La contribution du Pr Ben Ayed au développement de la néphrologie en Tunisie
Dans quelques jours, plus précisément le 12 mars, on célèbrera la Journée Mondiale du rein qui coincidera cette année avec le 50ème anniversaire de la Société Internationale de Néphrologie et le 25ème anniversaire de la Société Tunisienne de Néphrologie, une occasion pour le Professeur Aziz El Matri, membre fondateur et ancien président de la Société Tunisienne de Néphrologie de jeter un éclairage sur l'histoire de la néphrologie en Tunisie et de mettre en exergue l'apport du Professeur Hassouna Ben Ayed au développement de cette spécialité dans notre pays (1).
Introduction
La néphrologie, une spécialité relativement récente, a débuté en Tunisie dans les années 60 du siècle dernier avec l’introduction de la dialyse péritonéale, le rein artificiel et la biopsie rénale par le professeur Hassouna Ben Ayed dans son service de médecine de l’hôpital Charles Nicolle à Tunis. Il a été l’un des premiers tunisiens anciens internes des hôpitaux de Paris et chefs de clinique à une période où cette spécialité n’avait pas d’existence officielle mais il a été le disciple des plus grands patrons de la médecine qui s’occupaient de maladies rénales. C’est à partir de son service que les soins néphrologiques ont essaimé à d’autres hôpitaux universitaires de Tunis, Monastir, Sfax et Sousse en plus des nombreux centres d’hémodialyse publics et privés disséminés dans le pays.
L’histoire de la néphrologie tunisienne peut être subdivisée en 3 périodes: le lancement de la spécialité à Tunis, le développement des services spécialisés dans les régions et le développement de la transplantation.
- Néphrologie à Tunis
1. Hôpital Charles Nicolle
Nommé chef de service de médecine (pavillon 10-3) à l’hôpital Charles Nicolle en 1962, le Dr H. Ben Ayed a introduit la dialyse péritonéale pour traiter l’insuffisance rénale aiguë qui était une maladie mortelle. On avait accès à la cavité péritonéale par un cathéter rigide à usage unique. Le traitement qui se faisait avec un soluté fabriqué artisanalement par la pharmacienne de l’hôpital Madame Essafi (épouse du chirurgien) et qui durait plusieurs jours avait permis de sauver plusieurs vies humaines.
En 1963, il a introduit le premier rein artificiel dit la «cuve de Travenol». Les séances de dialyse qui duraient une douzaine d’heures commençaient souvent le soir, après qu'il eut terminé toutes les tâches de soins et d’enseignement, avec l’aide de son infirmier anesthésiste feu Férid Akrout. D’après Pr H. Ben Ayed, le premier cas traité était une IRA du post-partum. J’ai eu le privilège, lorsque j’étais étudiant en médecine, de l’accompagner à l’une des séances nocturnes. L’accès vasculaire se faisait grâce à une dénudation, souvent laborieuse, de la veine saphène. L’appareil consistait en une cuve de 100 litres qu’on remplissait d’eau du robinet où l’on ajoutait le contenu de paquets de poudre de Nacl, de KCl, de bicarbonate, de calcium et de glucose préparés aussi par Madame Essafi. Le filtre était une bobine (coil) constituée d’une membrane enroulé sur un axe et maintenu par une armature de fibres de verre tressées. Son volume et celui des lignes était de l’ordre de 1200 ml à 1800 ml, ce qui nécessitait de l’amorcer avec ce même volume de sang total pour ne pas aggraver l’anémie du patient. En cas de séances de dialyses répétées, on récupérait le sang à la fin pour le stocker au réfrigérateur puis le réutiliser pour le même malade. Outre les patients ordinaires, de grandes personnalités de l’époque dont un ministre influent et un grand officier de l’armée avaient bénéficié de cette thérapeutique.
En 1969 soit deux ans après le déménagement du service, dans un autre pavillon de l’hôpital (M8) ,un autre appareil de même type puis d’autres relativement plus modernes ont été acquis .Il s’agissait de générateurs de marque Drake Willock fonctionnant avec des plaques de type Kiil qui avaient l’avantage de présenter moins de résistance à l’écoulement du sang et d’être plus économiques puisqu’on ne changeait que la membrane en gardant l’armature. On utilisait aussi des filtres de type bobine le «twin coil» où la poche était compartimentée en deux pour limiter les dégâts dus à une rupture de membrane. Le traitement de l’eau par adoucissement a été introduit en premier lieu puis l’osmose inverse à partir de 1971 soit longtemps avant plusieurs services européens. Le concentré de dialyse était dès le début fabriqué par la Pharmacie Centrale de Tunisie (actuellement SIPHAT).
