Tunisie : recomposition du Paysage Politique
Après la révolution et la chute de la dictature, après la période transitoire et surtout après trois campagnes électorales, celle de 2011 et les deux suivantes de 2014, le Paysage Politique Tunisien (PPT) a connu une véritable mutation dont les conséquences n’ont pas fini d’affecter l’équilibre des forces politiques et d’impacter la société tunisienne. Après cette intense période d’élaboration et avec la scission qui vient de s’opérer au sein de NidaaTounes et l’arrivée du nouveau parti de Marzouki, il semble possible et intéressant d’en donner sinon une photographie précise et exacte du moins d’en dessiner les contours les plus proches de la réalité.
Emergence du pluralisme et du multipartisme
Le lendemain du 14 janvier 2011, après le dur sevrage sous la Dictature, la scène politique tunisienne a été submergée par une myriade d’organisations et d’associations et par une pléthore de partis politiques. Cependant, cette inflation d’organisations politiques n’a pas pu résister à l’épreuve d’une part des nouvelles institutions et notamment de la nouvelle constitution et de la nouvelle loi électorale. D’autre part, elle ne pouvait pas traverser indemne l’épreuve des consultations populaires.
La première consultation postrévolutionnaire a vu le parti islamiste Ennahdha dominer la scène politique, ce qui l’a amené au pouvoir avec ses alliés-affidés, le CPR et Attakattoul, tandis que l’opposition à l’islamisme politique, en raison de son éparpillement et de sa division, elle s’est trouvée en marge de la représentation et donc du pouvoir. En effet, Ennahdha, parti rompu à la militance et à la clandestinité, bien implanté grâce à sa galaxie d’associations caritatives, fort de son martyrologe sous la dictature et pourvu en moyens financiers par de riches et généreux donateurs et soutiens, ne pouvait que l’emporter.
Ce passage du Parti Unique de la dictature à l’hégémonie du «parti de l’Unique» d’Ennahdha a traumatisé cette opposition inexpérimentée, divisée et surtout aux moyens modestes. Cette peur de l’hégémonie islamiste a provoqué, comme un anticorps, l’émergence de Nidaa Tounes. Dès le début ce parti avait l’ambition de rétablir l’équilibre des forces.
La bipolarisation
Après les législatives de 2014, tous les observateurs et la plupart des analystes, au vu des résultats, ont conclu à la bipolarisation de la vie politique tunisienne. Certains y voyaient une dichotomie entre les Islamistes et les laïques. D’autres, une séparation entre les conservateurs et les modernistes, d’autres encore entre deux modèles de sociétés
Or, d’une part, étant donné l’histoire, la sociologie et l’anthropologie du pays, l’islam est une culture, une foi et une référence largement partagées par la majorité des Tunisiens et qui de ce fait traverse tous les courants et toutes les formations politiques. N’a-t-on pas vu BCE au deuxième tour des Présidentielles émailler tous ses discours et toutes ses interventions par des sourates du Coran? Conviction? Opportunisme? Instrumentalisation du religieux? Il faut croire qu’il s’agit de conviction puisqu’encore aujourd’hui il continue de le faire alors que rien ne l’y oblige.
La deuxième séparation ne résiste pas à l’analyse: la grande bourgeoisie citadine et l’aristocratie des vieilles familles n’ont aucune hostilité vis-à-vis de l’Islam et éprouvent même quelques réserves par rapport à la modernité et ses excès et elles peuvent se trouver au diapason avec une frange d’Ennahdha. Un Mourou peut aisément s’entendre avec certains barons de Nidaa. D’ailleurs, certains d’entre eux ont été conviés au mariage de son fils. Mohamed Ennaceur y était parmi d’autres comme Rached Ghannouchi ou Kamel Morjane…
Faut-il par ailleurs rappeler que, malgré les clichés et les affirmations hâtives, la réislamisation de la société tunisienne a commencé avec Ben Ali. Le Président déchu, afin de couper l’herbe sous les pieds du Parti islamiste s’est mis à en récupérer les thèmes, les mots d’ordre et les revendications, agissant ainsi à l’instar de la Droite française par rapport aux idées du Front National. Pour preuve, il suffirait d’évoquer l’exemple le plus notoire de cette islamisation, le lancement, le 13 septembre 2007, de Zitouna FM, cette station de radio privée tunisienne à vocation religieuse et de langue arabe, par Mohamed Sakhr El Materi, qui n’est autre que le gendre de Zine el-Abidine Ben Ali, perçu un moment comme son dauphin probable !
