Congrès des intellectuels tunisiens contre le terrorisme: Pour une éthique de la responsabilité et de l'action
Rapport général
Les intellectuels tunisiens se sont longtemps mêlés de la vie publique en rangs dispersés, de façon différenciée et individuelle. Avant 2011, on constate des actions selon une distribution professionnelle (les avocats, les universitaires..) ou dans le cadre des mobilisations syndicales. Après 2011, leurs interventions ont été disséminées sur l'ensemble du tissu de la société civile qui a explosé en même temps que se libérait la parole et s'ouvraient les canaux d'action.
Même si la situation politique tunisienne a pu mener à deux tours d'élections en 2011 et 2014 et si une constitution a pu voir le jour en janvier 2014, sur la base d'un consensus, on ne peut s'empêcher de noter le nombre de morts que la Tunisie a perdus depuis décembre 2010 : un bilan officiel de mai 2012 fait état de 338 morts et 2174 blessés et depuis, plusieurs assassinats politiques et des attentats contre des hommes politiques, des militaires, des agents de l'ordre, des civils, des touristes ont alourdi l'ardoise (plus de deux cents morts et autant de blessés).
Le pays a vu s'installer en son sein et dans son actualité toutes formes de violence. La situation est grave et ne peut pas se contenter des réponses sécuritaires. Les secousses ne cessent de se reproduire devant nos esprits médusés par un déferlement qui nous alerte sur la société tunisienne et sa capacité à produire de telles graines meurtrières. Le nombre de jeunes enrôlés pour la Syrie et la Libye est un signal d'alarme: il y a péril en la demeure. Les intellectuels se devaient de se mobiliser et de se concentrer sur ce phénomène tragique.
Deux réunions préparatoires en juillet dernier ont décidé de la tenue de ce congrès qui a été, depuis, préparé par plusieurs groupes et grâce à la conjugaison de plusieurs efforts. A Kélibia, à Nabeul, à Sidi Abdallah, à la Marsa, à Sousse, à Sfax, à Tozeur... se sont tenus des rencontres et des débats donnant la preuve que le niveau d'inquiétude est partagé et que beaucoup d'intellectuels se sentent concernés. Le collectif chargé de préparer ce congrès a reçu 34 textes émanant d'intellectuels de tous bords s'exprimant sur le constat, proposant des enquêtes, préconisant des solutions. La secousse est de taille et la réponse spontanée, collective est une déclaration unanime de responsabilité, un appel à travailler ensemble à comprendre et endiguer ce mal qui nous frappe, qui entrave la marche de la Tunisie vers un avenir plus démocratique et engloutit la vie de centaines de nos jeunes.
Le congrès du 12 août 2015 est une étape dans une prise de conscience importante chez les intellectuels tunisiens : la nécessité d'unir nos efforts et de fédérer nos idées, nos écrits et nos savoir-faire pour conjurer la culture du terrorisme, le besoin de sortir de nos murs et cloisons, de nos habitudes paresseuses et de nos spécialités pour répondre au danger. Le sentiment d'urgence partagé nous oblige à revenir sur les facteurs qui produisent cette culture de la mort et sur les solutions que nous préconisons pour sortir de l'immobilisme de nos institutions, pour transpercer les vides intérieurs et déjouer la subjugation mortifère des imaginaires de la jeunesse.
Les notions en usage: entre projections et fantasmes
Parler de "terrorisme islamiste" ne veut pas dire qu'il existe un terrorisme inhérent à la religion musulmane, ni que le terrorisme est propre à l’islam. Une idéologie religieuse rétrograde dans une enveloppe politique moderne instrumentalise des versets pour justifier des meurtres. Pour comprendre la genèse du phénomène, deux écueils sont à éviter : l'essentialisme et le déni. Aucune religion n'est intrinsèquement terroriste, l'islam pas plus qu'une autre croyance : le retour au texte coranique, à la biographie et aux hadith-s du prophète Mohamed ou au corpus du fiqh n'autorisent pas de lien organique avec le terrorisme qui se prévaut de textes sortis de leurs contextes. Le déni peut mener à négliger le fait que le terrorisme se nourrit d'un délire d'interprétation qui se cherche des justifications et des références à travers le Coran. L'expression "terrorisme islamiste" ne signifie pas que l'islam est terroriste mais que le phénomène est construit autour d'une mythologie et une conception fantasmée de l'islam.
