Radhi Meddeb : Ayons l’honnêteté du diagnostic et le courage de l’action
Quels sont les trois dossiers qui risquent de miner la rentrée ? Quels enjeux représentent-ils ? Et quelles solutions appropriées proposer ? Dans sa dernière livraison (N°52) de septembre 2015, le magazine Leaders a sollicité les analyses de figures tunisiennes marquantes. Leurs avis variés offrent aux décisionnaires des éléments dont les décisionnaires peuvent faire leur profit. Ci-après l'analyse de Radhi Meddeb.
Près de cinq ans après la révolution, deux ans après l'adoption de la constitution et un an après les élections législatives et présidentielle le monde, le monde salue la transition démocratique en Tunisie et continue à y voir à y voir une lueur d'espoir pour l'ensemble des pays arabes. Pourtant, la situation globale, dans ses différentes composantes, paraît aujourd’hui particulièrement complexe, sinon dégradée. Le sentiment dominant est que le pouvoir semble frappé de léthargie. Les forces d’opposition au changement politique, économique et social sont puissantes et n’entendent rien lâcher. La nostalgie de l’ordre passé, malgré ses déficiences notoires, multiples et avérées gagne de nouvelles franges de la population.
Le pays désespère de l’absence d’ambition de ses gouvernants, du manque de lisibilité de leur vision et de la faiblesse de leur projet politique. L’intolérable s’installe parmi nous. L’inacceptable se banalise et pourtant la classe politique tergiverse et tourne en rond. Le pays s’était levé après l’attentat du Bardo. Il avait réussi à susciter l’émotion d’une partie du monde, voire la solidarité de ses déclarations, de ses marches et même de la présence médiatique de certains de ses responsables. Il n’en a pourtant pas tiré les enseignements pour une vigilance à toute épreuve. L’attentat de Sousse a mis à nu l’insuffisance d’un plan global de lutte contre le terrorisme, sinon son absence.
Le terrorisme s’installe dans nos villes, s’attaque à nos forces armées et de sécurité et à nos douaniers. La contrebande explose, ses produits envahissent le pays. Nos villes se clochardisent. Elles croulent sous les ordures, les déchets et la camelote du monde. Leurs plus belles artères sont transformées en cours des miracles où s’amoncellent les produits de la contrebande et du commerce informel. Les trottoirs, comme les rues piétonnes, sont envahis de vendeurs à la sauvette, de stationnement illégal et des extensions des gargotes dans le mépris total des règles d’urbanisme et d’hygiène. Tout cela génère des montagnes de papiers, de plastique et d’ordures ménagères avec leurs émanations âcres des déchets organiques en cours de décomposition. Les constructions anarchiques prolifèrent dans l’impunité, défigurant villes et campagnes, enlaidissant à jamais les paysages, empiétant sur tout ce qui ne semble pas relever d’un propriétaire vigilant: domaine de l’Etat, domaine municipal, domaine public maritime ou propriété d’étranger absent.
Je pourrais continuer longtemps la litanie de mes récriminations. Je pourrais notamment dénoncer l’absence de réformes, celles nécessaires pour lever le plafond de verre qui pèse sur notre croissance, celles convenues depuis longtemps avec nos bailleurs de fonds et que nous retardons sans cesse ou celles encore qui devraient faire reculer les situations de rente et de privilèges. Pourtant, il serait largement temps de lever les obstacles face à de nouveaux entrants dans de multiples champs économiques et de donner leur chance à tous ceux —jeunes, femmes, régions intérieures— insuffisamment intégrés dans les processus de développement et de création de richesses et insuffisamment bénéficiaires des mécanismes de redistribution.
Le pays s’enfonce dans le laisser-aller et le laisser-faire. Sa gestion semble échapper à ses gouvernants. Ses élites se démobilisent. Elles sont tentées par la démission ou l’exil. La confiance se rompt entre le peuple et la classe politique. En moins de cinq ans, tous ces dérapages se sont accélérés, faisant planer le risque d’un impossible redressement du pays dans des délais raisonnables. Serait-il pertinent dans ces conditions de privilégier trois dossiers brûlants de la rentrée et de proposer des traitements appropriés?
Un tel exercice de style induirait en erreur. Il donnerait l’illusion d’une recette de sortie de crise. Son risque serait double, celui de rester à des niveaux de généralités non opérationnels ou Ú de se perdre dans des détails inefficients, faute d’environnement général moteur. Les réponses techniques proposées aujourd’hui sous forme de catalogues de mesures ou d’embryons de plans de relance, sont en deçà des besoins de la situation. Le mal est politique. Les seules réponses susceptibles de faire bouger les lignes sont éminemment politiques. Le pays a besoin d’un choc salvateur qui fasse prendre conscience à tous de la gravité de la situation et de la nécessité de se mobiliser dans la solidarité et la cohésion, de se remettre au travail autour d’un projet ambitieux et de se mettre en stricte conformité avec la loi, y compris dans les comportements les plus quotidiens.
Un tel choc devrait traiter de trois chantiers majeurs: le sécuritaire, l’économique et le social.
Cela devrait se faire à travers:
- Un réel remaniement ministériel qui resserrerait la coalition au pouvoir autour de principes fédérateurs et d’un projet précis, avec une équipe extrêmement ramassée, structurée en deux pôles essentiels: l’un économique et l’autre sécuritaire, aux côtés des autres ministères de souveraineté,
- Une mobilisation solidaire des partenaires sociaux et autres parties prenantes autour d’engagements précis de plus grande justice sociale, de réforme fiscale équitable et inclusive, de traque sans merci de la corruption rampante, de participation des travailleurs aux résultats des entreprises et de promulgation d’un cadre incitatif pour le développement de l’économie sociale et solidaire,
- Un engagement fort pour projeter la Tunisie dans la modernité à travers une adhésion sans réserve aux standards internationaux et aux meilleures pratiques. Cela passera d’abord par le respect des engagements pris avec nos bailleurs de fonds internationaux, l’approfondissement de nos relations avec l’Union européenne, la relance de l’UMA et la définition d’une politique économique résolument orientée vers l’Afrique.
Chaque ministère, chaque secteur devrait être doté d’un plan de développement stratégique construit autour des valeurs de la modernité, de la solidarité, de la durabilité et de la performance.
Le navire prend l’eau. Il est urgent que son commandant dévoile et engage son plan de sauvetage et que chacun se mobilise pour une œuvre commune de redressement national. Ayons le courage de l’action, tant qu’il est peut-être encore temps.
Radhi Meddeb