La Police des polices: Est-elle efficace ? Sera-t-elle indépendante?
De ce policier qui traficote les timbres de voyage et son collègue à l’aéroport de Djerba qui déleste une touriste étrangère de près de 1 000 € à ce gradé qui convoie drogue et devises et pire, à celui qui renseigne les terroristes et leur apporte soutien: la police tunisienne est malade de ses égarés. Cas isolés, « ripoux », comme dans toute police de par le monde ? La majorité des effectifs s’en indigne. Les différents corps qui engagent leur conversion en police républicaine sont les premiers à les dénoncer. Les sanctions tombent : plus d’une centaine de limogeages et de révocations. Insuffisantes, pour l’opinion publique. Dure mutation, essentielle.
Entre «faites-moi plaisir» (إفرح بيّ) et «faites-lui sa fête» (إفرحو بيه), la police tunisienne peine en effet à se réconcilier, après la révolution, avec le citoyen. Le mal est en fait plus profond que l’abus de pouvoir, le manquement au devoir, l’insubordination, la corruption, petite ou grande, et le mauvais traitement qui va jusqu’à la torture. Il porte sur l’implication de certains agents de sécurité dans le trafic et la contrebande en tous genres, devises, stupéfiants et armes... Encore plus et plus grave, la complicité avec des terroristes. Sans généraliser, malgré certains recrutements de népotisme et de complaisance forcés sous la Troïka. Mais aussi des infiltrations bien programmées qui ont révélé l’existence d’une police parallèle, difficile à nier, sinon en tant que colonne, du moins à titre individuel de connivence, de même obédience...
Si des «brebis égarées sont, autant que possible, identifiées et sanctionnées», le corps de la police reste sain dans sa majorité, affirme-t-on à Leaders au ministère de l’Intérieur. Du simple agent au plus haut gradé, la volonté que ça change est grande. Les syndicats, nombreux, montent au créneau. Autant ils défendent les intérêts corporatistes, autant ils sont de plus en plus conscients de la nécessité de redéfinir la mission sécuritaire et ses différentes activités. Une sorte de livre de métiers commence à s’élaborer et c’est surtout l’image de la police qui est à remodeler.
L’Inspection générale de la sûreté nationale (IGSN), longtemps mise en hibernation depuis le 14 Janvier, reprend progressivement sa place. Dénonciations anonymes, plaintes et saisines sont prises à bras-le-corps. Des sanctions tombent chaque semaine et sont lues dans toutes les casernes du pays pour «rappeler les tarifs» et surtout servir d’exemple. Enquêteurs et conseil de discipline marchent sur des œufs, tout est sensible. La démarche reste timide, les sanctions peu dissuasives, mais la trajectoire est prometteuse. Voyage au cœur de la Police des polices. Une enquête exclusive.
Juste derrière le grand bâtiment gris du ministère de l’Intérieur longtemps redouté par les opposants à la dictature et rendu emblématique du désormais célèbre «Dégage !», les annexes des services sécuritaires se répartissent sur la rue de Yougoslavie.
Juste avant de quitter Carthage, le président intérimaire, Fouad Mebazaa, avait tenu à baptiser cette rue du nom de Radhia Haddad; tout un symbole. La première porte, métallique, est celle d’Ettafakoudya, l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN), qui ne laisse de plus en plus aucun policier de marbre. Au cinquième étage, dans un bureau moderne, aux baies vitrées qui laissent voir une partie du ministère, de l’avenue Bourguiba et de la Place Bouazizi, l’inspecteur général, Taoufik Bouaoun, a un look et un discours de manager. Il parle d’audit des services et de dispositifs, de termes de référence et de remodélisation des missions, de gestion des ressources humaines, d’axes et de grands chantiers. Ce commissaire général, juriste de formation, aligne un long parcours dans les postes de police, commissariats, districts et diverses brigades. Bavures, incartades et casseroles, il en a été témoin.
Nommé en mars dernier à la tête de l’IGPN, il veut y partager sa connaissance du terrain et des hommes et contribuer à une nouvelle dynamique de restructuration et de renforcement des fonctions sécuritaires. Sa marge de manœuvre est réduite.
La collaboration de ses pairs et des autres directeurs généraux l’ont fortement encouragé à se mettre à l’ouvrage. D’autant plus qu’il bénéficie également de l’appui de ses supérieurs: le secrétaire d’Etat Rafik Chelly, un vrai connaisseur de la maison, qui fut notamment inspecteur général, et le ministre Mohamed Ennajem Gharsalli, longtemps juge d’instruction, puis gouverneur (à Mahdia). Le dialogue et la concertation avec les syndicats sont indispensables, et l’engagement de l’équipe de l’IGPN déterminant.
Une grande transition à réussir
Ni chasse aux sorcières et acharnement, ni laisser-aller : la police républicaine a besoin d’une inspection efficace, moderne, positive, juste et constructive. Un long parcours de transformation profonde à réussir.