D'un point de vue théorique, la genèse du terrorisme s'inscrit dans la volonté de supprimer l'existence de l'autre, d'attenter à son intégrité physique par tous les moyens. C'est ce que Fethi Benslama a désigné par la cruauté qui fait que la haine conduit à porter atteinte, à endommager le corps de l'autre. Cette disposition diffère de l'extrémisme religieux, de l'intolérance ou du dogmatisme, parce que ces passions ne mènent pas à la suppression matérielle et corporelle de l'autre, du différent. Le terrorisme transgresse les règles de la violence légitime (concédée à l'Etat ou à la religion), de ses manifestations (physiques ou morales) et de ses victimes (civils ou combattants).
La doctrine des Frères Musulmans, celles du salafisme wahabite et jihadiste constituent la trinité fondatrice du terrorisme islamiste mondialisé. L'attractivité de ce dernier vient de la conjugaison de trois phénomènes qui agissent puissamment sur l'imaginaire collectif non averti : la religion, l'idéologie et l'utopie. La religion se transforme ainsi en une idéologie politique destinée à changer les sociétés arabes et musulmanes par la violence, si possible, si nécessaire.
L' appareillage "théorique" de la doctrine est construit sur la décontextualisation et l'anachronisme (application des règles édictées contre les non musulmans en dehors de l'époque), sur l'absence d'effort interprétatif et d'ijtihad, et sur l'exclusion et une absence de considération pour l'humanité de toute existence. Les principales notions qui composent cette idéologie sont : takfir, jihad, khilafa...
La pratique du takfir suppose que l'époque est une nouvelle jahiliyya et que les musulmans se seraient éloignés du droit chemin. Ce qui explique que les victimes des mouvements jihadistes sont principalement des musulmans et que les opérations de liquidation se déroulent essentiellement dans les pays musulmans. De la même façon, la notion de jihad est extraite de son contexte historique et philologique. Outre qu'il ne s'applique pas au pays d'Islam, le jihad est conditionné par des règles qui le limitent comme réponse à l'agresseur. La notion de khilafa est soumise au même bricolage anachronique, et à la projection fantasmée d'une attente, sans rapport avec les besoins de spiritualité et de gouvernance qui intéressent les musulmans d'aujourd'hui.
Toutes ces notions ont été réactivées après 2011 dans une recrudescence de violence et une attraction des adeptes qui impose de revenir aux conditions objectives qui ont permis un passage qualitatif à la violence. Si la Tunisie a basculé dans cette situation, c'est que des facteurs culturels, politiques, économiques expliquent la production et la propagation d'une culture terroriste.
Là où se fabrique et se reproduit la culture du terrorisme
Cette idéologie fondée sur la violence, l'exclusion et la négation de l'histoire parvient à capter la jeunesse tunisienne parce que des conditions y sont favorables et que le fonctionnement de plusieurs institutions le permet. Par laxisme ou par opportunisme, suite à un relâchement de l'autorité de l'Etat, une série de foyers constituent des zones d'ombre à l'intérieur desquelles se fabrique et se diffuse une culture qui nourrit le terrorisme. Depuis 2011, dans l'enseignement, à travers les associations et les médias, et surtout sur la toile se développe une transmission des méthodes d'apprentissage de la destruction et une circulation des préceptes de la radicalisation.
De prétendues écoles coraniques travaillent dans l’illégalité et l'anarchie. Elles se sont multipliées sous couvert d’associations. On ignore les chiffres exacts mais on parle de 700 kouttab-s, malgré la fermeture de deux cents environ. On y veille surtout à séparer les sexes et à imposer le hijab à des gamines. Le chant, la danse et les jeux sont interdits. Toute image ou toute représentation artistique d’un être animé est dite haram...
Que sait-on sur les contenus de l'enseignement ? Dispose-t-on d'enquêtes sur le personnel d'encadrement ? Qu'est-ce qui a été fait pour la défense des droits de l'enfant ?
A la faveur du décret-loi n° 88 daté du 24 Septembre 2011, un millier d'associations religieuses ont vu le jour. Elles utilisent les moyens modernes (chaînes youtube, "télescope islamique"...), organisent des "universités" ouvertes, des excursions halal et unisexes, tiennent des jardins d'enfants où les filles sont séparées des garçons. Elles sont en cours d'inventaire mais leurs financements se poursuivent par des voies légales, repérables.
