L’école tunisienne : comment en un plomb vil, l’or pur s’est-il changé?
Que Jean Racine nous pardonne pour cet emprunt... mais l’école et l’instruction en général sont menacées dans notre pays alors que jadis, il n’y a pas si longtemps pourtant, l’école était un fleuron, de l’or pur et un sujet de fierté pour les Tunisiennes et les Tunisiens…
Aujourd’hui, on pourrait faire nôtre la remarque d’un historien algérien affirmant : «Nous avons fabriqué des analphabètes bilingues». Du fait du déclin de l’école, du mauvais enseignement tant de l’arabe que du français.
Tout le reste en découle!
Incendie dans un internat, cuisine innommable— véritable porcherie en fait, à voir les images de la télévision nationale— dans un établissement, lettres de menace exigeant la disparition de la mixité dans un lycée de Kasserine, écoles sans eau et sans clôture, vandalisme dans les établissements, «l’ogre de l’indiscipline scolaire» (comme le dit M. Hajlaoui dans Le Maghreb), fraudes aux examens, violences, manifestations d’élèves contre la «semestrialisation», grèves risibles (à pleurer, en réalité) à l’université, car confinant à la demande préalable des sujets d’examen, légions de «décrocheurs», foules de diplômés-chômeurs, scandale des cours particuliers qui aggravent la fracture sociale et font fi de l’éthique de la noble profession d’enseignant…Régis Debray condamne «un enseignement au rabais pour les pauvres; des précepteurs à domicile pour les riches» et conclut: «Retour au point de départ, l’Ancien Régime». La tension est partout pour ce qui touche à l’enseignement dans notre pays.
Dans une interview à La Presse de Tunisie (17 janvier 2016), M. le ministre de l’Education s’est félicité de la réhabilitation de 3 000 établissements scolaires —sur fonds extrabudgétaires, grâce à la société civile qui tient à son école— et a annoncé la révision des manuels et des programmes. Il a déploré, à juste titre, le manque d’activités sportives dans certaines écoles ainsi que la longueur des vacances. M. Néji Jalloul a noté que «dans le passé, les meilleurs élèves faisaient l’Ecole Normale Sup». Or, créée à l’indépendance, l’ENS, installée Avenue de France à Tunis, a eu de riches heures et a attiré des ténors comme Taha Hussein, Régis Blachère (traducteur du Coran et auteur d’une célèbre Grammaire arabe), Ahmed Abdessalem, Boubaker Bouyahia, Habib Attia, Mohamed Yaalaoui, des géographes comme Jean Dresch (professeur à la Sorbonne) et Jean Poncet, spécialiste du tiers monde, d’illustres mathématiciens comme Jean-Marie Souriau, ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm à Paris… Elle a fourni quantité d’arabisants, d’universitaires, de journalistes… et même de ministres — certains grimés en historiens — de Bourguiba ! Elle a ensuite subi des hauts et des bas et vécu bien des tribulations au gré «des réformettes» de tel ou tel responsable. Il faut la ressusciter. Est-il besoin de rappeler que l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris existe depuis…1794. La Révolution tunisienne ne pourrait-elle prendre exemple sur son aînée française ? Pour servir le pays dans la durée!
«Nous avons oublié notre culture du travail et de la précision»
M. Jelloul, dans son interview, a mis le doigt sur le mal qui ronge nos institutions, en disant, après avoir cité en exemple les Allemands qui ont reconstruit un pays ruiné par la guerre hitlérienne : «Malheureusement, en ce qui nous concerne, nous avons oublié notre culture du travail et de la précision, venir à temps au travail ou à un rendez-vous, ne pas jeter sa poubelle n’importe où».
Pour atteindre ces buts, il faut amener nos jeunes et les Tunisiens en général à la pratique de la lecture —dure tâche, je le sais— alors que les jeux vidéo, les smartphones et la télévision saturent l’espace. Il faut arriver à amener nos élèves à lire les grandes œuvres de la littérature et de la philosophie non dans le but de réussir un examen mais surtout pour le plaisir même qu’elles font naître. C’est ainsi que l’on comprend le monde autour de soi et que l’on se comprend soi-même. La première mission d’un enseignant digne de ce nom devrait donc consister à donner à l’école et à l’université leur fonction primordiale : former des citoyens libres, cultivés, en mesure d’avoir «une réflexion critique et autonome». En réalité, ces grandes œuvres nous facilitent la vie (comme on dit vulgairement) car elles nous introduisent à «l’art de vivre» (pour tenir compte, par exemple, de notre milieu et ne pas «jeter notre poubelle n’importe où»). Elles nous donnent des clés pour résister à «la dictature de l’utilitarisme et du profit» comme dit le professeur-écrivain italien Nuccio Ordine, pour qui l’école ne saurait être l’ «étoile polaire» du marché ni la promesse d’une entrée immédiate dans le monde du travail. «La professionnalisation» ne saurait être l’alpha et l’oméga de nos écoles et de nos treize universités. Adapter aujourd’hui les parcours scolaires à la rapidité des mutations et des mécanismes complexes des échanges économiques est illusoire, d’autant que la formation impose la longue durée.
