Effondrement du rôle social de l’état: La Croissance est-t-elle la solution?
La politique économique de la Tunisie a toujours été dans une course effrénée à la croissance économique. Si on exclue les années de la mise en place du système social sous Bourguiba, les enjeux sociaux et spécialement le développement humain n’ont pas été au cœur des politiques économiques et publiques, ni même avec les politiques « transitoires » des divers gouvernements qui ont accompagné la transition démocratique du pays à partir de Janvier 2011.
Le "miracle économiqueTunisien" est l’expression que le régime promouvait et transmettait au monde comme signe de son succès. Quel impact a eu ce miracle économique sur le plan social en Tunisie? Car même si le régime a bien réussi à vendre ses 5% de croissance moyennes entre 1989 et 2009, l’éducation, la santé et le niveau de vie n’ont cependant pas progressé avec le même rythme.
Pour le démontrer, il suffit d’observer la courbe de l’indice de développement humain depuis 1987 jusqu’à ce jour pour constater qu’il n’a pas eu la même pente ascendante que la croissance du PIB et a commencé à stagner dès 2008.
L’indice de développement humain est un indicateur qui mesure le progrès social d’un pays à travers trois dimensions principales : Une espérance de vie à la naissance élevée (signe de bonne santé), l’accès à l’éducation (mesurée par le nombre moyen d’années d’éducation) et un standard de vie décent. Ces données sont collectées par des instituts annexes aux nations unies et la banque mondiale.
L’indicateur varie entre 0 et 1. Une valeur proche de 1 signifie un cadre de vie développé. La 1ère place étant occupée par le Norvège (0.944 en 2014), La Tunisie avait un IDH de 0.721 en 2014. Avec les réserves que cet indicateur ne reflète pas une image claire des disparités entre régions côtières et intérieures du pays en matière de développement humain.
Ainsi les chiffres de la PNUD montrent que le taux de croissance de l’IDH a baissé d’une décennie à celle qui lui a succédé depuis les années 80. Et cela montre bien que la croissance du PIB qui s’améliorait d’une décennie à l’autre ne s’accompagnait pas de développement humain à la même mesure.
La croissance économique réalisée depuis 1989 a permis de réduire la pauvreté certes et d’améliorer le niveau de vie mais l’ampleur des réalisations varie considérablement entre l’est du pays et son ouest. De même pour le système de santé, d’éducation et la création d’emplois pérennes dont les défaillances ont été plus palpables sur la zone intérieure du pays. Le pouvoir d’achat s’améliorait chez une petite portion de la classe moyenne et riche mais baissait chez les classes moyennes inférieures et pauvres.
La création de richesse prospérait mais la richesse n’était pas répartie équitablement ni entre différentes classes sociales ni entre différentes régions du. A cela s’ajoute l’absence de conscience politique de l’importance du développement humain qui converge avec le concept de bien-être(Welfare).
Le bien-être est un concept qui prend en considération le niveau de protection et d’assistance sociale des individus pour qu’ils aspirent à des chances égales d’avoir un logement décent, une alimentation, des soins, une éducation, une culture et un travail décent.
Assurer le bien-être est un rôle principal de l’état dans les politiques socio-démocrates (Welfare State) et même dans des pays plus libéraux comme les États-Unis à moindre mesure. Mais qui nécessite pour être garanti un système de collecte fiscalesolide et efficace et qui répartitune partie des revenus fiscaux à assurer le bien-être des couches les plus nécessiteuses et des classes moyennes. Et requiert également une gouvernance locale démocratique et responsable qui en relative indépendance avec le pouvoir central veille à fournir au citoyen de la localité ses besoins de base.
Dans les années 90-2000, le pouvoir de Ben Ali se disait libéral en adoptant les consignes d’ouverture aux marchés Européens déjà depuis 1995 avec la signature des premiers accords de libre-échange avec l’Europe mais tenait tout à la fois à garder une étiquette socialiste puisque le RCD, le parti du pouvoir appartenait à l’alliance internationale socialiste dont il n’a été exclu que le 17 Janvier 2011. Mais quelle était réellement l’identité économique et sociale de la Tunisie?
La réponse est aucune. Et c’est peut-être bien cela le problème. Car le régime n’avait pas réellement de vision ou de ligne économique mais sa quête était celle de se maintenir en vie. Et pour cela il cédait tantôt aux consignes de l’Europe et des institutions mondiales, tantôt il faisait mine de protectionnisme de forme qui était dans le fond plus une résistance de la bureaucratie et de la société à un vrai changement des équilibres sociétaux et à un amoindrissement du rôle et des services rendus par l’état.
Le parti du pouvoir, le RCD, se substituait à l’Etat dans son rôle social en offrant du travail et des services sociaux (allocations aux pauvres, cartes de soin, inscriptions aux universités…) en échange d’allégeance totale au pouvoir. Mais ce système est arrivé à ses limites vers 2009-2010 et la frustration suite à la détérioration du rôle social de l’état ou de son absence est devenue grandissante.
L’autoritarisme sans vision, la centralisation, la bureaucratie et la corruption qui nourrissait le régime ont abouti à une détérioration accentuée des services publiques tels que l’éducation, la santé, l’emploi, la culture….
La conséquence fut un soulèvement en Décembre 2010 sur fond de revendications sociales et une colère intenable des Tunisiens des régions intérieures et des quartiers populaires aux périphériques des grandes villes, et qui a eu raison de la tête du régime, même si la répression policière a mis de l’huile sur le feu jusqu’à une explosion générale et la perte de contrôle et de l’autorité de l’état.
Mais après la fin de la tempête politique et sociale, les espoirs étaient grands même très grands que la Tunisie veillerait enfin à garantir la « dignité » de ses citoyens et spécialement les plus marginaux dans le cadre d’une naissante démocratie participative.
Pour en revenir à l’IDH, après Janvier 2011, l’indice a continué sa stagnation et a même régressé un temps continuant avec les mêmes allures d’avant la révolution et cette fois en parallèle à la descente de la croissance économique et à une inflation importante due au retrait de l’état et la perte partielle de son contrôle.
En absence de réformes de la fiscalité, de décentralisation, de démocratie locale, le rôle social conventionnel de l’état ne peut pas aboutir à une amélioration de la qualité de vie ni du développement humain.
L’individu ou le citoyen malmené marginalisé sous le régime de Ben Ali a continué sous la démocratie naissante à être un boulet que trainent les gouvernements postrévolutionnaires sans réussir à le mettre réellement au cœur de leurs politiques, l’aspect provisoire de ces gouvernances n’y arrangeant rien.
Jusqu’à quand le « citoyen » qui n’en est toujours pas un maintiendra-t-il sa déception et sa frustration, par rapport à un système qui ignore ses besoins les plus humains, sous contrôle?
Ines Djedidi
Membre du bureau exécutif Tounes Alirada