Un ambassadeur de France dans la révolution tunisienne
"Beaucoup de commentateurs ont pu gloser sur la ‘’lucidité’’ de la diplomatie américaine, opposée à ‘’l’aveuglement’’ des Français. Or, s’i l’on avait pu comparer les documents respectifs des deux missions diplomatiques, on aurait constaté une identité des vues». C’est le message central qu’essaye de défendre Pierre Ménat, ambassadeur de France à Tunis du 21 septembre 2009 au 26 janvier 2011. Dans un livre de témoignage et d’analyse qu’il vient de publier sous le titre de Un ambassadeur dans la révolution tunisienne, il s’emploie à réfuter une à une les accusations portées contre lui personnellement au sujet des notes d’analyse de la situation postées au Quai d’Orsay, notamment son fameux télégramme du 14 janvier 2011 au soir, les propos tenus par Michèle Alliot-Marie à l’Assemblée nationale et la position de la France."
Au passage, il se dédouane pour ce qui est des soirées karaoké à Dar El-Kamila, résidence de l’ambassadeur à La Marsa. Sans se priver de dresser des portraits de ses principaux interlocuteurs officiels, tels que Mohamed Ghannouchi, Abdelaziz Ben Dhia, Abdelwahab Abdallah, Kamel Morjane, Abdelhafidh Harguem et Oussama Romdhani. Tendre avec les uns, avec les autres. Sur les faits, très peu de révélations. Tout semble confirmer que l’ambassade de France à Tunis, ou du moins l’ambassadeur, n’avait pas à l’époque les bonnes informations. Les détracteurs de l’ambassadeur Ménat vont jusqu’à prétendre que c’est lui qui n’y était pas le plus concentré. Certains faits rapportés dans son livre s’avèrent inexacts. Il indique en effet (page 227) que le 14 janvier, « Ben Ali conférait avec sa fille Cyrine, son gendre Marouane Mabrouk et l’ancien ministre Mohamed Jegham, apparemment revenu en disgrâce». Vérification faite, Mohamed Jegham affirme à Leaders qu’il n’y était pas du tout. Plus encore, la dernière fois où il avait vu Ben Ali, c’était près de dix ans auparavant, plus précisément en août 2004, lors de la conférence annuelle des ambassadeurs, pour une poignée de main protocolaire.
Le retour du factice au réel
S’il est avare en révélations, l’ambassadeur Ménat raconte bien ce qu’il intitule «Tunis entre illusion et réalité», puis son «métier d’ambassadeur» et la coopération bilatérale, avant d’entrer, au troisième chapitre, dans le vif du sujet : la révolution. Son analyse devient alors intéressante à lire. Victor Hugo lui sera utile lorsqu’il écrivit dans Les Misérables (Tome IV) : «Une révolution est le retour du factice au réel». Son expérience en tant qu’ambassadeur à Bucarest, avant Tunis, lui rappellera un contexte non différent avec un Ceausescu moins un, puis un Ben Ali plus un.
Pierre Ménat commencera son analyse par la désormais classique interrogation sur la qualification de ce qui s’est passé en Tunisie, révolte ou révolution. Approuvant Jacques Ellul qui estime qu’il n’y a pas de révolution sans révolte, il s’exercera à identifier la théorie de cette révolution et le rôle qu’y a joué l’institution, en cherchant à identifier ses conséquences et sa durée. Trois facteurs lui paraissent déterminants : les «zaoualis», ces pauvres enlisés dans la précarité, les révélations de WikiLeaks sur l’ampleur des malversations et la brutale répression des premiers mouvements de protestation.
«C’est l’Institution qui a lâché Ben Ali»
Selon lui, «derrière le slogan ‘’Dégage’’ qui fédère les insurgés contre le pouvoir, se dissimulent trois tendances fortes, dont l’antagonisme n’empêche pas la coexistence: l’aspiration à la liberté, le conservatisme et la radicalité» ; ce qu’il détaille en profondeur. La théorie bien exposée, l’auteur s’intéresse à l’institution et considère qu’elle a joué un rôle décisif.
«Tel ministre, tel général, tel colonel, tel homme de l’ombre (...) ce jour-là, l’Institution a décidé de lâcher Ben Ali ». Puis d’ajouter : «Après le 14 janvier, l’Institution en elle-même cesse d’être révolutionnaire. Du reste, elle n’a pas jugé comme telle son attitude. Le lâchage de Ben Ali était devenu une mesure d’autoprotection. Si l’on s’en remettait à l’Institution, elle continuerait à fonctionner comme avant».
Les gérants de la révolution et les acteurs de la révolte
L’ambassadeur Ménat s’intéresse de près à ce qu’il appelle «les gérants» de la révolution, à savoir ceux de l’Etat, les autorités transitoires et les acteurs de la révolte qui «acquièrent une existence et une légitimité». «Ils auront trois principaux objectifs, écrit-il: s’assurer que le mot d’ordre ‘’Dégage’’ soit bien appliqué ; venger leurs martyrs, car la révolution a coûté la vie à des centaines de femmes et d’hommes ; mais surtout veiller à ce que leurs revendications premières - disposer d’emplois et de salaires - soient satisfaites.» Reste la question de l’inscription de la révolution dans la durée, «une révolte n’a de durée que la sienne propre», alors qu’une «révolution ne se fixe pas de limite temporelle». «Quatre ans après le 14 janvier 2011, cette question de la durée se pose en Tunisie, estime-t-il. ‘’Que la démocratie était belle sous la dictature !’’, s’écrient certains. Car par définition, une révolution crée des mécontentements, ne pouvant ni satisfaire les aspirations premières de ses porte-drapeaux, ni apaiser les troubles politiques, économiques et sociaux générés.»
Se dédouaner
Livre-plaidoyer en faveur de son attitude durant son affectation à Tunis, il fourmille de détails sur ses rapports avec le Quai d’Orsay et l’Elysée, les attaques des cyber-corbeaux, les manœuvres des candidats au poste, les remontrances de Bernard Kouchner, les fausses manœuvres d’Alliot-Marie parmi tant de «défaillances» de la France, et son lâchage. Les amateurs de coulisses seront servis et ceux friands d’analyses, interpellés, Bien écrit, documenté, il apporte un regard toujours utile à connaître.
Taoufik Habaieb