Un enseignement religieux et scolastique, niant le cours de l'histoire et les différences, préoccupé principalement de séparer les sexes, est dispensé dans les institutions de l'Etat. Outre à la mosquée Zitouna, l'enseignement religieux se déploie sur trois institutions qui donnent à leurs recrues (675 étudiants environ dont une majorité de filles) la caution d'une autorité scientifique : l'université de la Zitouna (avec 100 boursiers étrangers), l'Institut Supérieur de la chari'a et l'Institut Supérieur de civilisation islamique. Malgré les réformes de 1992 qui introduisent l'étude des religions comparées, l'enseignement des sciences humaines et sociales, les langues et les droits de l'homme, les cursus tournent le dos à l'esprit critique et à la confrontation avec les autres cultures.
Cet enseignement universitaire est conforté par différentes formations dans les mosquées et celle des imams, échappant au contrôle de l'Etat. Prières et prêches diffusent une culture de la division (entre repentis sauvés et mécréants désobéissants et perdus) et du takfir, des pratiques de la dénonciation et de l'anathème : on n'hésite pas à nommer les gens, à les désigner à la vindicte. Le discours religieux est bâti sur la violence et la haine de l'autre. Pourtant les lois existent et il suffirait de les appliquer.
Les salles de sport où s'exercent les arts martiaux sont des espaces de recrutement et de formation des jihadistes. Les entraînements qu'on y mène rejoignent les activités de certaines mosquées où s'exercent ouvertement les sports de combat et de violence dont l'enseignement était réservé au Ministère de l'Intérieur.
Sous la pression de l'actualité, le discours médiatique verse dans l'apologie plus ou moins volontaire, dans la justification plus ou moins déclarée du terrorisme. Sous couvert ou grâce à la libération de la parole, s'est propagée l'habitude de faire parler n'importe qui. Par manque de moyens, de culture générale et de formation critiques, les médias se trouvent peu préparés à déconstruire les discours, à expliquer les actes sans en passer par la fascination de la violence. Le résultat est que la mise en récit médiatique, ajoutée aux flots d'images des réseaux sociaux, contribue à glorifier le terrorisme, tout au moins à le banaliser.
C'est sur Internet qu'on observe la conjonction la plus efficace entre diffusion d'un discours religieux dévoyé et apprentissages concrets servant le développement du terrorisme. 90% des adeptes, formateurs et disciples du terrorisme opèrent à travers la toile, selon l'enquête du Ministère de l'Intérieur de 2014. Dans l'état d'isolement et du manque d'espoir et de rêves dans la jeunesse, les réseaux électroniques remplissent un vide relationnel, fournissent des repères, donnent l'illusion d'appartenir à des communautés alternatives qui consolent les internautes de leur inadaptation au réel. N'oublions pas l'importance de la misère sexuelle dans la genèse de la violence que nous voyons exploser sur Internet. L'espace virtuel délaissé par les intellectuels est surinvesti par une culture qui s'étale avec des outils d'analyse, des consignes d'application, des messages plus ou moins chiffrés, une apologie négative, dotée de moyens de communication et une pédagogie efficaces.
Appels et actions
Que peuvent faire, intellectuels, artistes, créateurs, scientifiques, enseignants, journalistes, acteurs culturels, médecins, avocats, militants de la société civile, responsables dans les administrations et les ministères, citoyens actifs ou retraités, à la suite de cette prise de conscience et pour lutter à leur manière et avec leurs moyens contre la culture du terrorisme ?
D'abord s'unir, rassembler les forces et les compétences, fédérer les ressources matérielles, intellectuelles et morales pour contrer le phénomène. Les quatre semaines de préparation du congrès ont révélé des bonnes volontés, suscité des rencontres, fait émerger de nouvelles opinions, fait connaître de nouvelles voix. Tous les participants partagent un même désir : revitaliser l'éducation, à tous les stades, depuis la petite enfance jusqu'à l'université. Ils sont conscients que c'est un travail collectif de longue haleine qui doit tirer parti des expériences diverses pour enrichir les réformes à venir, y insuffler une autre façon de considérer le savoir, de s'adapter aux nouvelles formes de la connaissance, en tenant compte des attentes de la jeunesse, en investissant de façon plus avisée et soutenue Internet. Le capital intellectuel existe (les travaux sur l'histoire de l'islam entre autres) et la demande sociale impose de le vulgariser. Au-delà des méthodes à renouveler et des moyens matériels, la question des formateurs est au centre des inquiétudes exprimées par tous les contributeurs. La médiation est le noeud des problèmes de la transmission. Qu'il s'agisse des institutions éducatives, des maisons de la culture ou d'Internet, les formateurs sont au centre de la revitalisation souhaitée qui doit mettre l'enfant, l'élève, l'étudiant, le public au coeur du bénéfice de la culture. Le cap principal est de mettre la production intellectuelle et artistique, locale et mondiale, à la disposition de l'ensemble des régions et des milieux.
