L’extrême-gauche tunisienne renoue avec ses vieux démons
L’échec des rassemblements du 12 septembre dernier en a servi de révélateur. Rarement, sans doute, l’hiatus aura été aussi profond entre les Tunisiens, lassés par cinq ans d’instabilité, et une extrême-gauche en pleine crise d'adolescence politique.
Comme on ne tire pas sur les ambulances, je ferai l’impasse sur la coalition des naufragés des élections d’octobre et décembre 2014 et me concentrerai sur le Front populaire, ne serait-ce que parce sa démarche est un concentré de toutes les dérives de l’opposition de gauche.
Avec ses 15 sièges à l’ARP, le FP est le premier parti d’opposition. Son martyrologe comprend deux grands militants, Mohamed Brahmi et surtout Chokri Belaïd. Ce n’est pas un parti classique, mais un fourre-tout où cohabitent le marxiste pur jus, le bobo soixante-huitard, le nassérien et l’islamiste de gauche. Il regorge de cadres. Un seul émergeait, Chokri Belaïd. Lui seul savait se mettre au-dessus des contingences, distinguer entre l’important et l’essentiel. Pendant quelques mois, il avait su donner de la perspective à l’action du parti. Exit les réactions épidermiques, la spontanéité révolutionnaire.
On se rappelle les slogans scandés par les militants du FP lors des manifestations de 2012. Nidaa et Ennahdha étaient alors englobés dans la même réprobation. Il fallait à chaque fois l’intervention de Chokri Belaïd pour y mettre fin. Je le revois, furieux, l’index appliqué sur la bouche, tançant les manifestants : «Taisez-vous !». Fin politique, l’ancien dirigeant des Patriotes démocrates avait saisi, bien avant ses camarades et alors que Nidaa Tounès venait à peine de sortir des limbes, le parti que l’extrême gauche pouvait tirer d’une alliance avec la formation de Béji Caïd Essebsi pour contrer Ennahdha et sa politique d’islamisation de la société tunisienne. Un compromis historique à la tunisienne qui devait bouleverser le rapport de forces dans le pays se profilait à l’horizon. Sur ces entrefaites, Belaïd est assassiné le 6 février 2013, mais l’impulsion est donnée. Les deux partis joueront un rôle de premier plan au sein du Front du salut, pendant tout l’été 2013, acculant la Troïka à des concessions douloureuses.
Le 12 septembre 2015, retour à la case départ. Chassez le naturel, il revient au galop. Un millier de manifestants défilent sur l’avenue Bourguiba, en ordre dispersé. Ils représentent les partis de l’opposition. Le rassemblement du FP est le plus «imposant», quelques centaines, et les slogans dégagent une impression de déjà entendu : «Echaab yourid is9at el 7oukouma». Au premier rang, les cadres «frontistes». Ils donnent le la. Mongi Rahoui qualifie Caïd Essebsi de «diviseur du pays», exige le retrait pur et simple du projet de loi sur la réconciliation et agite la menace d’une nouvelle révolution. Son camarade Ahmed Seddik va jusqu’à regretter le passage de Laarayedh à l’Intérieur : « Au moins, on pouvait manifester !». Nidaa Tounès et Ennahdha sont renvoyés dos à dos avec une mention spéciale pour Nida pour avoir renié «ses engagements antérieurs», en s'alliant avec Ennahdha.
Chokri Belaïd n’est plus là pour encadrer les manifestants et mettre fin aux rodomontades populistes de ses épigones. Du coup, on n'est plus dans la stratégie, mais dans la tactique. Nidaa Tounès redevient l’ennemi privilégié. Oubliés, la manifestation du 9 avril 2012 à Tunis, durement réprimée par les forces de l'ordre et les milices des ligues de protection de la révolution, les tirs à la chevrotine à Siliana en 2013, les assassinats politiques. L’extrême-gauche renoue avec ses vieux démons : sectarisme, populisme, propension à assimiler tout compromis à de la compromission. Tous les partis d'extrême-gauche ont peur du pouvoir. C'est le fruit défendu, la pomme de la tentation qu'ils se gardent de croquer pour ne pas être amenés à quitter leur milieu naturel, en l'occurrence, leur posture d'éternel opposant. Le Front Populaire ne fait pas exception à la règle. Dès qu’il est question de participer au pouvoir, il est pris d’une peur panique... et finit par rejeter l’offre qui lui est est faite. Pour lui, «gouverner, c’est trahir, gouverner, c’est mentir.
Au lendemain des élections législatives, des négociations ont été engagées avec Nidaa en vue de créer une coalition gouvernementale. Un consensus a été trouvé sur toutes les questions, y compris ... «sur le prix de la bouteille de gaz», se rappelle une dirigeante de Nidaa. On s’attendait à la signature de l’accord. Pendant quelques jours, les dirigeants du FP seront aux abonnés absents. Ils se manifesteront quelques jours plus tard pour dénoncer...«l’alliance contre-nature Nidaa Tounès-Ennahdha» à laquelle ils n’ont pas peu contribué. Un parti politique a naturellement vocation à gouverner. Ils ont préféré se confiner dans un rôle revendicatif. Mais, ce faisant, Ils auront pratiqué la politique du pire et raté leur rendez-vous avec l'histoire. On jette un partenaire potentiel dans les bras d’un adversaire irréductible pour atteindre un objectif dont la réalisation est hautement hypothétique. On lâche la proie pour l'ombre.
Ces calculs politiciens ne peuvent que désespérer les Tunisiens. Il est vrai que les raisons de désespérer ne manquent pas. Combien faudra-t-il de temps pour sortir du tunnel ? Ils interrogent l’histoire. Cela peut aller jusqu’à cent ans. Ils interrogent les cimetières. Combien de morts pour que le calme revienne ? Là aussi, la fourchette est très large
Face à de telles incertitudes, on se prend de nostalgie pour le passé, un passé recréé, dépouillé de ses ombres. Une phrase fait florès : «C’était mieux avant». Bourguiba est mythifié, «béatifié». Oubliés, Bizerte, les coopératives, les fraudes qui ont marqué les élections de 81 et le refus constant du «combattant suprême» d’instaurer la démocratie même à doses homéopathiques, la dictature de Ben Ali, le népotisme, les malversations, les frasques de la première dame et de sa famille. La sécurité régnait et c'était le plus important. La nature humaine est ainsi faite. On s’accommode de l’injustice, jamais du désordre.
A un certain moment, on avait cru que le salut viendrait de Nidaa Tounès.Très vite, les Tunisiens déchantent. Impuissants, ils assistent à la déliquescence de ce parti auquel il se sont très vite identifiés. Ses cadres sont pris en flagrant délit d’incompétence et d’opportunisme. Les courants s’entredéchirent. Dans les meetings, on en vient aux mains. «Devenu le président de tous les Tunisiens», Béji Caïd Essebsi semble indifférent aux appels de détresse des militants du parti. Le combat a-t-il l'air de penser finira bien par s'arrêter faute de combattants, mais d'ici là ? Nidaa Tounès risque de s'atomiser victime de la guerre des chefs, avec à la clé de nouvelles élections pour cause d'ingouvernabilité. Cela s'apparente au travail de Sisyphe, car finalement, ces cinq années n'auront finalement à rien, sinon à détruire l'économie et à cliver la société tunisienne. C’est dur, dur de réussir une révolution.
Hédi Bèhi