Prenons garde à respecter la dimension universaliste de l’instruction. Il faut donner libre cours à «la curiosité» de l’apprenant tant dans les sciences humaines que dans les sciences dures. Le physicien Albert Einstein donnait en effet ce conseil : «L’école doit toujours viser à ce que le jeune homme la quitte comme une personnalité harmonieuse, et non comme un spécialiste. Cela est, à mon avis, également vrai des écoles techniques où les étudiants doivent se consacrer à une profession nettement définie. Le développement de la capacité de penser et de juger d’une manière indépendante devrait toujours figurer au premier rang, et non l’acquisition de connaissances spéciales». Le plan des Français Langevin-Wallon est sur la même longueur d’onde que le propos d’Einstein quand il pose: «Dans un Etat démocratique où tout travailleur est un citoyen, il est indispensable que la spécialisation ne soit pas un obstacle à la compréhension de plus vastes problèmes et qu’une large et solide culture libère l’homme des étroites limites du technicien».
Nos jeunes doivent réaliser qu’on peut tout acheter avec de l’argent sauf… la connaissance et le savoir. «Notre culture du travail et de la précision» devrait donc viser ce but magnifique: apprendre, encore apprendre, toujours apprendre!
Dans ce but, il faut arriver à recruter des enseignants passionnés pour leur discipline: c’est là qu’intervient le rôle de l’ENS, entre autres institutions. On ne peut être un bon enseignant sans aimer sa discipline. George Steiner, le grand écrivain franco-anglo-américain, affirme : «Une leçon de mauvaise qualité est presque littéralement un assassinat» car elle est susceptible de dégoûter un génie en formation et de tuer dans l’œuf des talents potentiels.
A la fin de la guerre, en 1944, la Résistance installée au pouvoir en France a confié au grand physicien Paul Langevin et à Henri Wallon — médecin, philosophe et professeur au Collège de France — la rédaction d’un plan pour «la nationalisation de l’enseignement». Car la qualité de l’enseignement était essentielle au relèvement de la France qui venait de se libérer des quatre années d’occupation allemande. Ce plan se prononce pour «l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux», pour «la culture méthodique de l’esprit critique», pour «l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité». Pour Wallon et Langevin, le but de l’école est «de donner à l’enfant le goût de la vérité, de l’objectivité du jugement, l’esprit de libre examen et le sens critique». Les auteurs prévoient «une analyse critique de la structure sociale, administrative et politique» et «une exacte appréciation du rôle fondamental des travailleurs». Ils insistent sur «l’unicité de l’enseignement» qui doit être une prérogative de l’Etat. Il serait utile que les Tunisiens qui réfléchissent avec le ministre sur le futur de notre école lisent ce document. Ce texte n’a pas pris une ride même si aujourd’hui il n’est pas question de réformer notre système éducatif une fois pour toutes mais il importe de l’organiser afin qu’il puisse se transformer en permanence comme le dit Gilles Dowek, ancien professeur d’informatique à l’Ecole Polytechnique (France). «Nos connaissances s’enrichissent, se recomposent et se restructurent sans cesse : de nouveaux domaines apparaissent, d’autres fusionnent, d’autres encore voient leurs méthodes se métamorphoser radicalement », affirme Dowek. S’inspirant des difficultés rencontrées lors de l’introduction de l’enseignement de l’informatique en France, Dowek essaye d’esquisser les conditions d’un « système éducatif agile». «Tout homme appartient à deux ères», note Paul Valéry.
Education à la citoyenneté
A l’Université ou à l’école, l’apprenant a une occasion unique de s’améliorer sur tous les plans. Il n’y a pas que le diplôme, cette peau d’âne, ce bout de papier à décrocher, il y a l’acquisition d’un savoir critique qui nous sert, comme homme ou comme femme, à exercer un jugement critique, en toute indépendance. Ici perspective sociale et fonction universelle de l’instruction se rejoignent. Paul Valéry disait en 1935 : «Le diplôme donne à la société un fantôme de garantie, et aux diplômés des fantômes de droits. Le diplôme passe officiellement pour savoir : il garde toute sa vie ce brevet d’une science momentanée….Ce diplômé au nom de la loi est porté à croire qu’on lui doit quelque chose. Jamais convention plus néfaste à tout le monde, à l’Etat et aux individus (et, en particulier, à la culture) n’a été instituée». Bien des Tunisiens devraient méditer ces mots. L’éducation à la citoyenneté doit faire comprendre à l’élève que l’agent corrompu — bien que riche— n’a pas réussi mais qu’il ébranle le socle sur lequel se tient le pays ; que l’opulent trafiquant (commerce parallèle) n’a pas non plus réussi mais qu’il sape les fondements de l’économie nationale et donc le niveau de vie de ses compatriotes et que celui qui pratique un métier libéral et ne paye pas ses impôts ou triche avec l’administration fiscale n’est pas un bon citoyen: il ne saurait donc réclamer de l’Etat des routes, des écoles ou des hôpitaux corrects, lui que la nation a pourtant formé quasi gratuitement.
Espérons que les études en cours aux ministères de l’Education et de l’Enseignement supérieur auront un effet Midas (ce roi de la Grèce ancienne qui transforme en or tout ce qu’il touche) sur notre système éducatif et que le plomb actuel se transformera en métal précieux au bénéfice des générations montantes de notre pays…si elles récupèrent nos «traditions de travail et de précision», comme le dit M. Jelloul.
Mohamed Larbi Bouguerra