Ahmed Ounaies: Fixer le cap, l’identité du parti Ennahdha et le règlement politique du conflit en Libye
Quels sont les trois dossiers qui risquent de miner la rentrée ? Quels enjeux représentent-ils ? Et quelles solutions appropriées proposer ? Dans sa dernière livraison (N°52) de septembre 2015, le magazine Leaders a sollicité les analyses de figures tunisiennes marquantes. Leurs avis variés offrent aux décisionnaires des éléments dont les décisionnaires peuvent faire leur profit. Ci-après l'analyse de Ahmed Ounaies.
Le Tunisien attend de sortir de la brume et d’y voir plus clair. L’espoir renaîtra avec la restauration de l’Etat dans sa netteté, sa probité et sa capacité de combler le vide. L’Etat doit assumer son rôle central et fixer le cap.
La longue transition tunisienne a directement contribué à l’affaiblissement de l’Etat, au relâchement de la discipline et de l’esprit public, à la montée consécutive des revendications corporatives et régionales, aux retards dans la lutte contre la corruption et contre les pratiques frauduleuses… autant de freins dans la stratégie de redressement politique et économique vivement souhaitée, longtemps attendue, fermement promise par la classe politique. Un sursaut national réveillera chez le Tunisien le sens du labeur et la foi dans le service public parce qu’il établit le lien logique entre le travail, l’ordre social et la croissance. Le Tunisien réalise qu’il doit rompre avec la contagion du laxisme, admettre la discipline collective, restaurer la vertu du travail. Il faudra absolument provoquer ce sursaut.
Plusieurs facteurs doivent contribuer à cette fin : manifester le changement d’esprit et de rythme dans la gestion publique, lancer un programme de réformes et de développement à l’échelle nationale, commencer la réalisation de projets d’infrastructure dans les régions, entreprendre les travaux d’assainissement des villes et des quartiers, sévir contre les abus, les détournements et les fraudes qui se perpétuent après la révolution. La réforme drastique des départements de la douane, de la justice et de la police ne doit pas tarder. L’effet de choc était manqué par le nouveau gouvernement aux toutes premières semaines de son investiture. Néanmoins, des initiatives conduites dans cet esprit, soutenues par des campagnes d’explication, doivent produire le bon impact et mettre sur la voie. Une rentrée scolaire et universitaire réussie serait salutaire.
Le terrorisme est perçu comme une menace, mais il ne paralyse pas : le Tunisien poursuit son action, se projette et se réalise en dépit de la menace. Le citoyen rationnel comprend que le gouvernement ne peut pas éliminer d’un coup un tel fléau. Mais il a confiance, après la sortie du parti Ennahdha du gouvernement, que la lutte contre le terrorisme est réelle, même si elle n’est pas immédiatement et totalement efficace. Le terrorisme est détesté mais il ne bloque pas l’action.
L’attente du Tunisien est dominée par l’exigence du travail, le désir de contribuer au redressement, l’importance de l’autorité présente, responsable et juste, la nécessité de l’ordre rationnel et prévisible. Il voudrait vérifier que, de jour en jour, le retour à la normalité se précise et se matérialise dans l’exercice des responsabilités directes de l’Etat : la saine gestion de la cité dans tous ses aspects, y compris la sanction des abus, l’assainissement des quartiers, la disponibilité d’une administration compétente, accueillante et propre. Plus au fond, le Tunisien a surmonté le doute, il garde espoir, mais il manque d’un horizon clair.
L’identité du parti Ennahdha
Si le parti Ennahdha a fini par admettre le compromis républicain lors de l’adoption de la Constitution et par adopter un discours d’apaisement et de sécurisation de la base démocratique aux élections de 2014, ce tournant lui a valu de survivre au naufrage de la Troïka. Sa position dans le nouveau Parlement et sa participation dans la coalition gouvernementale de 2015 lui prêtent vie, mais elles ne sauraient abuser ni les partenaires du moment ni l’électorat. Est-il pour autant un parti républicain ? Est-il l’allié fiable dans l’enjeu historique de la révolution tunisienne : l’édification de la société démocratique ? La base démocratique n’en est pas convaincue. La question de confiance reste entière.
Que faire pour tenter de fonder la confiance et la bonne foi, pour dissiper la crainte au fond des consciences et pour assurer l’avenir? A notre sens, il faudrait, de la part des dirigeants crédibles du parti Ennahdha, un engagement clair sur les principes, une définition commune de la liberté, une clarification de doctrine; d’autre part, il faudrait une explication loyale et cohérente quant aux responsabilités dans les actes qui visaient à couler la révolution démocratique alors que ce parti dirigeait le gouvernement. A ce jour, l’explication n’est pas fournie. Ennahdha doit réaliser que la dérobade jette le doute sur la juste perception de la nature de ce parti.