Statutairement, les fonctions d’inspecteur de la police ont évolué depuis la tunisification du corps au lendemain de l’Indépendance, sous l’impulsion de feu Taïeb Mehiri, puis Béji Caïd Essebsi, d’une simple unité, puis service, à une direction, sous Taher Belkodja et, à présent, à une direction générale, nous rappelle Boubaker Chaouch. Il avait succédé en 1975 à Mohamed Hajri, qui était le premier inspecteur général. Me Chaouch, aujourd’hui avocat, avait été démis de ses fonctions par Ben Ali, fin 1977, à la veille des évènements du 26 janvier 1978 pour avoir donné l’ordre, à partir de la salle des opérations, à toutes les forces de police de ne pas tirer sur les manifestants. L’Inspection générale était alors au cœur du dispositif.
«De bonnes traditions perdues»
«Tout passait par l’Inspection, indique-t-il à Leaders: du recrutement aux mouvements, avec un double rattachement direct au directeur général de la Sûreté nationale et au ministre de l’Intérieur. Chaque quinzaine, j’allais voir le procureur de la République, les présidents de tribunaux et le procureur général militaire pour examiner avec eux les cas de notre compétence et régler tout différend. Je m’entretenais régulièrement aussi avec mes collègues pour arbitrer, sans parti pris, l’inévitable guerre des polices et faire prévaloir la réconciliation. C’était très utile. Autant de bonnes traditions qui se sont perdues au fil du temps».
La première mention officielle remonte à 1984 par le décret 84-1244 du 20 octobre 1984, portant organisation du ministère de l’Intérieur. Au premier rang des organes centraux relevant de la direction générale de la Sûreté nationale figure l’Inspection avec trois services, à savoir l’inspection, la sécurité du personnel et des installations et le bureau d’accueil et d’orientation.
Deux axes et trois grands chantiers
Depuis lors, l’organigramme a évolué. L’IGSN compte deux grandes directions centrales : la première est chargée des enquêtes et investigations et la seconde, du contrôle et de l’inspection. Pas moins de quinze cabinets procèdent aux enquêtes. Différentes unités opèrent également en orbite ainsi que des inspections régionales dans les districts de sécurité urbaine. Pour des raisons de spécificité, une inspection spécialisée est installée au sein des unités d’intervention. L’IGPN compte dans ses équipes des cadres haut gradés issus de différents corps, qui ont pour la plupart occupé des fonctions élevées, après avoir effectué un long parcours dans les régions et les directions générales. Leur expérience est importante. L’IGSN s’assigne dans sa relance deux axes principaux : la redéfinition de la déontologie et la revalorisation du travail. Le premier entend définir le champ d’action de chaque mission et la conduite à tenir, dans un esprit républicain. Cet exercice de formalisation des procédures se prolonge dans le second axe centré sur la précision des tâches, la gestion moderne des ressources humaines et la culture du leadership en mode de commandement. Pour faire aboutir ce plan, l’Inspection générale ouvre trois grands chantiers : la lutte contre les abus de pouvoir, le diagnostic des insuffisances et le dialogue avec la population.
Insuffisances et fragilités
Les visites inopinées à tout moment et dans tout poste de police, commissariat, district et unité sont importantes. L’inspection et le contrôle font partie des fonctions de base. Leur impact, comme leurs résultats sont significatifs. La mission d’audit assignée à l’IGSN est, elle aussi, essentielle. Le cas de l’attaque terroriste de Sousse, fin juin dernier, en offre un exemple. Qu’est-ce qui s’est passé au juste, comment se sont conduites les différentes unités de police, quelles sont les insuffisances et qui est responsables des manquements relevés ? Autant d’éléments fondamentaux à examiner en profondeur dans le cadre d’une enquête indépendante et experte comme doit l’accomplir l’IGSN. La complexité de l’opération conduit à auditer l’ensemble du système pour connaître les carences et leur origine, identifier les vulnérabilités, délimiter les responsabilités et souligner les enseignements à en tirer. En toute indépendance, en tout professionnalisme, et c’est là le vrai défi.
«Dans chaque action signalée à l’IGSN, souligne Taoufik Bouaoun, il y a des éléments utiles à prendre en considération pour professionnaliser la démarche, redéfinir les plans d’action, déployer davantage la police de proximité et renforcer la lutte contre la violence, le crime organisé, le banditisme et le terrorisme. Tout doit servir d’enseignement à tirer et de redéploiement.»
Et les syndicats?
La création après la révolution, pour la première fois en Tunisie, des syndicats dans les rangs de la Police et leur montée en puissance sont significatives. Quel impact sur le terrain et quelle contribution à la remodélisation de cette nouvelle police ? Multiplicité des syndicats et diversité des revendications et attitudes, le syndicalisme dans les forces sécuritaires s’emploie à poser ses marques, non sans difficultés, comme dans tout début.
Pour l’Inspecteur général, «les syndicats font partie de la solution et non des problèmes. Dialogue et concertation avec eux sont très utiles. Ils contribuent à l’élaboration de la nouvelle déontologie et jouent un rôle de plus en plus croissant dans cet effort de vulgarisation des valeurs et de prévention contre les dérapages. C’est avec eux qu’on doit appuyer la démarche générale engagée, et garantir le non-retour en arrière. Chaque progrès accompli doit être irréversible !».
Taoufik Habaieb