Tunisie : réconcilier le tunisien avec l’Etat
Nous sommes nombreux aujourd’hui à nous demander s’il y a bien eu une révolution en Tunisie et comment peut-on en définir les contours pour savoir comment elle se matérialise. L’un des paramètres qui déterminent la notion de révolution c’est le rapport à l’Etat. Peut-on affirmer que la Tunisie est engagée dans une dynamique révolutionnaire par laquelle le rapport à l’Etat est remis en question ? Peut-on dire que la marche vers la citoyenneté est entamée? Pour tenter de répondre à ces questions, somme toute, fondamentales pour une révolution institutionnelle, culturelle et politique, nous allons essayer de partir de la définition du concept politique qu’est l’Etat et vérifier sa pertinence par rapport à la situation telle qu’elle prévaut en Tunisie aujourd’hui.
Pour autant, il n’est pas question dans cette article d’envisager toutes les acceptions du concept d’Etat, ni même de se baser sur une définition particulière car je ne souhaite en aucun cas placer le débat sur le plan idéologique. Ma préoccupation principale est d’essayer de comprendre la nature dulien qui, si il existe, uni le Tunisien à l’Etat et pourquoi il considère l’Etat, sinon comme un ennemi, à tout le moins, comme un mal nécessaire?
Si l’on se réfère historiquement à l’étymologie du mot Etat et de ses différentes acceptions à travers les âges, on constate que pour les Grecs, c’est la Koinonia politike, la société civile. Pour les Romains, il s’agit plutôt de respublica, qui désigne alors, la chose publique. Il faudra seulement attendre le début du 16ème siècle pour que le mot Stato soit utilisé par Machiavel et désigne le modèle politique qui préside à la destinée des Cités-Etats.
Ce qui ressort de toutes ces définitions, c’est l’idée que la souveraineté et la puissance publique s’expriment à travers des institutions. C'est ainsi qu’a émergé à partir de la Renaissance, une conception moderne de l’Etat que Machiavel définit comme étant un pouvoir centralisé et souverain. Autrement dit, un Etat autonome qui conçoit l’action publique en dehors de toutes considérations morales ou religieuses. Le théologien allemand Martin Luther établi à la même époque qu’il doit exister une séparation totale entre le royaume divin et le monde terrestre.
Plus récemment encore, pour les philosophes du Siècle des Lumières,la question de la légitimité de l’Etat et de ses institutions se pose en d’autres termes. Ils s’interrogent sur le rapport que doit entretenir l’Etat avec les autres centres de pouvoir. Ceux de l’Eglise et de la noblesse, qui pour cette dernière, illustre la mainmise sur la société toute entière d’un pouvoir de type féodal,d’ordre économique.
La pensée moderniste de ces penseurs au 18ème siècle se révèle lorsqu’ils évoquent le transfert de ces compétences rassemblées jusqu’alors dans les mains d’une minorité (religieuse ou sociale), vers une majorité de personnes à qui revient la gestion de la chose publique. Pour faire court, on pourrait dire qu’un processus fut enclenché pour déterminer comment gérer et organiser la vie de la Cité de la manière la plus pacifique etla plus équitable qui soit. D’où l’importance dela notion d’Etat et de son rôleau quotidien dans la gestion des affaires publiques. Mais comment cette souveraineté peut-elle s’exercer légitimement ? Et comment cette toute puissance de l’Etat - qui détient également le monopole de la violence physiquedite « légitime » - peut-elle être acceptée de tous ?
Quoique défaillant à bien des égards, le système démocratique reste à ce jour celui qui assure la meilleure équité possible. Mais cet exercice de la vie en communauté entraîne inexorablement une recherche permanente pour affiner les contours de la puissance publique en l’élargissant à la participation citoyenne et en perfectionnant les modalités de contrôle. En clair, l’Etat est une puissance publique qui se fonde sur des institutions, elles-mêmes sont soumises aux contrôles, notamment lors de l’exercice de la violence. A contrario, dans bien des cas de figure, on observe que l’hostilité envers l’Etat se réduit à mesure que la puissance publique intègre des règles du fonctionnement représentatif.Et ces règles sont soumises au contrôle de ceux-là même qui sont chargé de leur mise en application. En d’autres termes, plus la participation à l’édification des institutions et de ses règles de fonctionnement est large et équitable, moins s’exercent les injustices et les inégalités.
Pour autant, peut-on dire qu’en Tunisie, en ce début de troisième millénaire, le Tunisien fait réellement partie prenante de l’exercice d’une puissance publique, transparente et équitable ? La réponse est toute simple, hélas non. Et pour cause, nous ne sommes qu’au début d’une longue marche vers la démocratie représentative. Pourtant, nous possédons déjà entre nos mains tous les éléments du processus révolutionnaire, en ce sens qu’il engendre une rupture avec l’ordre ancien et qu’il nous inviteà reconsidérer notre relation avec l’Etat.
