «progressistes», mais qui ont montré à cette occasion plus d’aveuglement et de cynisme que de clairvoyance et de désintéressement.
   
Si rien n’est fait pour inverser les tendances, si aucune œuvre de redressement national n’est accomplie, l’autisme politique croisé auquel nous assistons aujourd’hui ira en s’amplifiant dans le futur. Le vieillissement prématuré de la population tunisienne pèsera de plus en plus lourd, tant au niveau du taux de participation des «vieux» aux élections —un taux bien plus élevé que celui des «jeunes»— qu’au niveau de certaines valeurs véhiculées spécifiquement par le troisième et le quatrième âges. De son côté, la situation économique et ses perspectives peu encourageantes à moyen terme conduiront à moins de solidarité et à moins d’écoute vis-à-vis de ceux qui souffrent le plus, les jeunes en particulier. Quant à l’incapacité des courants de pensée et des partis politiques «progressistes» à s’unir et à présenter un programme politique crédible et mobilisateur, elle risque de laisser le conservatisme de la société tunisienne sans rival sur le terrain idéologique et politique. De ce point de vue, ce conservatisme peut être lu comme la conséquence naturelle de la faillite intellectuelle, morale et politique de la gauche tunisienne et des forces de progrès en général.

Le conservatisme conduit à la peur du changement, et c’est précisément cette peur qu’il faut vaincre à tout prix sinon la bataille contre le chômage, la pauvreté et le terrorisme risque d’être perdue sur le terrain sinon dans les cœurs. Face aux dangers immenses et conjugués de la crise économique et du terrorisme, le conservatisme n’apportera aucune solution durable, aucune alternative viable, aucun progrès réel. L’histoire nous apprend, en effet, que le salut des nations placées dans de circonstances similaires n’a jamais été dans l’immobilisme et la réaction, mais bien dans le mouvement et l’action.

 

Habib Touhami