Levez-vous, orages désirés...
En 1898, un jeune patron de presse américain, William Randolph Hearst, réussit à provoquer une guerre entre les Etats-Unis et l’Espagne en faisant accroire, à travers son journal, que l’explosion d’un cuirassé américain, The Maine, dans le port de La Havane était le fait des Espagnols grâce à un trucage de photos. Le slogan choisi par Hearst, «Remember The Maine», fera mouche si bien que les Etats-Unis, sous la pression de leur opinion publique, durent entrer en guerre contre l'Espagne. Vaincue, celle-ci quittera l’île au terme de trois siècles d’occupation. Notre homme n’était pas un droit-de-l’hommiste avant la lettre, soucieux du sort du peuple cubain, mais un capitaliste, mû par l’appât du gain et qui cherchait à damer le pion à son concurrent, Joseph Pullitzer, celui qui donnera son nom au prix le plus prestigieux de la presse américaine.
Pour William Hearst, la guerre hispano-américaine sera le point de départ d’une impressionnante saga. Ambitieux, ne reculant devant rien pour atteindre ses objectifs, il deviendra en quelques années l’un des magnats de la presse américaine et le pionnier de la presse à sensation ou le «journalisme jaune». Il n’est pas inutile de préciser que ce nom provient d’une bande dessinée «The Yellow Kid» qui était publiée dans le journal de Hearst. La réussite de ce dernier inspirera plus tard Orson Welles qui campera le personnage de Hearst dans son chef-d’œuvre Citizen Kane.
Si les Américains ont été manipulés avec une telle facilité et continue à l’être comme le prouve entre autres l’invasion de l’Irak sous des prétextes fallacieux (la supposée possession par Saddam d’armes de destruction massive), que dire des Tunisiens qui s’éveillent à peine à la politique. Nous n’avons pas de Hearst tunisiens et c’est tant mieux. En revanche, ses émules sont légion. Ils n’en ont pas le génie. Tout juste sont-ils dotés d’un bagou qui les dispense du reste. Au lendemain de la révolution, ils ont investi les médias (presse écrite, audiovisuelle, sites électroniques, et bien sûr facebook). Des conseils de leurs professeurs, ils n’ont retenu que celui qui abonde dans leur sens : «Un bon journaliste ne s’intéresse qu’aux trains qui arrivent en retard»: les accidents de la route, les épidémies, les grèves, les manifestations, les attentats terroristes. Pendant les accalmies, on cherche des poux dans les têtes. Rien n'échappe à leur vigilance. Un cas de gale dans une école primaire, des coupures de courant de quelques heures, des intempéries. Le gouvernement, victime expiatoire, est critiqué pour son incurie, le président de la République moqué pour ses lapsus. Bref, pour faire le buzz, car au fond c'est de cela qu'il s'agit, on ne se prive de rien pour détruire le prestige de l'Etat, amplifier la sinistrose ambiante et donner de la Tunisie l'image d'un pays mal géré et en plein chaos. Dernièrement, une jeune ingénieure tunisienne vivant en France s'est vu proposer par sa direction et à sa grand surprise, un garde du corps pour l'accompagner lors d'une mission dans notre pays. Invité sur un plateau de télévision, un journaliste algérien connu, ahuri par les critiques qui fusaient de toutes parts à propos de la situation dans le pays, n’a pas caché sa colère : «C'est de l'autoflagellation.Le tableau n'est pas aussi sombre que vous le dites. La Tunisie est notre dernière chance pour que les choses évoluent dans notre pays. Vous n’avez pas le droit de tuer cet espoir».
J’entends déjà les cris d’orfraie : encore un nostalgique d’une presse aux ordres. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de dénier à quiconque le droit à la critique. Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur. Nul n'en disconvient. Mais de grâce, cessez cette manipulation grotesque qui consiste à dire que tout va mal dans le pays. Confrontés aux difficultés de la vie quotidienne, les gens en ont assez des discussions assommantes et de ce flot de mauvaises nouvelles qui ressemble fort à une entreprise de démoralisation. On reproche parfois à la presse de faire rêver les lecteurs au point de leur faire perdre le sens des réalités.En Tunisie, elle les fait cauchemarder.
Parlons des échecs, mais aussi des réussites. Car il y en a comme le fait d'avoir traversé la phase de transition avec le minimum de dégâts. Ce n'était pas évident. A voir les dizaines de milliers de réfugiés syriens errant à travers l'Europe à la recherche d'un terre d'asile, on ne peut s'empêcher de se dire «On aurait pu être à leur place».Cessons de nous lamenter ne serait-ce que par décence envers ces malheureux syriens. Ne désespérons pas les Tunisiens. Certes, la presse s’est défaite de ses chaînes. Mais on est en train de troquer la dictature de la pensée unique contre celle du buzz.
Hédi Béhi