Elyès Jouini : Nobel oblige
Le prix Nobel de la Paix attribué au quartet tunisien vient saluer les efforts conjoints de l'UGTT (syndicat des travailleurs), de l'UTICA (patronat), de la Ligue des droits de l'homme et de l'Ordre des avocats pour trouver une sortie de crise après les assassinats politiques de 2013 et les tentatives du parti islamiste Ennahdha d'accaparer le pouvoir et d'imposer une constitution jugée particulièrement rétrograde par la plupart des observateurs nationaux et internationaux.
Face à cette situation de grande tension politique et grâce à une mobilisation forte de la société civile qui a culminé le 13 août, fête de la femme en Tunisie, les membres du quartet ont pris leurs responsabilités et ont travaillé ensemble à une feuille de route qui s'est imposée à l'ensemble de la classe politique.
La suite est connue : Ennahdha n'a eu d'autre option que de passer la main à un gouvernement dit de technocrates dont la mission première a été d'organiser des élections transparentes et équitables afin d'élire le premier Président et la première Assemblée de la seconde République. Mission accomplie.
Par delà le rôle décisif du quartet, ce prix Nobel de la paix vient donc à la fois mettre en exergue une transition vers la démocratie et une construction politique uniques dans le monde arabe. Il vient saluer la maturité et la capacité de dialogue des différents acteurs. Il vient reconnaître la maturité et le rôle joué par la société civile.
La révolution tunisienne, la révolution de la dignité, a dès le départ marqué les esprits. Elle a donné naissance à la révolution égyptienne, aux soulèvements dans de nombreux autres pays arabes mais a également inspiré les mouvements de la Puerta del Sol, de la place Syntagma ou d'Occupy Wall Street. En ce sens, elle n'est ni printemps arabe ni révolution de jasmin, elle est aspiration à la dignité et aux valeurs universelles de liberté, de justice sociale et de démocratie.
Ce Nobel, prix international par excellence, vient reconnaître cette part d'universalité et contrairement à ce que clament certains esprits chagrins, il n'arrive pas trop tard.
Certains auraient souhaité voir le Nobel attribué dès 2011 au peuple tunisien. Certes, le peuple tunisien venait alors de démontrer sa capacité à se soulever pacifiquement contre l'oppression, suivi en cela par de nombreux autres peuples. Mais si l'espoir était grand, il était également bien fragile et l'on n'a jamais vu primé un peuple tout entier. Le Comité Nobel aurait pu inclure un ou plusieurs blogueurs tunisiens dans son prix de 2011. Mais s'ils furent nombreux à agir et si leur contribution fut essentielle, c’eût cependant été réduire la révolution tunisienne à une seule de ses facettes. Une attribution conjointe à l'UGTT et au président intérimaire Marzouki a également été envisagée mais le rôle trouble de cet ancien militant des droits de l'homme désormais inféodé à Ennahdha prêtait à controverse quant à l'UGTT, acteur majeur de la société et seule force alors à même de mobiliser et d'agir à tous les niveaux et dans tout le pays par delà les clivages entre partis, entre religieux et laïques, entre conservateurs et progressistes, elle ne pouvait pour autant symboliser à elle seule cette formidable énergie que la révolution a libéré, cette conscience collective que désormais l'avenir de la Tunisie appartient aux tunisiens.
L'attribution du Nobel au quartet doit être mesurée à cette aune. Par delà les individus et les institutions, elle vient saluer cette dynamique, elle vient saluer la prise en main de son avenir par la société au dessus des partis politiques mais également au dessus des syndicats et au dessus des corps constitués. Car c'est le quartet et non chacun de ses membres qui sont primés. C'est cette alliance par delà les structures, c'est l'esprit de concertation par delà les divergences qui sont primés.
Ce Nobel arrive donc à point nommé pour saluer une transition politique et démocratique en passe d'être réussie mais il vient surtout à temps pour attirer l'attention des acteurs nationaux et internationaux sur leur responsabilité désormais plus grande encore face au chemin qui reste à parcourir.
La transition politique doit être consolidée, la transition sociale et économique reste à mettre en place voire à penser.
Le Nobel vient dire à tous que la révolution tunisienne relève des valeurs universelles et qu'elle est un bien public. Il vient enjoindre à tous de veiller à ce que, même si elles seront encore nombreuses, les embûches ne conduisent pas à une sortie de route.
Il vient souligner notre responsabilité collective et nous enjoindre d'œuvrer de concert car Nobel oblige!
Il oblige tout d'abord l'ensemble des acteurs tunisiens sur la voie de la reconstruction économique et sociale. La machine économique est à l'arrêt, les attentats ont porté un coup fatal à l'activité touristique, les négociations n'ont jusqu'à présent accouché que d'augmentations salariales qui n'ont servi qu'à creuser la dette et soutenir l'inflation. Soyons clairs : la machine ne redémarrera pas tant que l'on n'aura pas pris conscience de la nécessité de changer de modèle. La révolution n'est pas une parenthèse, les méthodes top-down ont fait leur temps.
