Palestine : Les « enfants du post-Oslo », fer de lance d’une nouvelle intifada ?
Par - Gilles Bibeau, professeur émérite, Département d’anthropologie, Université de Montréal. Je viens de rentrer d’un séjour de deux semaines (26 septembre – 9 octobre) en Israël et en Palestine, séjour durant lequel les scènes de violence ont débuté et se sont multipliées au fil des jours. À partir du début d’octobre, les attaques au couteau ont d’abord surgi dans la Vieille Ville de Jérusalem avant de s’étendre à travers la Cisjordanie, notamment à proximité des colonies – des « settlements », comme on le dit dans la langue de bois de l’administration israélienne. Ainsi, au check point de Qalandya à la sortie de Ramallah en direction de Jérusalem, de nombreux jeunes, garçons et filles, encagoulés et masqués - le kaffieh rouge de l’OLP a disparu – ont recommencé à lancer des pierres en direction de soldats qui ripostent avec des gaz lacrymogènes, des balles de caoutchouc et parfois même, selon divers rapports, avec des balles réelles. La situation s’est vite dégradée après que de jeunes palestiniens en colère aient tué, le 2 octobre, un couple de colons près de Naplouse en Cisjordanie et qu’un garçon de 19 ans d'une famille de Ramallah ait attaqué, apparemment sans complice, à l'arme blanche deux juifs ultra-orthodoxes qui se rendaient prier au Mur des lamentations. Dès le 9 octobre, la bande de Gaza a été entraînée dans la spirale de la violence. Du début à la mi-octobre, on rapporte près de quarante morts – plusieurs sont les auteurs des attaques au couteau contre des Israéliens – et plus d’un millier de blessés du côté palestinien, et sept morts et des dizaines de blessés du côté israélien.
Ce qui est en train de se passer sous nos yeux exige une analyse en profondeur qui prend en compte la complexité et l’intrication de diverses causes, les unes plus profondes, les autres plus conjoncturelles. La génération des jeunes palestiniens qui se radicalise aujourd'hui est née après les accords d’Oslo (1993), lesquels sont hélas restés, pour une large part, lettres mortes. Ces garçons et ces filles que l’on appelle « les enfants du post-Oslo » sont conscients du fait que rien n’a substantiellement changé depuis vingt ans dans la situation politique de la Palestine, que l’occupation israélienne rend de plus en plus incertaine la création d’un État palestinien et que les perspectives d’avenir sont bloquées. Cette jeunesse apparemment prête à se sacrifier est le témoin impuissant du blocage de l’horizon politique et d’une croissance de l’inégalité qui s’exprime à travers la Cisjordanie où les « settlers » des colonies se montrent de plus en plus sûrs de leur bon droit – de nombreuses attaques de villageois palestiniens ont eu lieu récemment – et dans la Jérusalem-Est arabe où l’occupation israélienne augmente, jour après jour, son emprise dans de nombreux quartiers, à Silwan et Al-Bustan, au creux de la vallée de Kidron, où la municipalité de Jérusalem a annoncé vouloir restaurer le « jardin du roi » du roi David, à Cheikh Jarrah où la présence de colons juifs est devenue ostentatoire, le drapeau israélien bleu et blanc flottant sur chacune des maisons possédées par des Juifs…
Les « enfants du post-Oslo » ont aussi perdu confiance dans leurs propres leaders politiques - Mahmoud Abbas leur apparait en effet faible et incapable d'imposer les exigences des Palestiniens face à un gouvernement israélien de plus en plus dominé par l’extrême droite israélienne. De la part du gouvernement de Benyamin Nétanyahou, la réponse à la vague de violence est toujours la même : Israël serait victime, une fois de plus, du terrorisme palestinien, de la haine des Arabes à l'égard des juifs, un haine alimentée, répète Nétanyahou, par la rhétorique antijuive des leaders palestiniens, de Mahmoud Abbas à Ismaïl Haniyeh, le chef du Hamas à Gaza. Ce type de réponse ne fait aucune place à un examen approfondi de l’impact des politiques d’Israël sur les Palestiniens, notamment pour tout ce qui touche à la colonisation dans les territoires occupés, à la place des camps de réfugiés – comme celui de Shuafat aux portes même de Jérusalem – et plus largement aux obstacles dressés par Israël chaque fois qu’il est question de créer un État palestinien souverain. Fondamentalement, c'est pourtant le pourrissement de ces vieilles politiques qui nourrit, à l’aube d’une troisième Intifada, la colère des jeunes Palestiniens.
