Gilles Kepel: Terreur dans l’Hexagone et ailleurs - Le djihadisme 3G
L'éruption du djihadisme en France qui vient de frapper au Bataclan et, auparavant, à Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, n’est pas le fruit du hasard. Il trouve ses origines dans des mutations profondes qui ont changé la donne de l’Islam en France et du djihadisme au Moyen-Orient et qui ont échappé à la vigilance tant de la classe politique que des services sécuritaires. C’est ce qu’explique Gilles Kepel dans son tout dernier livre intitulé Terreur dans l’Hexagone qui vient juste de paraître aux éditions Gallimard. Avec ses outils de sociologue, fin connaisseur des banlieues parisiennes, terreau de radicalisation islamiste, de la langue arabe qu’il a apprise lors d’un long séjour au Caire, et du monde arabe et islamique qu’il ne cesse de sillonner, notamment après le déclenchement du «printemps arabe», il nous fournit des éclairages très utiles. De quoi nourrir la démarche publique tunisienne dans le démantèlement des réseaux terroristes et la déradicalisation.
Comment peut-il se prononcer si judicieusement sur les tout derniers attentats de Paris en novembre dernier en si peu de temps ? Il est le seul capable de cette prouesse. Spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, Kepel, qui anime le séminaire «Violence et dogme» à l’Ecole normale supérieure et enseigne à Sciences Po, capitalise sur des enquêtes fouillées sur le terrain et des entretiens avec les principaux acteurs de l’islamisme, rapportés dans une série d’ouvrages reconnus de référence, notamment Passion arabe (2013) et Passion française (2014).
Genèse et articulations
Le livre, rédigé avec son jeune assistant de recherche, Antoine Jardin, docteur en sciences politiques et ingénieur de recherches au CNRS, était quasi prêt à paraître quand surviennent ces attentats. Il en reprendra la trame pour une mise à jour qui ne fera que confirmer ses analyses pour expliquer la genèse du djihadisme français. Kepel souligne l’articulation construite par Daech entre le djihad en Syrie et en Irak, fait de violence et de bestialité, relayé par les réseaux sociaux. La base stratégique sera le grand tournant prôné en 2005 par Abu Musab al-Suri dans son «Appel à la résistance islamique mondiale» appelant à l’indifférenciation des victimes (comme au Bataclan) et non le ciblage uniquement des ennemis (le 11 septembre 2001), et l’organisation réticulaire et non pyramidale, comme Al Qaïda.
Troisièmes générations
Les facteurs déclencheurs du djihadisme en France, nous rappelle Gilles Kepel, sont multiples. Il mentionne la défaite des représentants de l’Islam officiel après la loi de 2005 interdisant le port du voile à l’école, le déclenchement des émeutes suite au décès par électrocution, le 27 octobre 2005, de deux adolescents, un Malien, Bouna Traoré, et un Tunisien, Zyed Benna, fuyant les policiers, et surtout le gazage de la mosquée Bilal. Pas moins de neuf mille véhicules seront incendiés en trois semaines. Ces émeutes marqueront «le passage à un nouvel âge de l’Islam de France : celui de la prise de pouvoir d’une génération née et éduquée sur le territoire, qui va bousculer les instances représentatives de cette religion contrôlée par les générations précédentes.» L’émergence de la troisième génération des enfants d’immigrés musulmans coïncidera avec la montée d’une troisième génération du djihadisme islamiste et scellera une jonction qui marquera le reste des évènements. Un deuxième facteur est important à prendre en considération, c’est celui de l’arrivée d’une classe de jeunes entrepreneurs d’origine musulmane. Soucieux de valoriser l’identité communautaire islamique, ils se spécialiseront dans le marché des produits halal. Ces «entrepreneurs du halal», comme les qualifie Kepel, joueront «un rôle cardinal après 2005». Ils développeront un groupe de consommateurs qui s’imposera en groupe de pression influent non seulement pour ce qui est des produits de consommation, mais aussi l’éducation et le vote électoral.
Convergence de troisième type
Ces troisièmes générations des musulmans de France et du djihadisme fusionneront dans une convergence de troisième type, attisée par les réseaux sociaux, la chute des dictatures en Tunisie, Libye, Egypte et Yémen et l’ébranlement des autres dans le monde arabe. L’incubateur carcéral fournira un appoint considérable. Le recrutement et l’endoctrinement se feront derrière les barreaux. Le ressac rétro colonial, la montée du chômage et des inégalités, le désespoir social et le conservatisme autoritaire, conjugués à «l’irritant laïque», l’injustice subie par les Palestiniens et les fausses appréciations de la classe politique française, seront autant d’accélérateurs. La montée du FN portera le coup de grâce.
Et la Tunisie ?
Tout est détaillé par Gilles Kepel, avec des rappels de faits significatifs qui n’ont pas bénéficié de l’attention et de la prise en compte nécessaires et à temps, une cartographie bien documentée des groupes, le portrait des principaux acteurs, le traçage des parcours et filières. Une démarche qui montre l’importance de la lecture sociologique, adossée à l’analyse historique. Sa conclusion, réservée certes à la France, vaut pour les autres pays confrontés aux mêmes phénomènes comme la Tunisie et mérite d’être comprise chez nous. «Le débat et la mise en œuvre des politiques publiques qu’appelle la terreur dans l’Hexagone, écrit-il, ne sauraient être menés à bien, sans s’appuyer sur les connaissances que peut encore produire – mais pour combien de tems ? – notre Université.»
Où en est l’université tunisienne?
Taoufik Habaieb