Le consensus des politiques a conduit à l'immobilisme et à une absence de projet ou pire, de vision, alors que la société, alors que la jeunesse, attendent des réformes en profondeur.
Il est temps d'ouvrir la page d'un réel dialogue national autour des questions de la redistribution, de la justice sociale, de la décentralisation, de la réduction des inégalités régionales et de la nécessaire réforme du système éducatif. Il est temps d'ouvrir la porte à une démocratie plus participative dans laquelle le citoyen, l'entreprise, la région sont des acteurs de leur avenir. Pour cela, il faut de la concertation et du courage. Du courage pour une vraie réforme en profondeur de la fiscalité, du courage pour lutter de manière intelligente et constructive contre l'économie parallèle qui gangrène le pays, du courage pour ne pas céder aux pressions des lobbys nombreux appelant à ne rien faire et jouant le retour en arrière pour certains, l'effondrement pour d'autres.
La concertation et le courage, c'est ce qu'est venu saluer le prix Nobel de la paix. Il faut désormais redoubler d'efforts dans cette voix car Nobel oblige. Et l'UGTT et l'UTICA ont un grand rôle à jouer dans les étapes à venir à condition de continuer à être conscients du rôle historique qui est le leur. Le Nobel est venu à temps pour le leur rappeler.
Mais ce Nobel oblige également la communauté internationale. Cette communauté qui n'a eu de cesse de saluer étape après étape, les progrès accomplis mais qui a sans cesse remis au lendemain son soutien. La communauté internationale qui n'a cessé d'attendre d'y voir plus clair, que les transitions et les intérims soient dépassés avant d'apporter son soutien alors que l'absence de soutien n'a fait qu'assombrir le paysage en Tunisie d'abord mais pour la communauté internationale également. Le premier contingent étranger à Daech est tunisien, cela devrait nous interroger tous, cela nous concerne tous, dans nos vies, dans nos villes et dans notre tranquillité. Une communauté internationale qui au lieu de soutenir la société civile aujourd'hui saluée par le Nobel a préféré s'ébahir devant des acteurs politiques de transition suffisamment intelligents pour se faire passer pour la branche fréquentable de l'islamisme.
Au lendemain de la révolution, au moment où la Tunisie demandait un soutien à son économie affaiblie par la révolution mais également par les 300 000 réfugiés en provenance de Libye, le seul souci de la France était l'arrivée de quelques milliers de tunisiens en provenance de Lampedusa! La France et l'Europe étaient alors loin de se douter que faute d'une vision et d'une compréhension en profondeur des enjeux de la région, le problème massif des réfugiés allait devenir leur problème.
Au lendemain de la révolution, c'est Ennahdha que certains ont décidé de soutenir car, malheureusement, l'argument mis en avant pour soutenir la Tunisie avait fait mouche : la Tunisie est suffisamment petite pour être un laboratoire de la démocratie et un exemple pour la région. Les néo-conservateurs ont estimé alors qu'une Tunisie trop moderne, trop progressiste, aurait été trop en rupture avec son environnement géopolitique et n'aurait pas pu servir d'exemple. Il fallait donc jouer le compromis voire la compromission jusqu'à ce que l'attaque de l'ambassade US et l'inertie coupable du gouvernement d'alors n'ait décillé les yeux, jusqu'à ce que la société civile, aujourd'hui saluée par le Nobel, vienne mettre un frein à un désastre annoncé.
Le temps est venu de tirer les conséquences de nos erreurs et surtout d'unir tous les efforts pour que la Tunisie de demain, cette Tunisie au cœur de la Méditerranée et au centre de l'axe Europe-Afrique, préfigure le devenir de cette aire, aire de développement naturelle pour l'ensemble des acteurs de la région.
Des actions d’envergure peuvent être entreprises avec des retombées bien au delà de la seule Tunisie. Parions sur la mobilité de la jeunesse dans le cadre d’un programme de mobilité étudiante de la taille et de l’ambition de ce que fut le programme Erasmus pour l’Europe, investissons dans les nouveaux outils pédagogiques (MOOC notamment) à l’échelle de la francophonie, développons des infrastructures de santé et d’accueil des personnes âgées à même d’alléger les structures d’accueil et les caisses de sécurité sociale au nord de la méditerranée et d’être un vrai facteur de développement économique et social au sud,… Sur chacun de ces chantiers, la Tunisie peut être un terrain d’expérimentation et un point de rayonnement.
Alors oui, le temps est venu d’agir car Nobelesse oblige!
Elyès Jouini
vice-président de l’Université Paris-Dauphine
ancien ministre du gouvernement tunisien de transition