À cette toile de fond, il faut ajouter quelques événements récents qui ont fait exploser, en ce moment précis, la violence des jeunes et provoqué plus largement la colère des Palestiniens. Ces événements sont directement reliés au droit des juifs de se rendre - notamment pour prier - sur l’esplanade des Mosquées, un site qui est sacré aussi bien pour les musulmans - avec la mosquée Al-Aqsa et le Dôme du Rocher, le Haram al-Charif est le troisième lieu saint des musulmans après La Mecque et Médine – que pour les juifs. Ces derniers le révèrent à la fois comme le mont Moriah où Yahvé demanda à Abraham de sacrifier son fils premier-né et comme « Mont du Temple » où auraient été bâtis – les archéologues ne sont pas tous d'accord à ce sujet – le Temple de Salomon et le second Temple au retour de l'exil en Babylonie. Selon le statu quo en vigueur depuis des décennies - c'est sous Moshe Dayan que les règles furent établies -, seuls les musulmans sont autorisés à prier sur l’esplanade des Mosquées tandis que les juifs – tout comme les touristes d’ailleurs - peuvent s’y rendre à certaines heures. Symétriquement, les musulmans ne vont pas prier au Mur des lamentations.
Dans le nouveau cabinet de Nétanyahou, le ministre Uri Ariel – il dirige le ministère de l’agriculture et du développement rural – qui est issu du parti Le Foyer juif, un parti religieux nationaliste et néo-sioniste très proche des colons fait ouvertement la promotion de la mise en œuvre d’un projet de construction du 3è Temple sur l’emplacement postulé – ce serait le site du Dôme du Rocher construit vers 690 de notre ère – où s’élevèrent, autrefois les deux premiers temples. Or, au cours des derniers mois, le ministre Ariel s'est rendu plusieurs fois sur l’esplanade des Mosquées, provoquant du même coup la colère des autorités religieuses musulmanes gardiennes du site. On se rappellera que la visite d'Ariel Sharon sur ce même esplanade avait contribué à provoquer, en 2000, la seconde Intifada. Les visites répétées du ministre Ariel et de d’autres dignitaires dans ce lieu saint de l’islam ont été à l’origine des affrontements entre fidèles musulmans et policiers israéliens au cours des semaines précédant la vague de violence menée par les « enfants du post-Oslo ». Depuis quelques mois, les Palestiniens ont commencé à s'alarmer devant la recrudescence des visites de nombreux juifs sur l’esplanade et surtout devant les rumeurs de revendications de souveraineté israélienne à l’égard du Mont du Temple. En répétant le geste de Sharon, le ministre Uri Ariel a clairement provoqué les Palestiniens qui sont de plus en plus convaincus que le gouvernement israélien veut changer sa politique - sous la pression de ministres comme Uri Ariel et Neftali Bennett - à l’égard des droits des Juifs sur le Mont du Temple. Les dénégations de Nétahyahou n’ont pas réussi à apaiser les craintes.
La conjoncture du calendrier des fêtes religieuses a contribué à faire monter la violence d’un cran. Depuis la mi-avril, des dizaines de milliers de juifs de toutes tendances – séculiers, réformés, orthodoxes et ultra-orthodoxes – venus du monde entier, notamment des États-Unis et de France, ont convergé vers Jérusalem. Après les dix jours du Rosh Hashana – le Nouvel An juif – qui s’est achevé avec le Yom Kippur – le jour le plus saint de l’année -, les juifs ont célébré, durant sept jours, le festival du Sukkot, une fête haute en couleurs rappelant l’errance des Israélites dans le Sinaï à travers la construction de cabanes où l’on mange à l’abri des regards – les ultra-orthodoxes y dorment même. De tous les côtés, on voit des juifs pratiquants se diriger vers le Mur des lamentations en tenant des palmes dans une main et un fruit amer dans l’autre, palmes qu'ils agitent dans toutes les directions quand ils prient. Les fêtes du Sukkot et du Yom Kippur ont aussi amené à Jérusalem des milliers de chrétiens évangéliques – des Américains pour la plupart - qui croient dans le retour prochain du Messie. J’avoue n’avoir jamais vu autant de Juifs à Jérusalem durant les trois autres séjours faits en Israël.
