Disparition d’un Géant des Mathématiques et de la Tunisie: L’Avant et l’Après Abbès Bahri
Le 10 Janvier 2016 la communauté scientifique et mathématique perdait un de ses plus grands symboles, raflé par la maladie alors qu’il était au sommet de ses capacités et de son rendement. Abbès Bahri nous a quittés trop tôt, à l’âge de 61 ans, laissant le pays orphelin du plus grand génie scientifique de son histoire contemporaine. Nombreux hommages ont été rendus à Bahri à travers la presse nationale et internationale par ses plus proches collaborateurs, ses amis et ses étudiants.
Abbès Bahri a succombé à la maladie après une héroïque bataille qui a duré plusieurs années. En dépit des difficultés et des souffrances, il a continué à visiter la Tunisie depuis son université américaine au New-Jersey où il était installé. Il a continué à encadrer, à donner des cours et à militer avec beaucoup de sagacité pour le développement des mathématiques en Tunisie.
Abbès Bahri était une école. Ses prolifiques travaux, tout aussi profonds que féconds, couvrent un champ mathématique très large, touchant à la géométrie, l’analyse, les équations différentielles et la topologie. Ses étudiants à travers le monde continuent à faire porter l’aura d’un génie qui a éclos à l’école normale supérieure d’Ulm à Paris en 1974pour obtenir ensuite les prix Fermat et Langevin la même année en 1989.
Le génie mathématique est une denrée rare. Dans l’histoire, des noms comme Euler, Gauss, Hilbert, Ramanujan ou Grothendieck restent profondément ancrés dans le subconscient des mathématiciens et scientifiques. Ces génies avaient à la fois la force de construire les théories (theorybuilders) et la puissance technique pour résoudre les problèmes (problemsolvers). Les mathématiques sont d’une certaine manière la recherche de l’ordre et de la simplicité dans la complexité.
Le talent mathématique est également une question de flair. C’est savoir être là où il faut quand il faut. Sir Michael Atiyah, l’unique lauréat de la médaille Fields d’origine arabe, avait ce grand mérite de transformer en or ce qu’il touchait. En s’investissant dans la physique théorique, plus particulièrement dans ce qu’on nomme la théorie de jauge, Atiyah a pu déblayer de véritables pépites mathématiques qui ont été à l’origine des médailles Fields de Simon Donaldson (son étudiant) et Edward Witten (son disciple). Revisitant ces théories à travers ses propres sentiers, Bahri a pu dans ses tous derniers écrits, par un mélange extrêmement subtil de l’analyse et de la géométrie, éclaircir des pans entiers de ces travaux, les solidifier et les étendre. Dans un tout dernier tour de force mathématique, et juste avant sa tragique disparition, il a pu à lui seul décortiquer les centaines de pages de la démonstration récente de la fameuse conjecture de Poincaré, rédigée par une panoplie d’experts, déceler des insuffisances et les compléter. De l’avis de nombreux experts, nul autre n’aurait pu faire un tel travail de titan.
L’amour que portait Abbès Bahri pour sa patrie et sa passion pour les mathématiques étaient sans limite. La petite salle de cours emménagée dans sa maison à Salammbô dans la banlieue de Tunis était devenue une agora pour la jeunesse mathématique tunisienne qui s’y retrouvait pour baigner dans les idées du maître. Nombreux sont ceux qui ont poussé cette collaboration à faire le pèlerinage à Rutgers, chef-lieu de Abbès, où sa générosité mathématique et son enthousiasme continuaient à abreuvoir des générations de mathématiciens. Bahri passait rapidement du collègue au collaborateur, puis au grand frère.
Juste avant la disparition de Bahri, l’Institut Méditerranéen des Sciences Mathématiques (MIMS) a été en mesure d’organiser une conférence au mois de Mars dernier à Hammametà l’occasion de son soixantième anniversaire. Plusieurs de ses collègues et étudiants étaient présents, et comme s’il se savait bientôt partir, Abbès trouvait toujours l’occasion pour serrer tout un chacun dans ses bras(1).
Le Professeur Abbès Bahri appartient à ces grands hommes du Panthéon tunisien, qui àtravers l’histoire n’a cessé d’irriguer cette terre d’excellence et de lumière. Nous avons perdu Abbès mais nous ne devons pas perdre son message ni son école. Nous ne pouvons qu’espérer que s’engouffre dans la brèche qu’il a ouverte dans les sciences mathématiques toute une jeunesse Tunisienne et Maghrébine qui pourra porter son flambeau et perpétuer son excellence.
Bien sûr l’histoire mathématique n’est pas seulement l’histoire de génies isolés, c’est également la construction dans le temps d’un merveilleux édifice par une armée de mathématiciens qui balisent, clarifient, vérifient et développent. Les mathématiques sont une épopée humaine.
L’amour des mathématiques démarre à un jeune âge, à l’école et dans les bibliothèques, à la maison avec les parents ou en classe avec les maîtres, dans l’accompagnement des associations et à travers les olympiades et les concours. Comprendre les mathématiques est un don, les réussir demande de la passion et du travail.
L’Arbiniya de Abbès Bahrise tiendra ce Samedi 20 Février à la bibliothèque nationale (Salle Tahar Haddad) et elle incluraplusieurs hommages parses collègues, ses étudiants et sa famille.
Sadok Kallel
Directeur du MIMS
(Mediterranean Institute for the Mathematical Sciences)(2)
(1) Des photos de la dernière conférence en hommage à Abbès Bahrisont sur www.mims.tn
(2) Professeur à l’Université Américaine de Sharjah, Emirats Arabes Unis.