La voie d’abord la plus utilisée en aigu aussi bien qu’en chronique était le shunt artério-veineux de Scribner qui était à l’époque une innovation. Par ailleurs, le Dr E. Nabli a commencé avec son équipe de chirurgie à réaliser des fistules artério-veineuses de type Cimino–Brescia qui était une autre innovation chez les dialysés chroniques.
Sur le plan des ressources humaines, Pr Ben Ayed a dirigé pendant longtemps cet ensemble lui-même avec l’aide de médecins généralistes ou d’autres spécialités travaillant à mi-temps et quelques internes français en stage dans le service dans le cadre de leur service militaire. En 1967,le Dr F. Hafsia ,qui avait fait son stage interné dans le service, ainsi que l’infirmier anesthésiste Mr F. Akrout et une jeune infirmière Fatma ont été envoyés pour un stage de 3 mois dans le service du Pr P. Milliez à Paris .Puis en 1968, Dr F. Hafsia et Dr S. Haddad ont été envoyés à Paris pour une formation dans le cadre du CES français de néphrologie qui venait d’être créé.
La biopsie rénale était réalisée d’abord chirurgicalement grâce à la collaboration du chirurgien urologue Dr J.Cuenant puis par ponction avec l’aiguille de Silverman par S.Haddad et A.Hachicha. Les lames étaient techniquées et lues dans le département d’anatomie pathologique du Pr A. Chadli à la faculté de médecine de Tunis.
Fin 1974, deux néphrologues diplômés du CES français de néphrologie, H .Ben Maiz et A. El Matri ont été recrutés dans le service comme assistants hospitalo-universitaires ce qui a imprimé au service une orientation néphrologique plus marquée. Dr H.Ben Maiz a été chargé, outre son activité clinique, de monter un laboratoire d’anatomo-pathologie rénale et nous avons personnellement été chargés de la responsabilité des lits consacrés à la dialyse et la réanimation qui ont été organisées en unités avec un surveillant autonome pour chacune. L’unité de réanimation a été développée et de nouveaux équipements acquis dont des machines de DP semi-automatiques et automatiques. L’introduction des nouvelles techniques de pose de cathéters veineux profonds a permis une prise en charge plus aisé pour les médecins et moins pénible pour les patients. L’unité d’hémodialyse où étaient traités les cas aigus et 12 malades chroniques dont un militaire a été agrandie et organisée pour accueillir un programme national d’hémodialyse itérative.
A partir de 1981 les unités d’hémodialyse et de réanimation du M8 ont emménagé dans une aile spacieuse nouvellement construite et spécialement aménagée et tout l’équipement a été renouvelé. Un programme de dialyse péritonéale intermittente (DPI) a été mis en place puis complété par l’introduction de la DPCA en 1983.Dr T.Ben Abdallah a donné une impulsion à ce programme ainsi qu’à la plasmaphérèse qui a été introduite la même année. Le laboratoire d’anatomo-pathologie rénale a été renforcé par l’arrivée du Dr F.Ben Moussa qui a secondairement pris la suite du Dr H.Ben Maiz et un laboratoire d’HTA a été mis sur pied par Dr A. Kheder.
2. Hôpital Militaire de Tunis
Pour les deux patients militaires qui s’étaient succédés à l’hôpital Charles Nicolle pour traitement par hémodialyse chronique, le ministère de la Défense Nationale avaient fourni une machine et des filtres à la demande. Ceci nous a amené à proposer la création d’une unité d’hémodialyse à l’hôpital Militaire à El Omrane. Elle a été réalisée en 1977 par le directeur de l’hôpital le général Pr M.Ben Moussa, et mise la responsabilité du Dr M.Dhahri qui a été nommé, ultérieurement en 1980,chef de service d’anesthésie-réanimation. Après le déménagement de l’hôpital militaire dans les nouveaux locaux à Monfleury et après le départ du Dr M.Dhahri à la retraite, le Dr J.Hamida a été nommé chef de service d’hémodialyse.
