Emploi: Le dilemme Tunisien
Alors que les contestations sociales revendiquant le droit au travail à Kasserine grondent et se propagent à tout le pays, il serait opportun de s’arrêter à la situation de l’emploi en Tunisie, ses causes et à ses possibles voies de sortie.
La Tunisie a un taux de chômage de 15.3% recensé par l’INS au 3ème trimestre 2015 avec 612.1 milliers de chômeurs. Un taux bien qu’élevé ne reflète pas les réels nombres du chômage, car il ne compte pas ceux qui ont arrêté de chercher du travail en désespoir de cause et ils sont nombreux à être dans cette situation-là.
Ce chiffre ne montre pas aussi les cas d’emplois précaires, certains avec des salaires au-dessous du SMIG et certains ne sont pas déclarés, mais qui conduisent aux mêmes exaspérations.
Par ailleurs le taux du chômage des jeunes diplômés est encore plus alarmant avec une moyenne nationale de 32%, qui arrondit des taux encore plus élevés au niveau de certaines régions et spécialement le centre ouest et le sud.
Tunisie Evolution du Chômage(Données INS)
Cette situation bien qu’alarmante ne date pas d’hier. En effet, larelance économique empruntée par la Tunisie avec l’« ère nouvelle» en 1987 semblait apporter des solutions mais malgré le taux de croissance moyen de 5% des années 2000 il n’a pas été possible d’absorber les demandes annuelles d’emploi avec un déficit de quinze à quelque trente mille unités par an selon les estimations.
Il n’a pas été possible d’inverser la tendance plus tard avec la crise de 2008 en occident et qui a permis de mettre à nu les limites de l’économie Tunisienne en matière de création d’emploi. D’autant plus que les emplois qui étaient créés étaient peu demandeurs de compétences, du fait de la politique industrielle empruntée, et donc majoritairement non destinés aux porteurs de diplômes du supérieur.
A titre d’exemple, le taux de postes crées pour les diplômés du supérieur sont de 9% pour les industries manufacturières. Les entreprises de ce type ont une taille moyenne de 121employés, sont principalement installées sur la côte et bénéficient de larges incitations à l’investissement.
L’enseignement supérieur, cette réussite Tunisienne de l’après indépendance, s’est détériorée progressivementdepuis les années 90 en terme de qualité, de stratégie et d’employabilité. Cela revient à certains choix « politiques » inadéquats comme le système LMD dans le but de rallonger les années des études et de réduire les taux de chômage en apparence.Le système License Master Doctorat a été adopté alors que les taux de chômage les plus recensés étaient de la catégorie des techniciens supérieurs (catégorie similaire auxlicences) (39.4% du taux des chômeursdiplômés de 2006 à 2010 sont dans la catégorie techniciens supérieurs). C’est-à-dire qu’aucune évaluation de l’état existant n’a précédé un choix d’une telle ampleur.
Les autres filières enregistrant les plus grands taux de chômage des diplômés sont les maitrises/licences en sciences exactes (mathématiques, physiques, chimie…) et en droit, économie et gestion et sciences humaines. Filières les plus sinistrées, certes, pourtant elles n’ont jamais été réformées ou même évaluées dans un autisme profond de l’état et de ses structures.
Ainsil’enseignement supérieur est devenu une véritable usineà chômeurs.
Répartition des chômeurs de l’enseignement supérieur selon la nature de diplôme (Données INS)
Si certaines études ont porté sur le fond de la crise de l’emploi telle que la stratégie nationale de l’emploi 2013-2017 élaborée par le ministère de l’emploi et de la formation professionnelle, il reste qu’une stratégie coordonnée entre les organes exécutifs de l’économie, enseignement et emploi n’a pas encore vu le jour et encore moins été implémenté dans un plan stratégique de gouvernance dessinant l’avenir.
D’autre part, les mécanismes d’assistance aux chômeurs sont restés très limités. Un des exemples est celui des bureaux de l’emploi. Bureaux créés dans le but d’être l’interface entre le chercheur d’emploi et les employeurs. Ces bureaux ont été désertés par et les demandeurs et les entreprises. Incapables de faire un vrai travail de repérage des profils, de formation, d’encadrement et de création des opportunités d’emploi, ces bureaux ont perpétré plus encore la bureaucratie de l’emploi augmentant l’état de solitude et de marginalisation auxquelles étaient livrés les jeunes chômeurs.Quand on observe les modèles Européens et Américains des bureaux similaires on se rend compte de la grande déficience du modèle Tunisien d’assistance à l’emploi, reflet de l’absence totale de politique d’état de l’emploi.
L’état n’a pasplanifiél’emploi stratégiquement, il s’est plutôt inscrit dans la réaction. Ainsi, des multitudes de programmes fantoches ont été créés pour absorber le malaise social en relation avec le chômage et spécialement celui des diplômés : Les chantiers, le mécanisme 16, les sociétés d’environnement, ….soit un travail précaire, sous payé,sous-évalué, sans aucun cadre structurel et sans horizon et tout cela sous l’œil bienveillant de l’étatde quoi créer plus de frustration et de désespoir.
A cela s’ajoute la totale normalisation avec les comportements véreux lors de l’accès à l’emploi : Corruption, manipulation des résultats des concours à la fonction publique, employabilité grâce aux relations, hérédité des positions, régionalisme….
La situation n’a guère changé après la révolution dont le droit à l’emploi était l’un des slogans les plus repris en liaison directe avec le régime kleptocrate qui a dédaigné les besoins vitaux sociaux dans sa soif de pouvoir et d’argent.
Les slogans de 2015 à Kasserine reprennent cette liaison entre corruption et chômage, pour dire que rien n’a changéet qu’en présence des mêmes causes ils n’ont guère le choix que de porter les mêmes revendications de 2010-2011.
Le travail est une reconnaissance collective de l’individu, un signe d’intégration sociale et une condition à l’épanouissement de l’être. Il serait temps aux politiques de reconnaitre son aspect vital et de fonder la politique publique sur l’emploi. Et si les modèles d’Europe du sud dans ce cadre s’essoufflent les expériences les plus réussiespointent vers le nord de l’Europe et spécialement les pays scandinaves où il a été possible de mettre en place un modèle économique et socialavec le droit au travail et l’amélioration des conditions de travail au cœur de ses priorités.
Repenser la politique d’emploi de l’état et dans son fond le modèle économique et celui de l’enseignement de manière prospective et stratégique, instaurer une transparence totale et une vraie égalité des chances pour l’accès à l’emploi, n’est le début de la route, mais c’est la voie.
Ines Djedidi
Membre du bureau exécutif Tounes Alirada