Lettre de Djamila Bouhired à l’ARP Imaginée par Slaheddine Dchicha
Très cher(e)s compatriotes
Je prends la liberté de m’adresser à vous en ces termes, puisqu’après tout, je suis comme vous le savez peut-être, à moitié tunisienne par ma mère.
Donc, très cher(e)s compatriotes,
Grande a été mon émotion de voir votre vénérable assemblée se lever et prier en ma mémoire…alors que, certes un peu fatiguée, je suis toujours de ce monde. Je croyais qu’il y avait parmi les élus des laïcs, des libres penseurs, mais j’ai vu tout le monde prier en une belle unanimité.
Très cher(e)s compatriotes
Grande a été ma surprise de voir cette députée voilée, dont on ne remarque que les lunettes et le foulard, demander courageusement mais d’une voix chevrotante d’émotion, au vice-président de votre assemblée de réciter une prière funèbre en mon nom… j’ignorais que les islamistes reconnaissent les luttes nationalistes et notamment celle du FLN… (mais alors à quoi rime la guerre civile qu’ils ont menée pendant une décennie en Algérie)… j’ignorais aussi que les femmes islamistes me respectent, moi qui ai osé me marier à un non-musulman.
Très cher(e)s compatriotes,
Grand a été mon étonnement de voir le ledit vice-président portant beau son fringant habit traditionnel de cheikh, synonyme de science, de piété et de sagesse… exaucer la demande de l’élue et sans perdre son sens de l’humour s’enquérir s’il y avait d’autres défunts pour qui prier… en d’autre occasion il m’aurait arraché au moins un sourire.
Votre initiative a suscité en moi des sentiments ambivalents. L’horreur d’avoir l’impression d’assister à ma propre mort était atténuée par un mélange de contentement et de fierté, sentiment que suscitent l’estime et la reconnaissance d’autrui.
Votre attention m’a donné l’impression que la boucle est bouclée car, par contraste, cette fin anticipée a fait écho à mes débuts. La députée m’a fait penser à Fayrouz et à la chanson qu’elle m’avait dédiée et le vice-président m’a renvoyée à Youssef Chahine et au film qu’il m’avait consacré.
Votre geste a brouillé ma notion du temps. Mon présent de vivante a été propulsé vers mon futur de morte et celui-ci m’a projetée vers mon passé de militante jugée et condamnée à mort. J’ai été renvoyée au temps de l’attente: du jugement et de l’exécution. Un temps où plus d’une fois j’ai halluciné ma mort, ma disparition…
Votre geste m’a fait penser aux kamikazes qui, avant d’aller donner la mort en mourant, enregistrent leur dernière déclaration.
Votre attention bien intentionnée m’a touchée mais elle m’a en même temps attristée. Vous m’avez donné un avant-goût de ce qui pourrait arriver après ma mort mais vous avez aussi fait preuve de manque de précision, de désinvolture, de laxisme, d’à peu près, d’amateurisme… tout ce que l’on rencontre dans tous les pays arabes et dans tous les domaines, ce qui peut expliquer en partie les problèmes et difficultés actuels de ce monde.
La rigueur, la précision et le travail bien fait, ce sont là des exigences minimales de la part des représentants du peuple. Vous êtes des modèles et vous devez avoir une fonction éducative et un rôle pédagogique. Vous êtes tenu à un devoir d’exemplarité.
Imaginez les dégâts voire les catastrophes si chacun se satisfait de «l’à peu près» dans son comportement et dans son travail: le dirigeant dans ses décisions, l’ouvrier dans ses gestes, l’enseignant dans ses leçons, le journalistes dans ses articles, le médecin dans ses diagnostics, l’infirmier dans ses soins, le chirurgien dans son intervention, le pilote dans ses manœuvres…cela donnerait le monde… arabe tel qu’il est, tel que nous le voyons… sans même sa fameuse exception, la Tunisie puisque son parlement, après cette bourde, est la risée des internautes et des médias du monde entier.
Sans rancune, très cher(e)s compatriotes, mais avec colère. Et j’espère que cela ne vous empêchera pas de prier pour moi le jour où je mourrai vraiment.
Slaheddine Dchicha