Agir côté études et enquêtes : toutes les voix ont exprimé le besoin de mettre en place des équipes de recherche autour du phénomène du terrorisme, de ses voies et de ses effets sur la société tunisienne. Les humanités peuvent fournir des questions, des outils, et des méthodes pour des investigations reliant les efforts de l'université aux médias et s'intégrant au tissu associatif pour étendre les bienfaits de la culture et du savoir à toutes les catégories de la population. Le moment historique incombe un rapprochement entre tous les acteurs de la société civile, une convergence des actions afin de mieux comprendre la conjonction des facteurs qui font exister le terrorisme et lui donnent les moyens de se développer dans le contexte tunisien. L'ordre social, les logiques économiques, les ressorts psychologiques et culturels, les rapports de genre, la sexualité, la famille, l'histoire politique sont autant d'entrées à investir de façon systématique et concertée pour faire tomber les tabous, les murs de l'ignorance, mettre au point des approches interdisciplinaires et éclairer les actions possibles.
Prenant acte des fractures sociales, géographiques et intergénérationnelles qui handicapent la marche du pays, les intellectuels sont conscients que le langage de la nostalgie entretient une séparation avec les jeunes générations. Des collègues proposent d'instaurer avec les jeunes une exploration partagée et suivie autour du thème "Terrorisme", les idées que leur inspire le phénomène, les solutions qu'ils entrevoient. Des programmes concrets élisant domicile sur Internet peuvent aider débattre et à décloisonner les domaines d'expérience, en reliant les différents savoirs et expressions artistiques.
Un autre relais vers la jeunesse peut être construit à travers des clubs hebdomadaires à l’échelle nationale, dans les collèges, lycées, facultés et instituts supérieurs, avec une programmation variée à partir d'ouvrages, de films, d'événements ou de tout autre matière artistique, afin d'instituer des cadres de discussion et d'échange avec la jeunesse. Le tourisme citoyen, le sport citoyen, l'université citoyenne... sont autant de projets à mettre en mots et en actions, en concertation et à partir du vécu de la jeunesse et de ses attentes. Le plus important est que les intellectuels réfléchissent collectivement à des solutions adaptées et qu'ils mettent leurs expériences au service du pays et de sa jeunesse.
Conclusion
Réagir en citoyens devant l'urgence et chercher des réponses concrètes à la situation actuelle : telle est la signification de cette mobilisation qui doit se poursuivre à travers des comités et des projets concrets. "الإحاطة الفنّيّة لتكريس القوّة الشّبابيّة" : cette parole d'un jeune enrôlé dans le jihadisme et qui y a renoncé indique la direction à prendre. "Encadrer la jeunesse par l'art et la culture", exister sur le net, partager idées et projets, chercher ensemble à comprendre et à lutter contre le terrorisme : ce congrès est l'occasion d'annoncer que les intellectuels tunisiens sont prêts à assumer les responsabilités qui leur incombent devant les menaces de la culture terroriste.
Palais des Congrès, Tunis, 12 août 2015
Etabli par Raja Ben Slama et Kmar Bendana
A partir des contributions de :
Hamadi Redissi / Abdelmajid Charfi / Imane Azouzi / Samiha Khelifa / Hafsi Bedhioufi / Zahia Jouirou / Fadhel Moussa / Hejer Khanfir / Zeïneb Toujani / Néjib Jaziri / Ikbal Gharbi / Hela Lahbib / Alia Baccar / Lyès Annabi / Abdelwahed Brahem / Fethi BenSlama / Habib Jenhani / Elyssa Jelloul / Olfa Ben Hassine / Abdelhamid Larguèche / Slaheddine Hamadi / Mounir Charfi / Anas Chebbi / Abderrazak Sayadi / Taoufik Ayachi / Moncef Guellaty / Zyed Krichen / Taoufik Karkar / Mohamed Machat / Mohsen Bouazizi / Amel Grami / Emna Jeblaoui / Hechmi Dhaoui.
Version française : Kmar Bendana
Version anglaise : Hechmi Trabelsi
Version italienne : Valentina Colombo
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