Du Bardo à la Californie, la céramique tunisienne
Par Guy Sitbon - Il s’appelait Moïse. Mais personne ne l’appelait Moïse. En judéo-arabe, Moïse, on ne connaît pas. On dit Mouchi. Dieu sait pourquoi, on ne l’appelait pas non plus Mouchi. Pour abréger ou pour franciser, dès sa naissance à Tunis en 1897, on le dénomma Mouche, Mouche Chemla, l’auteur des splendides céramiques qu’on peut contempler un peu partout dans le monde et dans bien des bâtiments tunisois, algérois ou californiens. Si vous passez un jour par Santa Barbara (Californie), ne manquez pas un détour par le Palais de Justice. Vous y découvrirez des escaliers, des murs entiers revêtus d’un merveilleux carrelage qu’on croirait venus tout droit de Tunis. Ne cherchez pas, ils viennent de Tunis. Pétris, moulés, modelés, dessinés, cuits selon des recettes séculaires tenues secrètes, ils ont été expédiés à Los Angeles dans les années 20 du siècle dernier par les ateliers de Jacob Chemla et ses fils, dont Mouche. En Floride, à New York on se dispute ces chefs d’œuvres tunisiens issus d’une technique « qui dépasse tout ce qui se fait en Espagne », ces céramiques venues, conçues et fabriquées en Tunisie par les Chemla.
On apprend tout de cette histoire dans « Un Siècle de céramique d’Art en Tunisie » que viennent de publier les Éditions de l’Éclat et Demeter sous la signature des enfants de Mouche, Jacques Chemla, Monique Goffard et Lucette Valensi.
Le Maghreb avant la prise d’Alger, L’Islam, l’islamisme et l’Occident, L’Islam en dissidence, Venise et la Sublime Porte, La glorieuse bataille des Trois Rois (1578), Ces Etrangers familiers, les Musulmans en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), tous ces livres de recherche, le dernier paru récemment chez Fayard, ne donnent qu’un faible aperçu de l’œuvre de Lucette Valensi. Universitaire éminente, directrice de recherche à l’EHESS, animatrice de la prestigieuse revue Les Annales, elle quitte le quartier Lafayette de Tunis pour ses études à Paris où, en raison des circonstances, toute sa tribu la rejoint en 1966. Fin d’une aventure artistique peu banale.
L’arrière grand-père des auteurs, Haï Chemla, exerçait, entre autres professions, le métier de potier, Place des Potiers (El Qallaline) à Tunis, « jolie ville qui, vue de loin est comme un grand burnous blanc déployée sur un jardin de verdure. » Nous sommes dans la deuxième partie du 19e siècle. Les Français n’ont pas encore songé à occuper le pays mais l’emprise européenne se fait déjà sentir profondément dans la capitale. Haï donne naissance à trois fils dont Jacob qui verra le jour sous un protectorat encore au berceau en 1897.
Artisan potier, Jacob Chemla, le père de Mouche, serait passé aujourd’hui pour un brillant intellectuel. Il dirigea plusieurs journaux en judéo-arabe : Musharah al-Asdar, Al Bustan et El Hakika. Il traduisit de l’italien à l’arabe Le Comte de Monte Christo de Dumas. Surtout, il se donna corps et âme à sa vocation première : la céramique. Son obsession : retrouver le secret de fabrication des anciennes céramiques tunisiennes oublié au fil de la décadence. Il en vint à bout après des années d’acharnement qui lui ouvrirent la voie à une reconnaissance inespérée entre les deux guerres mondiales.
La crise de 29 et l’expiration de l’engouement pour le style hispano-mauresque mirent fin à ces années folles. Jacob s’éteint en 1938, deux de ces enfants passèrent à d’autres activités, il ne resta plus que Mouche.
Dans ses ateliers de la route du Bardo, il fournissait non plus le monde entier mais la Tunisie et l’Algérie de ses œuvres toujours fidèles à la tradition, toujours renouvelées. Bourguiba lui confia l’exécution de ces superbes panneaux qui garnissent des salons du Palais de Carthage. Bien des villas à Sidi bou Saïd, La Marsa, Gammarth, s’enorgueillissent de ses œuvres.
Après un dernier voyage à Tunis, Mouche Chemla disparaitra en 1977 laissant à André, l’un de ses neveux, les secrets de son art et à sa fille Lucette Valensi le soin de perpétuer sa mémoire.
G.S
Un siècle de céramique d’art en Tunisie Les fils de J. chemla de Jacques Chemla, Monique Goffard et Lucette Valensi.Editions Déméter, 2015, 204 pages, 58 DT