3. Secteur privé et prise en charge par les Caisses (CNSS et CNRPS)
Mais parallèlement à la création des structures publiques de soins, la question de la prise en charge de ce traitement lourd et couteux par les Caisses est restée longtemps en suspend. Cependant, sur l’initiative d’un ancien hémodialysé du service survivant grâce à une transplantation rénale réalisée à Paris ,un centre privé d’hémodialyse à été ouvert à Tunis et a sollicité des Caisses le remboursement de ses prestations, ce qui était une première dans le domaine. Après de longues et laborieuses discussions, la CNSS et la CNRPS ont donné leur accord, en juin 1976, pour prendre en charge le traitement de leurs affiliés dans le secteur privé sous conditions. C’était une disposition exceptionnelle qui a permis de traiter des malades chroniques dans le secteur privé et ainsi de désencombrer l’unité hospitalière. Mais, les soins étant restés concentrés à Tunis, la situation était toujours difficile pour les malades des régions éloignés.
Cependant la mise en application de l’accord des Caisses pour des prises en charge du traitement dans le secteur privé a stimulé la création d’un centre à Sousse et un deuxième à Tunis en 1980 puis dans d’autres villes de l’intérieur alors que le secteur public y compris hospitalo-universitaire en restait dépourvu jusqu’en 1981.
- La décentralisation de la néphrologie
1. Monastir
Dr M. El May un néphrologue ,ancien élève du service a été nommé, en 1981, chef de service de médecine et de néphrologie à l’hôpital Universitaire Fattouma Bourguiba de Monastir. Il y a développé les soins intensifs et la dialyse péritonéale aiguë mais il ne disposait pas d’hémodialyse. Notre service qui venait d’acquérir de nouvelles machines lui en avait prêté deux anciennes qui étaient en réserve. Faute de place dans le bâtiment du service, elles ont été installées, grâce à la bonne volonté du directeur de l’hôpital, dans un local de fortune aménagé dans le parking de l’hôpital ce qui a permis à l’hémodialyse de démarrer dans la région en mars 1981. Un an plus tard, l’hôpital a acquis deux nouvelles machines et prévu un budget de fontionnement. Parallèlement toutes les explorations et les thérapeutiques néphrologiques ont été développées
2. Sfax
Dr A.Jerraya un interniste, ancien élève du service, a été nommé chef de service de médecine à l’hôpital universitaire Hédi Chaker de Sfax en 1980. Il y a développé une unité de soins néphropologiques incluant le traitement par dialyse péritonéale aiguë mais il n’avait pas de possibilité d’hémodialyse. Comme les 2 machines prêtées à l’hôpital de Monastir devenaient disponibles, elles ont été prêtées au service du Dr Jerraya, ce qui a permis d’amorcer, en mars 1982, le programme d’hémodialyse à l’hôpital de Sfax et par conséquent dans le sud du pays. Puis l’équipe de néphrologie s’est étoffée et toutes les techniques d’exploration et de traitement ont été développées.
Le Dr J. Hachicha qui a succédé à feu le Dr A.Jerraya en tant que chef du service de néphrologie y a en outre développé la transplantation rénale.
3. Sousse
Le quatrième pôle hospitalo-universitaire est le nouveau service de néphrologie de l’hôpital de Sahloul dirigé par le Dr A. Achour où l’hémodialyse itérative et la DPCA ont démarrés en décembre 2006.Le programme de greffe rénale a commencé en 2007.
- La transplantation rénale
1. Hôpital Charles Nicolle
Avec le développement de l’hémodialyse chronique dans le pays, le nombre de patients demandeurs de greffe a régulièrement augmenté. L’équipe de l’hôpital Charles Nicolle qui faisait la préparation et le suivi des malades greffés à l’étranger a commencé à se préparer à la greffe. Le service d’immunologie du Dr K. Ayed a développé l’immunologie de greffe et était prêt, à partir de 1985, à répondre à tous les besoins et le Pr S.Zmerli,le chef du service d’urologie, a préparé son équipe à cet évènement.