Pour assurer la sécurité de tous ces visiteurs juifs et chrétiens, les dispositifs israéliens de sécurité qui sont déjà massifs en temps ordinaire ont été nettement renforcés, notamment dans les rues donnant accès au Mont du Temple. Des policiers et soldats israéliens patrouillent tous les quartiers de la Vieille Ville ; ils se postent principalement au seuil des huit portes d’entrée de Jérusalem, à l’exception de la Porte dorée qui est aujourd’hui murée : c’est par cette porte que le Messie est censé passer, selon les juifs et les chrétiens, lorsqu’il reviendra (Ézéchiel 41, 1-3). En tant que touristes, de nombreux visiteurs juifs et chrétiens messianiques veulent profiter de leur présence à Jérusalem pour se rendre sur le Mont du Temple, contribuant du même coup à amplifier le malaise déjà ressenti par les musulmans suite aux visites du ministre Ariel. Ces visiteurs comprennent-ils que l’esplanade des mosquées constitue le véritable épicentre de la nouvelle tension entre Palestiniens et Israéliens ? Dans le même temps, les contrôles à l’égard des Palestiniens sont renforcés, avec restrictions à l’entrée de musulmans pour prier à la mosquée Al-Aqsa et des arrestations de plus en plus nombreuses. L’accès à l’esplanade des Mosquées à Jérusalem a ainsi été interdit, deux vendredis consécutifs, aux hommes de moins de 50 ans pour la prière hebdomadaire. De jeunes musulmans ont défié, sans succès, cette interdiction.
Obsédé par l’effort pour pénétrer le sens de la violence renaissante qui surgit aujourd’hui, j’ai eu recours, durant ce récent séjour, aux outils habituels de l’anthropologie pour rejoindre, sans les caricaturer, la vie et l’histoire de ces deux peuples qui sont aux prises avec leur douloureuse destinée. À travers l’œil qui observe et l’ouïe qui écoute, des centaines de scènes se sont enregistrées et des voix multiples se sont fait entendre à travers conversations, témoignages et confessions. De ce dernier voyage en Israël et Palestine, l’image assourdissante d’une exigence d’analyse et de vérité s’impose avec d’autant plus d’urgence qu’on se limite, dans les milieux officiels, à dénoncer le terrorisme des uns tout en omettant d’interroger le pouvoir hégémonique des autres. Tout séjour en Israël met tragiquement au contact de l’histoire de cette grande utopie qu’a été, et est encore, le projet sioniste qui transforme le Juif d’aujourd’hui en un descendant des Hébreux d’autrefois et qui revendique, au nom de la promesse faite à Abraham, les droits d’exclusivité sur l’antique terre de Palestine.
Les « enfants du post-Oslo » disent à travers leurs gestes de violence l’horreur d’une situation gelée qui ne fait que se dégrader. Je n’arrive pas à me dissocier de ces jeunes pour qui j’éprouve une immense compassion, pour ces jeunes filles surtout qui se font aujourd’hui combattantes aux côtés de leurs camarades. J’écris tout cela en me disant que j’aime immensément le monde juif et que je m’incline devant son humanisme et sa spiritualité. Cependant, ce n’est pas ce monde-là dont des politiciens comme Benjamin Nétanyahou, Uri Ariel et Naftali Bennett se font aujourd’hui les porteurs.
Gilles Bibeau, professeur émérite, Département d’anthropologie, Université de Montréal
Montréal, le 16 octobre 2015