Il était une fois, Nidaa Tounès...
Décidément, il me faudra du temps pour faire mon deuil de Nidaa Tounès. Je m’étais juré de ne plus m’y intéresser, désespéré que j'étais par les ambitions démesurées des uns et les frasques des autres. Et pourtant, me voici en train de pérorer sur la chute annoncée d’un parti devenu l’objet du ressentiment de ses électeurs après avoir été leur ultime recours contre l’hégémonisme d’Ennahdha. Comme si je ne m’étais pas encore résigné à sa chute et nourrissait l’espoir de voir émerger un deus ex machina qui sauverait le parti du naufrage.
Tel qu’il s’était construit, ce parti tenait à la fois de l’arche de Noé, avec des militants venus des horizons les plus divers, et du radeau de la Méduse, donnant souvent l’impression de voguer au gré des vents. Il était un défi aux lois de l’équilibre et pourtant, il s’était imposé très vite malgré une météo politique particulièrement instable. Il tutoyait tous les dangers, défiant avec un aplomb extraordinaire ses adversaires : « la loi d'immunisation de la révolution ne passera pas». La voix de Béji Caïd Essebsi résonne encore à mes oreilles. La consécration viendra en août 2013. C’est Ghannouchi en personne qui cédera en rendant visite à BCE à Paris.
Ce parti à qui tout réussissait est aujourd’hui à l’agonie. Il n’a pas échappé à cette fatalité de l’échec qui guette tous les «catch all parties». Il était conçu pour être une machine électorale et non pas un parti de gouvernement. Du temps où il présidait Nidaa Tounès, Béji Caïd Essebsi disait que son parti n’était pas comme les autres. Il ne croyait pas si bien dire. Ce parti ne ressemblait à aucun autre. Il a grandi trop vite et vieilli trop vite, fit mordre la poussière à son rival lors des élections législatives pour sa première participation, nous a donné beaucoup à voir et à entendre depuis son accession au pouvoir. Son histoire mouvementée ressemblait à un feuilleton vaudevillesque où les rebondissements et les dénouements les plus inattendus se succèdaient à un rythme effréné. Pendant des mois, les Tunisiens ont vécu au rythme des éclats de voix, des claquements de portes et des phrases assassines. Chaque jour que le Bon Dieu faisait nous apportait son lot de démissions, de brouilles ou de réconciliations. Depuis son accession au pouvoir, Nidaa était même devenu du pain bénit pour les journalistes, un gisement d’articles où les journalistes étaient assurés de trouver matière à dérision.
D’abord amusés, puis outrés par ce triste spectacle que leur offrait leur parti, les Tunisiens ont fini par se faire une raison, en l’absence d’une alternative, ce sera quand même Nidaa. Tout a changé lorsque le fils de «Si Béji» s’est découvert sur le tard une vocation d’homme politique. A force de s'entendre dire qu'il était l'homme idoine pour le parti, il a fini par croire qu'il pouvait même prétendre à un destin national. Tout grand stratège qu’il est, Béji Caïd Essebsi est aussi un père aimant et attentionné. Par exemple, il n’a pas du tout apprécié la réaction de certains cadres du parti à la désignation de son fils, Hafedh, comme tête de liste du parti à Tunis lors des élections législatives. Devant l’hostilité que provoqua cette désignation, il dut lui demander de se retirer, mais avec le sentiment d’avoir commis une injustice envers son fils. Désormais, il ne faudra plus compter sur lui pour freiner les ambitions de Hafedh. Mais c'était ouvrir la boîte de Pandore, c'était s'aliéner une bonne partie de son électorat dont on sait l'aversion à tout ce qui leur rappelait de près ou de loin le népotisme du régime déchu.
Il faut dire que cette tentation dynastique dont on soupçonne le fondateur de Nida d’y avoir cédé est très fréquente dans les dictatures arabes : la Syrie de Hafedh El Assad, l’Egypte de Hosni Moubarak, le Yémen de Ali Abdallah Salah, la Libye de Kadhafi. Elle était l'une des causes de leur chute, même si aucun n'avait eu le temps de la mettre à exécution.
On aurait voulu que Béji Caïd Caïd Essebsi s'inspirât de l'exemple de De Gaulle. Le fondateur de la Ve République avait toujours refusé à son fils Philippe la médaille de la Résistance et le titre de compagnon de la Libération, alors qu’il avait été l’un des premiers à le rejoindre à Londres en 1940 et eut un comportement exemplaire dans la résistance et sur les différents fronts. «Je ne pouvais pas, lui mon fils, le faire compagnon de la Libération ni lui décerner la médaille de la Résistance, sinon à titre posthume ou s’il était revenu gravement mutilé, et encore», a expliqué le général.
«Entre la justice et ma mère, je choisirais ma mère», disait Albert Camus. Entre le sauvetage du parti et son fils, Béji Caïd Essebsi a choisi son fils, même s'il insiste aujourd'hui sur sa neutralité. Un choix malheureux dont l'onde de choc se fait sentir aujourd'hui. BCE n'a pas seulement tué son parti, il a également fragilisé le pays en le privant d'une formation politique dans laquelle la majorité des Tunisiens se reconnaissait.
Hèdi Bèhi