Des turpitudes posthumes contre le martyr Hédi Chaker
Par Jamil Chaker - Les historiens ont certainement beaucoup à faire encore sur l’histoire de Hédi Chaker, son combat, ses performances en tant que chef de la lutte anticoloniale notamment dans l’ensemble du Sud tunisien à partir de la ville de Sfax et sa capacité à jouer un rôle national chaque fois que Bourguiba était écarté.
J’entends, quant à moi, rendre compte des turpitudes posthumes contre un martyr national qui a été victime de calculs, de jalousies et, plus récemment, de tiraillements politiques qui ont porté préjudice à sa mémoire.
Un crime pas encore totalement élucidé
Les récentes découvertes à Paris de Noureddine Hached publiées dans Leaders du 9 septembre 2015 montrent que l’histoire n’a pas encore livré tous ses secrets au sujet de l’assassinat de Hédi Chaker. Du temps de Bourguiba, il y a bien eu l’affaire des mains criminelles tunisiennes qui ont exécuté l’assassinat. Mais qui l’a commandité ? Comment ce crime a-t-il été politiquement négocié ? Quels sont les enjeux de cet acte ? Les documents révélés par Hached montrent à l’évidence que les autorités coloniales sont impliquées dans ce crime. Ce travail de dépistage des archives françaises devrait donc se poursuivre et une demande d’autorisation d’accès aux archives devrait être établie par le gouvernement tunisien aux autorités françaises pour l’élucidation spécifique de l’assassinat de Hédi Chaker (à l’instar de l’autorisation donnée à Noureddine Hached).
Une dépouille malmenée par les assassins
Sa première mésaventure posthume est certes la profanation de sa dépouille par la tribu de ceux qui l’ont assassiné. En effet, il faut que les Tunisiens sachent que sa dépouille, déjà criblée de balles (comme me l’a décrite mon père Abderrahmane qui s’est rendu à Nabeul pour récupérer la dépouille), a été livrée, contre les vœux de la famille, par les autorités françaises à la tribu de ses assassins tunisiens qui ont bu du vin sur son cercueil dans une localité située à 60 km de Sfax (Bouthadi).
Les transferts de la dépouille et la destruction du mausolée.
En 1960, la dépouille du martyr a été déplacée du premier cimetière où elle a été inhumée à la périphérie de la ville, au mausolée qui a été érigé en plein centre de la ville de Sfax juste en face de la municipalité, dans ce point d’intersection névralgique entre l’avenue Hédi Chaker et l’avenue Habib Bourguiba. Une statue du martyr a été placée juste au-dessus d’une fresque magnifiquement sculptée réalisée par des artistes italiens. Depuis lors, la dépouille de Hédi Chaker ne se trouvait plus « en terre », mais « en l’air » dans un tombeau couvert par cette œuvre d’art. Cela constituait certes un bel hommage au martyr. Mais, la dépouille a été privée du « retour du corps à la terre » après la mort, comme le signalent les religions.
Cela devait servir à Bourguiba d’argument de taille pour détruire ce site historique. En effet, quelques années plus tard, Bourguiba, en visite à la ville de Sfax, n’apprécie pas ce mausolée. Il ordonne que la dépouille soit transférée et inhumée paisiblement dans un cimetière à l’écart du tumulte de la ville. Tout cela semblait a priori raisonnable. Car, après tout, il fallait bien « remettre en terre » la dépouille. Mais, les intentions politiques malveillantes se dévoilaient clairement dans le court et le moyen terme.
Dans le court terme, le mausolée a été totalement défait : la statue et la belle fresque sculptée ont disparu. Certains disent qu’elles sont mises dans la ferraille de la municipalité de Sfax. Comble du culte de la personnalité qui s’empare des symboles de l’histoire et les destitue afin d’établir dans les esprits la figure hégémonique et unique du « combattant suprême ».
Dans le moyen terme, le projet de Bourguiba se précise quand celui-ci installe à l’exacte place du mausolée de Hédi Chaker sa propre statue. Il n’y a plus d’idole que Bourguiba. L’histoire est revisitée pour que les grands militants du mouvement de libération nationale soient mis en sourdine à la faveur de la mégalomanie du Chef.
La famille Chaker, politiquement discrète, n’a pas osé s’opposer à ces manœuvres. Mais, l’ironie de l’histoire a voulu que la statue de Bourguiba soit elle-même déboulonnée et subisse la même mésaventure que celle de Hédi Chaker.
Aujourd’hui, il faut rétablir la statue et la fresque commémorative de l’assassinat de Hédi Chaker en les installant dans leur lieu d’origine.
Hédi Chaker après le 14 janvier
La plus récente turpitude du martyr Hédi Chaker est l’oubli de son assassinat après le 14 janvier 2011. Dans les plateaux de télévision, deux martyrs ont été systématiquement évoqués au cours des débats : Farhat Hached et surtout Salah Ben Youssef. Hédi Chaker est totalement oublié. Avec le gouvernement de la Troïka, Hédi Chaker n’existe plus, n’a plus de place dans l’histoire du pays. La famille va alors se débrouiller comme elle peut pour organiser les cérémonies de commémoration (invitation de personnalités politiquement neutres comme Mansour Moalla, ou, en 2014, présence de Béji Caïed Essebsi, président de Nidaa). Du temps de la Troïka, des activistes des Ligues de Protection de la Révolution (LPR de Sfax) s’opposaient devant le cimetière Chaari à la présence de vieilles figures de l’ancien régime. Ce sont ces mêmes activistes qui ont brutalisé le fils du martyr dont le nom n’est pas du tout médiatisé et n’est donc pas connu des Tunisiens, Mongi Chaker. Celui-ci a été grièvement blessé par les assassins de son père, cogné à la tête par une crosse de fusil, et il a été le seul citoyen de la ville de Sfax à s’être opposé au déboulonnage de la statue de Bourguiba, évoquant l’argument qu’il s’agit là d’une pièce du patrimoine historique national.
Le problème est très grave malgré les apparences et les palliatifs imaginés par la famille. Il faut que le Secrétariat d’Etat auprès du chef du gouvernement chargé des dossiers des martyrs et blessés de la Révolution, devienne un Secrétariat d’Etat assurant la préservation de la mémoire de tous les héros nationaux, victimes mutilées par les accidents et les cataclysmes de l’histoire. Il est inacceptable que nos martyrs soient les jouets des tiraillements et des aléas politiques.
En somme, le parcours posthume de Hédi Chaker est aussi parsemé d’ignominies et de souffrances que sa vie. Mais, dans sa lettre à son fils Mhammed écrite trois jours avant son assassinat, il précise qu’il appartient à une famille dont le destin est l’amour de la patrie et le sens du sacrifice pour la cause collective. On sait que des Nabeuliens lui ont conseillé le jour de son assassinat d’aller se cacher en quittant sa résidence surveillée autour de laquelle ils ont constaté des présences inhabituelles, mais il leur a répondu que s’il devait mourir le 13 septembre 1953, il était prêt au sacrifice pour que la Tunisie conquière sa liberté et sa dignité.
Jamil Chaker