Parallèlement, on a vu Ennahdha aligner comme porte-parole des jeunes gens tout à fait modernes et n’ayant rien à envier aux jeunes nidaïstes.…
L’alliance des deux pôles
Deux ans après sa fondation, NidaaTounes est parvenu à fédérer plusieurs tendances de l’opposition autour d’un projet minimal : contre le parti islamiste Ennahdha. Grâce à une campagne qui a agité la menace nahdhaoui et grâce à l’appel au vote utile pour lui barrer la route, le Parti de BCE est arrivé en tête et a engrangé le plus grand nombre d’élus à l’ARP (86 élus) suivi d’Ennahdha (69 élus).
A la surprise générale, au lieu d’être cohérent avec sa campagne et de tenir ses promesses en écartant son adversaire, NidaaTounes a choisi la sécurité et la stabilité en associant Ennahdha à une vaste coalition comprenant les libéraux de l’Union patriotique libre (16 élus) et ceux d’AfekTounes (8 élus). Cette situation inédite n’a laissé sur les bancs de l’opposition que Le Front Populaire (15 élus) en compagnie de partis petits et marginaux dont le nombre d’élus oscille dérisoirement entre 1 et 4.
Cette volte-face du premier parti de Tunisie a déçu non seulement les citoyens et les citoyennes qui lui ont porté leur suffrage, mais aussi une partie de la société civile, un bon nombre d’intellectuels et certains de ses propres cadres et députés. Il faut dire que cette alliance a été discrètement dictée par l’étranger et notamment par les USA et l’Occident qui n’ont cessé de conditionner ainsi leur aide.
Recomposition du PPT et fin de la bipolarisation
L’heure semble être à la fin de la bipolarisation ! Les Elections régionales françaises et les Législatives en Espagne ont chacune fait surgir une troisième force - respectivement le Front National et Podemos - qui recompose le paysage politique, modifie les rapports de forces, met fin à la bipolarisation et rend difficile la formation des alliances.
En Tunisie, deux événements qui se sont produits ce Week-end semblent aller dans le même sens.
Le premier est l’arrivée du nouveau parti de Moncef Marzouki, « HarakTounes Al Irada» (Mouvement/mouvance Tunisie Volonté) qui, sans mauvais jeu de mot, affiche «la volonté» d’occuper la place d’une opposition absente et qui se «veut» comme une alternative à une majorité qu’il a qualifiée d’incompétente et de défaillante. Quoiqu’il en soit, le PPT se trouve enrichi d’un nouveau parti dont le fondateur rêve d’y réunir tous ceux qui se sont portés sur son nom au 2ème tour des Elections présidentielles. S’il en était ainsi, il siphonnerait une grande partie d’Ennahdha. En réalité, il ne capterait qu’une petite partie qui s’est égarée car désorientée par l’absence d’un candidat nahdhaoui aux Présidentielles.
Le deuxième événement, c’est la scission désormais effective et certaine au sein de NidaaTounes après des semaines d’un mauvais feuilleton où n’ont manqué ni la violence, ni les menaces, ni les valses hésitations, ni les déclarations fracassantes. Le spectacle donné était affligeant de familiarité et de trivialité. Il fait penser à une bagarre de Houma où aucun des deux protagonistes ne veut vraiment pas se battre mais chacun jetant sa veste, retroussant les manches et criant à ceux qui s’interposent de le lâcher pour qu’il puisse se battre…Esbroufe, théâtralité pour impressionner l’adversaire comme le terrifiant « Haka » du rugby.
Depuis la démission effective de 21 députés et depuis les déclarations de Mohsen Marzouk – encore étrangement équivoques – le PPT risque de voir la naissance d’un autre parti, qui serait un parti plus à gauche que Nidaa, un parti anti-népotisme et anti-alliance avec Ennahdha. Quant au clan du fils du Chef de l’état, il semble favorable à l’alliance avec le parti islamiste et plus enclin à intégrer dans ses rangs, pêle-mêle, les anciens RCD, les destouriens, les hommes d’affaires…
D’ores et déjà, cette scission pose des problèmes à l’exécutif qui est à la veille de procéder à un remaniement ministériel. En effet, il pose des problèmes d’équilibre des forces politiques, puisque, amputé des démissionnaires, dont le nombre risque d’augmenter dans prochains jours, Nidaa ne dispose plus de majorité, n’est plus le premier parti de Tunisie…Désormais, les alliances et les majorités seront difficiles à trouver.
A l’approche des consultations municipales et des congrès respectifs des deux grands partis, parions que le PPT n’a pas fini de se recomposer.
Slaheddine Dchicha