D’ordinaire, le rapport de l’Homme à l’Etat est déterminé selon le degré de son implication dans l’exercice de la puissance publique ainsi que du modèlechoisi de représentation au sein desinstitutions. Institutions dont il est à la fois l’origine et la finalité.Il se trouve que dans notre pays, dans cette phase de construction démocratique, uneautre approche,uneautre conceptionde ce rapport Homme/Etat est possible. Ce nouveau rapport estsusceptible de voir le jour sous réserve de remplir plusieurs conditions.
Tout d’abord, nous devons tenir compte du fait que nous sommes les héritiers d’une conception biaisée de l’Etat au sens démocratique du termeet ce, pour des raisonstout à la fois historiques, religieuses, économiques et politiques. La non séparation de l’Etat et de la religion depuis les conquêtes musulmanes a empêché l’émergence d’un Etat moderne dans lequel le citoyen peut exercer sa souveraineté à travers des institutions représentatives. De plus,on observe que ce monopole de l’exercice de la puissance publique par le pouvoir religieux ou économique -à quelque rares exceptions - avec les modernistes Ahmed Bey et Moncef Bey-, a fait naître chez le Tunisien un rapport violent à l’Etat.
Une expression singulière résume à elle seule ce rapport à savoir : « Rizk El bylik » ou les biens/domaines du Bey.
Cette expression évoque le fossé qui existait et existe encore entre le Tunisien et l’Etat. On y décèle également une métaphore à caractère politique qui indique clairement que tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un souverain. Ce n’est pas le peuple qui est souverain mais un seul et unique individu. Il peut être investi d’une autorité religieuse, politique, sociale ou économique et il détient seul le monopole de la force sur ses sujets.
Ainsi, et depuis longtemps, n’étant pas pleinement impliqué dans la construction et l’exercice de l’autorité publique, leTunisien a développéune sorte de phobie envers l’Etat qui, pour lui, n’est rien d’autre qu’une machine d’oppression et de soumission. L’après indépendance avait vu apparaître un léger fléchissement dans le processus d’implication et de participation du peuple dans la construction de l’Etat et, par conséquent, dans la prise de décision. Sauf que, la dérive autoritaire, la corruption, l’arbitraire, les injustices et la mauvaise gouvernance ont perverti tout le processus démocratique de l’époque. Ainsi, s’est lentement ancré dans la mentalité du Tunisien lambda, que tout ce qui est lié à l’Etat, donc extérieur à lui, est associé à une image négative.
Par conséquent, le Tunisien ne s’est pas encore approprié l’Etat comme étant une émanation de lui-même. Une émanation mise à sa disposition et qui présuppose une relation dialectique fondée sur l’équilibre entre les droits et les devoirs.Ne se sentant pas « citoyen » au sens politique du terme, le Tunisien triche, détruit les biens publics, gaspille, vandalise presque avec délectation tant il ne se sent pas concerné par ce corps distant, voire hostile, qu’est l’Etat, d’où l’expression «Rizk El Bylik»!
Pourtant, les possibilités de changement n’ont pas manqué. Après le 14 janvier 2011, le Tunisien a disposé d’une occasion unique de se réconcilier avec l’Etat. Etat dans son acception politique et moderne du terme. Alors que la société civile participait à la refonte de nos institutions, que la rédaction de la nouvelle Constitution était en cours, l’occasion a été manquée de tenter de redéfinir la notion et le concept d’Etat. Un Etatrétablit par une révolte populaire pour être au service et dans l’intérêt de tous. Car, si on demande au Tunisien s’il aime son pays, nous sommes convaincus d’avoir 99% de réponses positives. Mais si on lui demande s’il se reconnait dans l’Etat et quelle est la nature de sa relation, les réponses seront certainement plus nuancées et largement négatives. Comment peut-on l’expliquer autrement que par la schizophrénie, quand on voit le Tunisien entrer en transe en assistant à un match de foot de l’équipe nationale et au sortir du même match il peut vandaliser le bus qui l’a transporté ? Les notions de Nation et d’Etat sont alors renvoyées dos-à-dos.
Le rapport à l’Etat étant déterminé par la responsabilisation et l’implication du Tunisien dans la prise de décision, il est presque naturel, qu’en dehors de toute considération morale et culturelle, il ne manifeste aucune réelle sympathie vis-à-vis de l’Etat. La vraie révolution réside donc dans la mise en place de tout un système visant à modifier ce rapport à l’Etat. Nous devrions être capables de nous réinventer, d’entamer le grand tournant tant souhaité et modifier ce rapport schizophrénique qui existe entre le Tunisien et l’Etat.
C’est sur cette base réensemencée par une nouvelle approche - qui unirait individu et Etat -, que nous pourrons seulement nous éloigner des graines de la haine et établir un rapport biunivoque entre le citoyen et l’entité politique qu’il est amené à défendre.Un rapport articulé autour de quelques principes simplesqui, s’ils étaient appliqués, enrichiraient le débat démocratique.