Huit questions. Tandis que le parti Ennahdha investissait le Premier ministère, le ministère de la Justice et le ministère de l’Intérieur, plusieurs facteurs conspiraient à implanter la menace terroriste:
- Le discours complaisant des dirigeants d’Ennahdha qui, tout en étant au cœur du pouvoir, justifiaient les aspirations et les actes de violence des jihadistes ;
- La mainmise sur les mosquées par des prédicateurs qui les transformaient en plateformes d’endoctrinement et de recrutement jihadiste ; 3 000 jeunes Tunisiens étaient alors jetés dans les guerres interarabes au Levant, en Irak et au Maghreb jusqu’à In Amenas ;
- Les campagnes de prédicateurs venus de l’étranger, entourés de tous les égards et porteurs de discours diviseurs, intolérants, s’attaquant au droit des femmes et mettant en cause l’idée même de progrès ;
- Les destructions des mausolées;
- La multiplication, au nom de la protection de la Révolution, de groupuscules salafistes qui se posaient en censeurs des mœurs et qui passaient à l’acte : provocation sur les plages contre les baigneurs hommes et femmes ; opérations punitives dans les villages; commandos dans les enceintes universitaires ; actes hostiles contre l’Ugtt ; agressions contre les partis démocratiques; harcèlement des artistes et des journalistes. Les agresseurs brutaux, prétendus moralisateurs, agissaient individuellement ou en commandos dans l’impunité totale ; ils étaient identifiés et parfaitement repérés, mais jamais inquiétés. Cette terreur n’est pas oubliable;
- La prolifération d’associations qui, sous couvert de projets éducatifs ou de campagnes de bienfaisance, poursuivaient des buts d’endoctrinement et de lavage de cerveau;
- Les menaces de mort portées à la connaissance des gouvernements contre des personnalités politiques connues pour leur engagement en faveur de la liberté et du progrès, suivies d’agressions, y compris l’assassinat;
- La défaillance des forces de l’ordre face à des violences exceptionnelles: assauts contre l’ambassade et l’école américaines, contre les locaux de l’Ugtt et contre les meetings des partis démocratiques.
La violence de nature terroriste n’était pas réprimée par les gouvernements dirigés par le parti Ennahdha : le champ était libre, le terrorisme pouvait s’installer, former des réseaux et ménager les complicités intérieures et extérieures. Dès lors, il se structurait et prenait racine. Lotfi Nagdh est lynché en octobre 2012. L’année 2013 enregistre une montée en puissance avec les assassinats politiques, l’occupation insidieuse du Jebel Chaambi, les agressions sauvages contre les forces de sécurité, le sabotage de la politique touristique du pays. Quand le 27 août 2013, le Premier ministre qualifiait Ansar Echaria d’organisation terroriste, le jihadisme s’était déjà enraciné en Tunisie. Le mal est fait.
L’identité du parti Ennahdha est en question.
Le règlement politique du conflit en Libye
Deux enjeux s’attachent au règlement politique du conflit libyen. D’abord, le consensus national libyen aurait pour effet direct d’écarter les prétentions du mouvement Daech sur la scène libyenne et maghrébine. Daech s’incruste et s’étend du fait des divisions interlibyennes. D’autre part, le duel entre les deux pôles nationaux, progressiste et islamiste, aura été en Libye comme en Tunisie surmonté par des moyens politiques, non par la violence. L’épreuve dialectique ouvrirait ainsi la voie à un modèle alternatif de règlement sur la scène arabe au-delà de l’exception tunisienne.
Dans la phase présente d’effervescence de l’islam politique aux lendemains incertains, le salut du Maghreb serait un gage d’avenir et un facteur de maturité. Si le péril est vaincu politiquement en Libye et en Tunisie, nous pourrons consolider mutuellement notre avenir démocratique. Tous les espoirs sont permis. Le Maghreb tire une carte sur l’avenir.
La sortie de crise, retardée et compliquée par les affrontements et les brouillages des facteurs tiers, passe par quatre étapes : le gouvernement d’union nationale, la guerre contre la tête de pont de Daech, l’élaboration de la nouvelle Constitution et les élections générales sous l’égide d’une instance libyenne indépendante. L’ère de refondation de l’Etat et de reconstruction du pays, succédant à ces échéances, sera féconde et innovante pour la Libye et porteuse d’un autre avenir pour les peuples de la région. N’en doutons pas, l’épreuve du despotisme qui nous a également affligés ces dernières décennies mûrit et fortifie les peuples qui s’élèvent aux vrais enjeux de l’histoire.
A.O.
Ancien ambassadeur
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