News - 14.08.2015

Abdessattar El Ajmi : De la résistance à la militance pour la démocratie

Abdessattar El Ajmi: De la résistance à la militance pour la démocratie

Abdessattar El Ajmi vient de nous quitter discrètement, gardant jusqu’à son dernier souffle le secret de sa longue maladie. Il nous a quittés sans bruit comme s’il voulait s’excuser de nous perturber en provoquant notre émotion et nos larmes. Cependant, malgré sa discrétion, Abdessattar, Allah Yarhmou, laisse auprès de ceux et celles qui l’ont connu l’image indélébile d’un militant hors pair.

Né en 1932 à Tunis, il s’est engagé très précocement dans la lutte pour l’Indépendance. Dès son entrée au Collège Sadiki dans le cadre de la Jeunesse scolaire du Néo-destour, il a été de tous les combats contre le colonialisme. C’est cet activisme qui lui a valu d’être arrêté par les autorités coloniales, et c’est encadré par ses gardiens qu’il a passé, avec succès, son baccalauréat au Lycée Carnot. Une relative accalmie lui a permis de faire des études universitaires en France dans le domaine de l’aviation civile. Son diplôme en poche, il est rentré en Tunisie au lendemain de l’Indépendance, dans l’exaltation de participer à cette belle épopée qu’est la construction du nouvel Etat tunisien. Bien que natifs du même quartier de Bab Souika, ce n’est qu’au congrès du Parti socialiste destourien tenu à Monastir en 1971 que j’ai fait sa connaissance. C’est à la suite de ce congrès qu’a été adopté le principe des élections à tous les niveaux de responsabilité et que les partisans de la démocratisation du parti unique, préalable à l’instauration d’un vrai régime démocratique pluraliste, ont été exclus du PSD.

Avec Abdessattar, nous étions sur la même longueur d’onde. Nous allons le rester pendant plus d’un demi-siècle. Nous faisions partie, tous deux, du groupe destourien des « libéraux démocrates » qu’animait Ahmed Mestiri, rassemblant tant des figures militantes de premier rang : Béji Caïd Essebsi, Hassib Ben Ammar, Radhia Haddad, Habib Boularès, Sadok Ben Jemâa… que d’autres plus jeunes comme Abdelhay Chouikha, Mohammed Ben Ahmed, Dali Jazy…, qui se réunissaient la plupart du temps au domicile de Mohamed Salah Belhadj à La Marsa. Etant encore à Paris pour mes études en médecine, ma présence a été d’abord rythmée par mes vacances jusqu’en 1975, date de mon retour définitif en Tunisie, et c’est à partir de ce moment que j’ai pu mieux connaître et apprécier Abdessattar. Dans l’action, nos analyses convergeaient et nos positions étaient concordantes. Jouissant auprès de tous d’un immense crédit de confiance, il s’est consacré au service de la médiation afin de rapprocher les idées, rassembler, résoudre les conflits. Ainsi, nous avons été avec Hassib Ben Ammar pour organiser la Conférence pour les libertés, qui s’est tenue à l’aéroport de Tunis malgré l’interdiction officielle, comme nous l’avons été pour jeter les bases de la fondation de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme légalisée en 1977.


En juin 1978, la rupture avec le régime a été définitivement consommée. Abdessattar a été un des pères fondateurs du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), rompant ainsi avec  bon nombre de nos prestigieux camarades qui ont d’abord hésité, puis ont refusé de s’engager pour la démocratisation. Selon lui, pour être crédibles dans notre revendication de pluralisme démocratique, il nous fallait donner l’exemple et fonder un parti indépendant du pouvoir. Il est vrai que pour des destouriens et bourguibistes de la première heure, le choix était particulièrement cornélien. Couper le cordon ombilical exigeait du courage et de l’altruisme. Membre du bureau politique, élu par les congrès successifs du MDS, Abdessattar a été un homme polyvalent toujours disponible, aussi bien dans la réflexion que dans l’action, participant à la structuration du mouvement, sillonnant le pays du Nord au Sud, d’Est en Ouest, sans jamais rechigner à l’effort. Son contact facile avec les notables, comme avec les humbles, a été particulièrement efficace.

En 1986, Ahmed Mestiri, après avoir conduit la manifestation contre le bombardement de Tripoli, a été mis en résidence surveillée. Difficile de communiquer avec lui. Certains camarades ont décidé de faire «un geste» en direction du pouvoir en participant aux élections. Abdessattar, lui, défend la position contraire et nous avons fini par décider le boycott des élections et sauver l’honneur  du parti et de la patrie qui, il faut le dire, ne s’est pas encore relevée de l’humiliation des élections truquées de 1981, les fameuses «élections du henné», où les bulletins entrés verts dans les urnes- couleur du MDS- sont ressortis rouges, couleur du PSD.

En 1989, dans un contexte différent, il s’est opposé à la proposition des listes uniques où devaient figurer, selon un quota arbitraire, les représentants de tous les partis, parti au pouvoir en tête. Etre démocrate, c’est offrir au citoyen la possibilité de choisir entre plusieurs listes, entre différents projets. La suite des événements a démontré que les élections de 1989 ont été le prélude à la mise en place d’un pluralisme pour le décor et d’une chasse systématique de toutes les voix discordantes. Après ces élections, lorsque Ahmed Mestiri a démissionné pour quitter définitivement le parti,  Abdessattar s’est retrouvé parmi les victimes de la purge décidée par le pouvoir et exécutée par Mohammed Mouâda, nouveau secrétaire général du MDS intronisé par un congrès épuré de toute présence indésirable.

En 1994, c’est dans la même logique qu’Abdessattar El Ajmi nous a soutenus lors de la fondation d’Ettakatol qui s’inscrivait dans la continuité du projet social-démocrate pour lequel il a milité avec nous sa vie durant.  Au cours de ces vingt dernières années, sa présence aux grands rendez-vous et les conseils qu’il nous a prodigués sans retenue ni calcul, avec sa coutumière franchise, ont été pour moi et mon combat d’un soutien formidable, surtout aux moments délicats où la lucidité et la confiance mutuelle étaient requises. Jusqu’à son dernier souffle, il est resté accroché à ses valeurs et ses principes. Le sens du devoir et rien d’autre ! Jamais il n’a demandé une contrepartie ou une faveur pour lui-même ou pour ses proches qu’il tenait à l’écart de sa vie tumultueuse aussi bien quand il était aux premières loges du pouvoir que lorsqu’il subissait les foudres de ce même pouvoir. Exagérément discret, il évitait de se mettre au premier rang, ayant en horreur le m’as-tu-vu et l’arrivisme. Intègre jusqu’à la caricature, il n’a jamais autorisé ses enfants à utiliser la voiture de service quand il a pu en disposer. «Ils auraient pris de mauvaises habitudes, que feront-ils le jour où la voiture me sera retirée ?», me disait-il.

Tes proches et tes amis auront du mal à oublier ta présence, ton soutien et ce sourire réconfortant qui illuminait ton visage à la fin de chaque entretien. Du Néo-destour à Ettakatol, en passant par le MDS, tu as tracé un itinéraire lumineux et un combat intransigeant pour la démocratie et pour la Tunisie.  Adieu camarade, adieu mon ami, adieu mon frère.

 

Mustapha Ben Jaâfar