Ahmed Friaa : Abbès Bahri, le Savant Patriote
Par Ahmed Friaa - La communauté scientifique vient d’être endeuillée de nouveau par la disparition précoce de l’un de ses plus brillants représentants, en la personne de feu Abbès Bahri. Que Dieu le miséricordieux l’accueille dans son immense paradis.
Abbes Bahri vient en effet de nous quitter, à l’âge de 61 ans, après un âpre combat qu’il a mené, avec courage et dignité, contre une redoutable maladie.
Il était mondialement reconnu comme l’un des meilleurs mathématiciens dans sa spécialité qui est l’analyse et plus spécialement la théorie dite des Equations aux dérivées partielles (EDP,) qui joue un rôle majeur dans les différentes sciences, notamment en sciences physiques et en sciences de l’ingénieur. Pour simplifier, en s’adressant aux non spécialistes, le physicien, comme l’ingénieur est souvent confronté à l’établissement de relations modélisant le lien entre variations d’effets à des variations de causes. Cela se traduit en général par des équations faisant intervenir des dérivées partielles, en un sens bien défini, de même que par un ensemble de conditions. La théorie dont Abbes se trouve être l’un des plus éminents représentants a précisément pour objet l’étude de telles équations en vue d’en trouver des solutions et proposer des méthodes permettant leurs résolutions, en plus d’autres aspects plus techniques. C’est une spécialité fascinante qui se trouve à la confluence de plusieurs branches des mathématiques.
Après de brillantes études secondaires à Tunis, Abbès s’est vu sélectionné pour effectuer des études en classes préparatoires aux grandes Ecoles en France. Il fut admis brillamment à la prestigieuse Ecole Normale Supérieure de la rue d’ULM à Paris, en section mathématiques. Il y obtint son agrégation de mathématiques et entama la préparation d’une thèse de doctorat d’état en mathématiques qu’il présenta brillamment. Il entama ensuite une remarquable carrière d’enseignement et de recherche, à l’Ecole Polytechnique à Paris, au sein des universités parisiennes et plus tard aux Etats Unis, où il intégra, en qualité de professeur, la prestigieuse université Rutgers, à New York et où il décéda lundi dernier.
J’ai connu Abbès à la fin des années 70. C’est à l’occasion de la présentation de ma thèse de doctorat d’état à l’université de Paris VI, à laquelle il assista en compagnie de plusieurs doctorants tunisiens. Dans la soirée de ce jour là, nous fûmes conviés, quelques camarades tunisiens et moi, à un dîner chez notre ami Mohamed Jaoua qui préparait lui aussi une thèse en mathématiques à l’Ecole polytechnique. Ce fut l’occasion de mon premier contact avec Abbes. Tout au long de la soirée, un thème avait fait l’objet d’un débat fortement animé : A-t-on intérêt à rentrer au pays et à participer à la consolidation du jeune système universitaire tunisien, ou bien valait-il mieux rester à l’étranger et profiter des énormes possibilités et facilités qu’offraient les systèmes universitaires occidentaux en termes de facilitations et de perspective de carrière, en matière de recherche scientifique et de contacts avec les principaux acteurs de l’innovation scientifique. Nous étions une minorité à défendre le choix du retour au pays. A posteriori, je doute que nous ayons eu raison, mais c’est un tout autre sujet.
Au cours de cette soirée, j’ai pu mesurer le degré de patriotisme de Abbes, la clarté de ses idées et la profondeur de ses analyses. Dès cette date nous devînmes amis et restâmes en Contact.
A la fin des années 80, je lui ai proposé un poste de professeur associé à l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Tunis (ENIT) que je dirigeais, pour mettre en œuvre une idée qui lui était chère, à savoir, créer une Ecole tunisienne de Mathématiques de niveau international. Il en avait les capacités et ses relations au sein de la communauté scientifiques en Europe et aux Etats Unis constituaient un facteur à même de faciliter la concrétisation de cette noble mission. Il accepta volontiers. Un problème sérieux s’est cependant posé. Selon la réglementation en vigueur à l’époque, tout candidat à un poste universitaire doit passer devant une commission nationale de recrutement ad hoc, quel que soit son statut par ailleurs. Est-ce alors raisonnable de faire passer devant une telle commission un scientifique mondialement connu et respecté, de la trempe de Abbes Bahri qui a été recruté en qualité de professeur par les universités les plus prestigieuses, à l’échelle internationale. C’est pour éviter ce genre de situations saugrenues qu’en coordination et avec le soutien de feu Mohamed Charfi, Ministre de l’éducation et des sciences à l’époque, qu’un décret a été adopté, exonérant les professeurs tunisiens exerçant dans des universités étrangères reconnues de ce passage devant une commission de recrutement. Abbès fut le premier à en bénéficier et devint Professeur associé au département de mathématiques appliquées à l’ENIT. Il entreprit un travail remarquable. Il passa la moitié de son temps à Tunis, durant de nombreuses années et contribua à la formation de plusieurs générations de jeunes tunisiens dont certains occupent aujourd’hui d’éminentes positions académiques en Tunisie et à l’étranger. Abbes Bahri fut un véritable précurseur et un patriote sincère.
