Walid Bel Hadj Amor: Réconcilié malgré lui
Le président de la République élu depuis quelques mois a jugé utile de faire usage, pour la première fois, du pouvoir d’initiative que lui offre la constitution en proposant une loi de réconciliation nationale, qui n’est rien de plus qu’une loi d’amnistie qui ne dit pas son nom. «Amnistie» est un mot d’origine grecque signifiant «oubli».
En droit, une loi d’amnistie est un acte juridique qui prescrit l’oubli des actes passés. Une loi d’amnistie part souvent d’un bon sentiment, qui propose de jeter aux oubliettes les turpitudes des uns et les excès des autres, en vue de passer à autre chose, lorsque vient enfin le moment de reconstruire. Mais le principe reste d’amnistier des actes connus et reconnus, des faits avérés et prouvés.
Ce qui pose la question de la réelle capacité d’investigation de l’Etat et de son appareil judiciaire, mais aussi de la volonté politique de faire la lumière sur les différents dossiers qui encombrent depuis cinq longues années l’appareil judiciaire. D’autant qu’il est difficile de croire que la Tunisie dispose aujourd’hui d’une justice indépendante et sereine, à défaut d’être infaillible.
Peut-on envisager la réconciliation sans que le fautif demande pardon, reconnaisse ses erreurs, fussent-elles d’avoir obéi aux ordres, au mépris de l’intérêt supérieur de l’Etat? Car ce qu’on oublie souvent, et que cette loi omet de rappeler aux générations futures, c’est que le fonctionnaire est au service de l’Etat qui est lui-même au service des citoyens. Il n’est pas au service de l’exécutif et son salaire est prélevé sur les taxes payées par les citoyens. Un fonctionnaire doit être jugé sur ses actes, et même quand il ne s’est pas enrichi lui-même des actes répréhensibles commis, il aura causé un préjudice à la collectivité et pour cela il est au moins responsable, s’il n’est pas coupable.
Ainsi, le fait de mettre en avant l’absence d’enrichissement personnel dans le traitement des dossiers est une ineptie totale, car à chaque fois qu’un fonctionnaire a consenti un geste au favori du prince, il a porté préjudice à quelqu’un d’autre en contrepartie. Quant à vouloir faire croire que tous les fonctionnaires ont agi sur ordre, c’est mal connaître la race des fonctionnaires zélés qui n’avaient pas besoin d’ordre pour servir leur maître, jouant de leur pouvoir pour écarter les infréquentables désignés.
On parle de quelques milliers de fonctionnaires concernés par cette loi, parmi quelques centaines de milliers de fonctionnaires de l’Etat tunisien (trop nombreux par ailleurs), soit un ratio de moins de 1% de la masse totale des fonctionnaires de la République. Est-ce à dire que ces fonctionnaires sont indispensables à la bonne marche de l’appareil d’Etat, eux qui n’ont pas hésité à fouler aux pieds le sacro-saint principe de l’intérêt supérieur de la nation, qui n’ont pas hésité à sacrifier l’intérêt public devant leur intérêt personnel du moment, afin de conserver leur poste et leur situation. Est-ce à dire que la bonne marche de l’Etat nécessiterait de faire appel à ces fonctionnaires qui se sont trompés d’employeur, et qui ont en définitive servi la dictature au lieu de servir la République ? Que n’a-t-on pas imaginé de les mettre à la retraite d’office ? Pour s’éviter une humiliation supplémentaire, celle de leur accorder un pardon qu’ils n’ont pas demandé, de les absoudre de fautes qu’ils ne reconnaissent même pas avoir commises. Ne dit-on pas que les cimetières sont peuplés de gens indispensables?
Quant à ceux qui s’imaginent que les affairistes de tout acabit qui ont fleuri à l’ombre du dictateur vont relancer l’économie du pays, chose qu’ils n’ont pas faite lorsque tout leur était permis, qu’ils me pardonnent si je n’en crois pas un mot. Je crains le ridicule.
Mais au fait, qu’est-ce qu’on attend de cette loi sur le plan économique et financier ? Il faut savoir que les lois d’amnistie n’ont jamais, ici ou ailleurs, permis de collecter autant d’argent qu’espéré ou promis. La République, après s’être laissé abuser par le dictateur, serait sur le point de se faire violer par ses sbires, tout cela pour quelques malheureuses pièces. L’expert s’y perd entre millions et milliards, ne sachant plus quoi promettre qui soit à la hauteur de ses ambitions.
La présidence de la République a multiplié les consultations, non pas pour recueillir des avis autorisés, mais pour rechercher des relais dans la société civile pour faire l’article à cette initiative. Mais des supporters, il y en a peu. J’ai des doutes quant à la prétendue majorité qui serait favorable à cette loi, pour la bonne et simple raison que peu de gens ont pris la peine de lire et comprendre le texte proposé. Il est même probable que ce projet provoque une nouvelle bataille au sein de «la majorité présidentielle», à l’aube d’un congrès qui s’annonce déjà explosif. Pourquoi se donner tant de mal pour un texte qui n’aura aucune plus-value politique, et qui risquerait d’être un vrai boulet pour un parti déjà en grande difficulté pour trouver un semblant de cohésion ? Pas de réponse, rien que des conjectures.
Devant les urgences qui s’amoncellent, devant la crise qui ne cesse d’enfler avec ses conséquences économiques et sociales, encore à venir, cette initiative ne fait que jeter de l’huile sur le feu, alors qu’elle est censée apaiser des tensions. Il y aurait tant de choses plus intelligentes à faire en ce moment pour sauver une économie qui part en lambeaux, resserrer les liens sociaux et remettre le pays sur la voie. La bonne pour une fois !
Mais non, on enfume, une fois encore, l’opinion publique, par une proposition de loi qui ne traite rien de l’essentiel. On prend les problèmes à l’envers, sans se rendre compte qu’à force tout ira de travers. Ce que le citoyen attend, c’est qu’on lutte sérieusement contre la corruption et l’enrichissement illégal dans ce pays. L’égalité des chances, c’est aussi cela. L’Etat doit être capable de garantir le même traitement à tous les citoyens, y compris dans la sanction. Un Etat qui ferme les yeux et baisse la tête est un ersatz d’Etat.
Une réconciliation est un acte de règlement amiable pour lequel le pays doit savoir ce qu’il gagne en contrepartie de ce qu’il perd. Mais là n’est pas le propos de cette loi. On aurait pu imaginer qu’on efface le passé dans le cadre d’une loi organique de lutte contre la corruption, qui mette en place de nouvelles règles du jeu, avec des instances de contrôle disposant des ressources et moyens nécessaires pour mener une lutte sans merci contre les fraudeurs de toutes sortes, au sein de l’administration mais aussi en dehors. La corruption a pris une ampleur dantesque dans ce pays, livré au pillage, sans que cela ne semble gêner le moins du monde les gouvernements successifs de ces dernières années. Aucune initiative n’a été prise depuis «la révolution», alors même que l’ancien régime était tombé d’abord et avant tout pour sa corruption. Preuve s’il en était que de révolution, il n’y en eut point. Qu’on pardonne oui, mais à condition d’offrir des garanties pour le futur.
Que ce projet de loi soit voté et il mettra un point final au processus enclenché depuis le 14 Janvier 2011. La révolution du jasmin n’aura été qu’une révolte finalement au goût amer et à l’odeur nauséeuse.n
Walid Bel Hadj Amor