La première greffe avec le rein d’un donneur apparenté a eu lieu le 4 juin 1986 par le Pr S.Zmerli et ses collaborateurs dont les docteurs M.El Ouakdi, M.Ayed, M.Chebil… assistés de l’anesthésiste réanimateur Dr H.Ben Ayed. La préparation et le suivi ont été assurés par l’équipe du Pr H.Ben Ayed: Drs A.El Matri, T.Ben Abdallah C.Kechrid… La première greffe avec le rein d’un donneur décédé a eu lieu par la même équipe, le 16 juillet 1988.
2. Loi sur la greffe et décentralisation
La loi réglementant le prélèvement et la transplantation d’organes a été promulguée le 25 mars 1991, soit 6 ans après la première greffe. Elle a favorisé le développement des greffes rénales qui ont démarré dans d’autres hôpitaux, successivement à l’hôpital Militaire en 1992, à l’hôpital de Sfax en 1994, à l’hôpital de Monastir en 1995, puis à l’hôpital de Sousse en 2007. Le Centre National de Promotion de la Transplantation d’Organes (CNPTO) qui a été créé en 1995 a joué un grand rôle dans le développement de la greffe rénale.
- L’activité de recherche
Parallèlement aux soins, la recherche clinique s’est développée progressivement souvent en collaboration avec des partenaires étrangers ce qui a contribué à des participations actives à des congrès européens, régionaux et internationaux et a favorisé la publication de travaux de qualité dans des journaux médicaux indexés. Elle s’est renforcé au cours de la dernière décennie grâce à la création de 2 laboratoires de recherches à Tunis, d’une unité de recherche à Sfax et une à Monastir.
- L’activité associative en néphrologie
Depuis 1971, la Tunisie participait aux congrès de l’Association Européenne de Dialyse et de Transplantation (EDTA) le précurseur de la l’Association Européenne du Rein (ERA). En 1975,elle en est devenu le premier membre non européen, avant l’arrivée d’autres pays du sud de la méditerranée, et un néphrologue tunisien coopté comme «Keyman».
En 1982, le Pr Ben Ayed et ses collaborateurs ont organisé, sous l’égide de la Société Internationale de Néphrologie, le premier Cours International Supérieur de Néphrologie qui avait une dimension maghrébine.
La Société Tunisienne de Néphrologie fondée en 1983 a eu comme premier président le Pr H.Ben Ayed puis ,successivement, Prs. H.Ben Maiz, A. El Matri, A.Kheder et T.Ben Abdallah. Elle organise annuellement trois réunions scientifiques locales, un congrès National et contribue à l’organisation périodique du Congrès Maghrébin de Néphrologie. Des membres de la STN ont été des membres fondateurs d’associations scientifiques régionales comme: African Association of Nephrology (AFRAN), Arab Society of Nephrology and Renal Transplantation (ASNRT) et Middle East Society of Transplantation (MESOT) qui ont organisé leurs congrès en Tunisie.
La Société Tunisienne de Dialyse (STD) qui regroupe les médecins dialyseurs a été fondée en 2002 est actuellement présidée par Dr R.Belhaj.
Par ailleurs, l’Association Tunisienne des Insuffisants Rénaux (ATIR) créée en 1982 par un groupe de patients a eu comme premier président feu H. Ben Rejeb auquel a succédé Mr R.Hmila. Elle a joué un grand rôle dans le soutien moral et social apporté aux malades.
- Conclusion
La néphrologie s’est développée en Tunisie depuis plus de quarante cinq ans, d’une façon progressive et régulière. A partir de l’initiative audacieuse d’un homme, Pr H.Ben Ayed, le père fondateur, elle a progressé et essaimé dans tout le pays ce qui a permis de couvrir tous les besoins de la population.
Ainsi, la Tunisie compte actuellement 5 services de néphrologie, 132 centres d’hémodialyse et 5 centres fonctionnels de transplantation.
Elle est parmi les pays de même niveau économique celui où la prévalence de patients dialysés est la plus élevée .La transplantation rénale qui a commencé la même année que dans les autres pays maghrébins a évolué sans discontinuer. Elle a accusé une certaine lenteur dans son développement, mais les nouvelles dispositions permettront, certainement, de réaliser de meilleurs performances, dans les prochaines années.
Dr Aziz el Materi
(1)Ce texte a été rédigé avant la mort du Professeur Ben Ayed. Nous en avons modifié le titre originel qui était "Eclairage sur l'histoire de la néphrologie en Tunisie".