Malheureusement, en 1994, quant j’ai pris mes fonctions, pour une courte période, à la tête du ministère de l’éducation et des sciences, je fus surpris de trouver sur mon bureau, parmi les premiers dossiers que j’avais à traiter, une demande de démission émanant précisément de Abbès. Il était déçu par le manque d’intérêt accordé pour l’immense travail qu’il entreprenait en faveur de la fine fleur de la jeunesse tunisienne et qui se traduisait notamment par la lourdeur des formalités administratives et le nombre de postes réduit ouverts au titre des postes d’enseignants à pourvoir et qui se traduisait par des situations absurdes faisant que des docteurs formés auprès des meilleurs spécialistes mondiaux dans leurs spécialités respectives se retrouvent au chômage malgré les besoins de nombreuses institutions en personnels enseignants qualifiés. Abbès considérait que ses efforts ne servaient pas à grand-chose et préféra jeter l’éponge. Connaissant son sérieux et la pertinence de son approche, convaincu en outre que notre pays était en mesure de devenir un haut lieu des sciences mathématiques, où la recherche ne nécessite pas d’investissements lourds, seules les bonnes idées importent, et en vue d’éviter la reproduction d’une expérience malheureuse vécue par feu Mohamed Salah Baouendi, un autre éminent mathématicien tunisien, dont nous avions déploré également la disparition, il y a quelques années , et qui voulut avec ses collègues, Pr. Mohamed Amara et Khalifa Harzallah, créer, au début des années 70, une Ecole tunisienne analogue, de haut niveau en mathématiques, j’ai invité Abbès Bahri à un entretien et je lui ai signifié qu’il était hors de question que j’accepte sa démission en l’assurant que tant que je serai là , toutes les facilités lui seront accordées pour mener à bien sa noble mission au service de notre pays.
Nos liens d’amitié aidant, il finit par retirer sa démission et continua l’encadrement de plusieurs générations de nos jeunes mathématiciens.
Il y a peu de temps, il m’avait adressé un mail pour m’informer de ses ennuis de santé et de sa préoccupation de la situation générale dans notre pays. Il s’inquiétait également de la dégradation de la situation dans le monde scientifique : « La situation scientifique se dégrade en occident : peu de rigueur, beaucoup de spéculation et d’arrogance. Il ya un obscurantisme d’orient, mais il y en a aussi bien un en occident » m’avait-il écrit dans son dernier mail.
En définitive, Abbès Bahri fut un mathématicien de haut niveau, lauréat de nombreuses distinctions prestigieuses, dont le Prix Fermat. L’Histoire retiendra de lui des avancées significatives dans sa spécialité. Il est en outre doté d’un esprit de rigueur peu commun, d’une capacité de synthèse et d’une érudition dont peu de personnes pourraient se faire prévaloir. C’est également un patriote, ayant toujours défendu son pays, œuvré pour son progrès. Il disposait en outre de qualités humaines qui empêchaient tous ceux qui l’ont connu et côtoyé de rester insensibles à son côté humble et attachant. Fidèle à ses convictions, comme à ses amis, il laisse une grande place dans nos cœurs.
La Tunisie vient de perdre non seulement un mathématicien d’envergure internationale, mais en même temps un véritable savant. Tout en pleurant sa disparition, nous sommes convaincus qu’il restera vivant de par ses remarquables apports à la science et de par son exemple en tant que savant et d’Homme, qui demeurera indélébile.
Que Dieu lui accorde son infinie miséricorde et que sa femme, ses enfants et tous ses condisciples et amis acceptent mes plus vives condoléances.
Allah Yarhmou.
Ahmed Friaa
Universitaire
Ancien Directeur de l’ENIT
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