Premièrement :faire naître une vision politique définie et une volonté sans détour de la part de nos dirigeants pour engager des réformes destinées à changer ce rapport à l’Etat. La priorité absolue, celle qui peut mesurer notre passage d’un système à un autre et inspirer le changement de paradigme. Cette transformation réside dans la mise en place d’un mécanisme d’implication et de responsabilisation duTunisien dans la construction de la souveraineté publique. Certes, nous avons organisé des élections libres. Mais elles ne sont qu’une des expressions de cette implication. Elles doivent s’accompagner d’une mise en place effective des institutions, par l’exercice et le contrôle de la puissance publique. Raison pour laquelle, une volonté de réforme doit se manifester au traversd’un pouvoir législatif et exécutif ayant comme objectifs, non seulement la gestion des affaires publiques mais également la mise en place d’un processus de participation et de responsabilisation. Ce processus doit obéir à des règles dont l’indépendance est le pivot central. Les institutions en construction doivent impérativement être indépendantes, ce qui ne veut pas dire sans mécanisme de contrôle. C’est ce que les anglo-saxons appellent « Checks and balances », pouvoir et contre-pouvoir.Mais l’idée du consensus comme unique méthoden’est pas forcément la plus efficace. Car la recherche permanente d’un contentemententre les partiesfait perdre aux réformes leur caractère révolutionnaire et dynamique. A force de vouloir accommoder tous les tenants de pouvoirs, on finit par bloquer le système en marche. Et, à l’image de notre nouvelle Constitution, on relève d’ores et déjà de nombreuses contradictions et lacunes qui bloquent le processus de construction de nos institutions.
Deuxièmement : une fois cette vision politique basée sur la réforme de l’Etatclairement ancrée, il faudra mettre en place des mécanismes de responsabilisation et d’implication, autrement dit, de reddition des comptes, condition sine qua non à l’avènement de l’Etat de droit.
Troisièmement : établir une réelle responsabilisation et un lien entre les éléments qui composent la sphère privée et ceux qui appartiennent au domainepublic. Le Tunisien devrait intégrer le fait que le bien public est in fine un bien privé. Car le passage d’une mentalité d’assistés à celle de contribuables responsabilise autant qu’il garantit des droits. Autrement dit, si on casse un banc public ousi on laisse le climatiseur allumé tout le weekend dans l’administration, ou encore, si on ne prendpas soin des voitures de fonction par exemple, il faut savoir que c’est nous qui paierons la facture. Par conséquent, pour établir une corrélation entre ces deux sphères, le Tunisien doit être associé à la gestion des affaires publiques, ce qui engendre une prise de conscience collective des droits et des devoirs.
Quatrièmement : la transparence et la lutte contre la corruption contribuent à l’appropriation de l’appareil de l’Etat. Cela passe nécessairement par la simplification des formalités administratives, une fiscalité juste et équitable et un système de sanction pour les fraudeurs. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que l’action de la force publique se limite seulement à la notion de sanction. Ce qui, admettons-le, n’endiguera pas le phénomène à long terme.
Cinquièmement : le service public. Dans le cadre de l’exercice de la souveraineté, l’Etat se doit d’étendre son champ d’intervention aux domaines quirelèvent de l’intérêt général, comme l’éducation, la santé, la sécurité, l’énergie, le transport et la culture. Ces domaines ne peuvent et ne doivent pas être livrés à la règle du marché. La redistribution de la richesse nationale est le moyen le plus efficace pour corriger les inégalités inhérentes à toute démocratiequi a inscrit son avenir dans un environnement mondialisé. Le remplacement de l’Etat Providence par l’Etat Protecteur n’est pas un simple changement de substantif mais plutôt, le passage d’une situation qui induit le laxisme et l’assistanat vers une auto-responsabilisation de chaque citoyen. Grâce à cette autre approche, l’Etat corrige les inégalitéssociales par la solidarité nationale. Et contrairement à l’Etat Providence, l’Etat devenu Protecteur doit exiger des contreparties de la part de ses protégés. Ceux-ci participent alors à la création de la richesse nationale et contribuent ainsi à l’effort de solidarité dans le cadre d’un contrat bien défini.
Sixièmement : la décentralisation. L’opérationnalité de nos services publics, la participation citoyenne, un contrôle efficace et la reddition des comptes de nos élus politiques ne seront efficaces que si on introduit dans la réforme de l’Etat, un projet de décentralisation. Rapprocher les services du citoyen, c’est aussi stimuler chez lui le sens de la responsabilité. Cette démarche participative conduit également à plus de respect et à moins de revendications. La décentralisation est un moyen technique d’une grande efficacité sans lequel la conscientisation qui mène vers une citoyenneté responsable ne peut voir le jour. La décentralisation permet d’établir une corrélation et une adéquation entre les spécificités locales et les solutions prodiguées.
Ainsi, la Tunisie ne pourra faire l’économie d’un tel débat sur la refonte de la notion d’Etat. Un débat qui fixerait également un agenda et le cadre des travaux en cours d’exécution (Cour Constitutionnelle, Conseil Supérieur de la Magistrature, media, etc.).
A l’avenir, il serait souhaitable que nos élites et nos responsables politiques se penchentrapidement sur ces questions de fond. Aujourd’hui, en toute légitimité, le Tunisiendoitgagner la bataille de la citoyenneté responsable,dans un Etat où s’exerceraient équitablement, non seulement les droits, mais également les devoirs.
Hédi Ben Abbes
Universitaire et dirigeant d’entreprise.